Quelque 40% des salariés se déclarent « d’accord ou tout à fait d’accord avec le fait qu’on leur demande une quantité de travail excessive »[1]. Selon l’enquête Parlons travail de la CFDT, seulement 30% des répondants disent avoir une charge de travail « correcte ». L’enjeu concerne la moitié des salariés, si l’on ajoute ceux qui se plaignent de sous-charge : 9,5% des salariés disent « éprouver toujours ou souvent de l’ennui durant leur travail »[2]. Que faire ? La scène du travail est complexe et intensive, dans un monde de services n’a pas l’unité de temps et de lieu que celle d’un monde industriel, artisanal, agricole ou primaire. En somme, « Les salariés sont à la fois plus mobiles, plus autonomes et plus contrôlés. Les prescriptions du travail, notamment les contraintes de rythme et de qualité, s’accentuent alors que le contenu du travail devient plus complexe » résume la dernière résolution CFDT (juin 2018). Les employeurs sont tenus de protéger la santé et la sécurité des salariés. Concernant la charge, elle est légalement qualifiée de « raisonnable »[3] pour une partie d’entre eux dont le temps de travail est difficile à borner. Mais plutôt que de réfléchir aux déterminants d’une charge raisonnable, il est demandé d’identifier les facteurs de surcharge et de corriger les situations de quantité déraisonnable de travail. Il y a donc un enjeu à promouvoir une approche globale d’une charge équilibrée, au-delà des risques et du mal-être. Cette régulation demande une solide capacité à écouter le travail et à partager sur l’activité à laquelle les acteurs de l’entreprise sont souvent peu acculturés.

Les premières études sur la charge datent alors que la désindustrialisation commence à peine. A la fin des années 1960 une majorité de salariés travaillent dans les industries du textile, de la sidérurgie, de l’automobile ou encore dans les mines. Le produit du travail est autrement plus physique, reconnaissable, matériel, donc discutable, qu’aujourd’hui. Nous travaillons désormais dans une économie essentiellement tertiaire, le secteur concernant plus de deux actifs sur trois. La tertiarisation ne signifie pas que le travail soit moins manuel - la moitié des actifs sont ouvriers ou employés assez peu qualifiés - mais que la finalité de l’activité est essentiellement de produire un service. Voilà qui repose la question de son sens : un service est abstrait et difficilement mesurable. La tertiarisation ne signifie pas non plus que le travail soit moins pénible. Elle a supprimé nombre de tâches mécaniques mais elle a créé d’autres formes d’usures. Se pencher sur la notion de charge, c’est étudier l’ensemble de ce qui pèse sur les individus afin d’améliorer leurs conditions de travail et d’identifier ce qui équilibre cette charge. L’évaluation passe par une analyse de la situation de travail dans son ensemble et en écoutant les personnes en tant que professionnelles. Le terme de « charge » est utilisé à l’origine dans le milieu médical. Les physiologistes étudient le fonctionnement de l’organisme, recherchent des mesures objectives sur ce que le travail fait au corps. De même, les notions de stress et de fatigue ont été empruntées à la psychologie et à la biologie. En substance, la charge de travail représente ce que demande le travail à une personne. On pressent donc qu’il faut regarder du côté des conditions de travail et d’emploi, mais également de l’activité elle-même ainsi que la façon dont la personne vit son engagement : « La charge comme caractéristique de la tâche, donc des obligations et contraintes qu’elle impose au travailleur, la charge comme conséquence pour le travailleur de l’exécution de cette charge »[4].

L’ergonomie francophone (du grec ergon, le travail au sens de l’œuvre et nomos, les règles) va ouvrir une école autour de l’analyse du travail en regardant la personne au travail comme acteur. Sa leçon fondamentale est la distinction entre charge demandée et charge vécue : « Le travail n’est jamais la simple réalisation de la tâche telle qu’elle est formulée par la prescription ; travailler impose toujours de prendre en charge des particularités de la situation que la hiérarchie n’est pas en état de percevoir »[5]. La situation que la personne rencontre est toujours particulière et c’est en face de ces particularités que se déploie sa contribution propre : « Le travail passe par un engagement du corps. Le travail implique un investissement charnel. Au sens strict, les agents donnent chair à la prescription »[6]. Ecouter la personne au travail, c’est donc admettre la subjectivisation. Car même s’il n’y a pas de performance économique qui ne soit collective - chacun a besoin de l’autre et d’un système pour accomplir son rôle -, travailler, c’est « mettre du sien ».[7].

Trois postulats sont issus de cette approche. Il est proposé de renoncer à une mesure objective car il y a trop de paramètres en jeu dans un système et trop de différences entre les individus. Le deuxième postulat est l’inutilité de séparer la charge physique et la charge mentale. L’approche ergonomique regarde l’homme au travail dans son ensemble. Enfin, on ne saurait donc analyser la charge de travail d’un salarié sans la contextualiser dans une organisation et la situer dans un périmètre large de ce que nous appelons les conditions du travail. L’organisation de l’activité est à la fois prescriptive et allocative de ressources : la charge de travail relève d’une construction organisationnelle. L’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), dont la création en 1973 est liée avec le projet d’une évaluation de la charge, retient cette approche[8]. Ses méthodes ont irrigué de nombreux travaux d’acteurs. Dans son sillage, citons pour leur singularité et leur pérennité ceux de la CFDT Cadres à l’époque de l’aménagement et la réduction du temps de travail. A partir des années 2000, elle proposa autour des travaux d’Yves Lasfargue des formations pour comprendre, mesurer, voire maîtriser sa charge de travail. Elles insistent sur une analyse mêlant « la manière de travailler », « la répartition du temps » et le niveau de charge ressentie que les Québécois nomment « ergostressie ». Il s’agit d’identifier pour les facteurs liés au poste de travail, à son organisation, à l’ambiance générale et les facteurs extraprofessionnels le ressenti en termes de fatigue physique, de stress et de plaisir. L’exemple des salariés au forfait jour, pour lesquels l’employeur est tenu d’organiser un entretien portant notamment sur les conditions d’activité et sa charge de travail illustre l’importance de l’échange. La régulation de la charge passe par des échanges sur le travail.

Nous avons établi une grille de lecture, un panel identifiant les nombreux facteurs déterminants la charge. En résumé, il s’agit de l’activité (quoi, quand, comment : le poste de travail, les missions, la vie quotidienne...), de son environnement (où se fait le travail et plus largement à quelles conditions : environnement statutaire, collectif, organisationnel), l’autonomie professionnelle (marges de manœuvre, identité professionnelle, sens et finalité du travail), le poids du hors-travail (vie personnelle, santé, charge familiale) ainsi que l’expression et la parole (dialogue professionnel, espaces de partage, droit d’expression).

Car la question est : quand et comment les salariés peuvent-ils évoquer tout cela sereinement ? En théorie, de nombreux espaces leur offrent des opportunités d’expression et de discussion : dans les processus de management (réunion d’équipe, groupe projet), de dialogue social, de développement professionnel (session de formation, groupe d’analyse de pratiques), dans des espaces informels de vie au quotidien (pause-café, cantine), etc[9]... L’intensification des conditions d’emploi - parcellisation des tâches, contrôle de l’activité, pression financière… - et le déplacement d’un management du travail vers l’individu impliquent d’instituer une parole et des échanges de qualité. Or, l’intensification même du travail qu’ont connu les organisations ces dernières années a supprimé nombre d’espaces naturels où les acteurs pouvaient réguler le travail. La mise en débat de l’activité prescrite ne s’impose pas en soi au sein des organisations productives alors même que la complexité impose de démultiplier les échanges. Il a part ailleurs été souligné le paradoxe d’une communication devenue omniprésente dans le travail contemporain qui se distingue d’une mise en discussion du travail lui-même[10]. Nous sommes gavés d’informations et de capacités à informer mais, pour rappeler cet adage classique, informer n’est pas communiquer. Des professionnels de la communication interne reconnaissent que « dans les faits, il n’y a parfois plus grand monde pour parler avec les salariés du travail, ce alors que depuis les années 1980, la part prise par la communication dans le travail a notablement progressé »[11] parce que le travail est de moins en moins une succession d’opérations d’exécution sous contrôle, car il doit répondre à des événements, des aléas, des imprévus en beaucoup plus grand nombre. Sans compter le poids la parole et des outils de communication pour faire adhérer le personnel au projet de l’entreprise. En somme : « Jamais probablement autant d’information n’a été disponible et n’a circulé dans les organisations et, dans le même temps, jamais l’on a eu moins de temps pour parler du travail… »[12]. Même un contexte favorisant les échanges et la circulation de la parole, un management plutôt coopératif ne suffit pas, comme nous avons pu le constater dans notre travail d’études et de recherche. De même, les espaces institués de dialogue professionnel ont-ils pu décevoir. Combien d’entreprises aujourd’hui disposent d’espaces prévus par accord sur la qualité de vie au travail ? Combien de militants ont-ils été déçus par le niveau des échanges sur l’aménagement du temps de travail à la fin des années 1990 ? Combien ont été surpris par le détournement de l’esprit des lois Auroux en « cercles de qualité » dans les années 1980 ? Les « espaces d’expression » inventés régulièrement pour faire face aux insuffisances des échanges informels (ou au contraire d’instances trop formelles) ne s’imposent pas facilement. Il faut dire que l’organisation du travail demeure une prérogative de l’employeur. Pourquoi discuter si on ne peut peser, négocier, confronter les logiques ?

Des études ont montré pourtant que la construction de la santé au travail dépend de la qualité des « dynamiques communicationnelles »[13] autour du travail. Celles-ci apparaissent comme un élément susceptible d’alimenter un « cercle vertueux » de mise en visibilité de l’activité, d’explicitation des contraintes et de fabrique de compromis d’action collective. Elles confirment que l’émergence de telles dynamiques n’est en rien spontanée. Les salariés ont pourtant besoin de réagir à ce qui est demandé, d’exposer sur la façon dont chacun accueille et s’ajuste avec les objectifs. Chaque professionnel n’a-t-il d’avis légitime sur le niveau de qualité requise ?

A défaut, les tensions se déplacent du terrain professionnel aux relations personnelles, elles se jouent dans des détails et des non-dits, plus ou moins à distance de l’activité, un peu comme la série Caméra café des années 2000 qui penchait avec humour du côté du banal, de l’ordinaire du quotidien. Le travail, en tant qu’activité, y est quasi absent. Une parole spontanée au travail semble également proche des récits de vie tels que l’on peut en lire à partir de différents projets éditoriaux de démocratie narrative (le site Raconter le travail ou la coopérative Dire le travail). De même, la fiction propose des images très convaincantes (Les Invisibles, La Loi du marché, par exemple), montrant la diversité de l’engagement des personnes et le contexte de l’activité. Les salariés laissent à voir et parlent de ce qu’ils ont à faire mais ils décrivent peu ce qu’ils font, ce qu’ils déploient comme compétences, et analysent peu ce qu’ils ressentent.

L’ergonomie rappelle qu’il est en effet difficile de parler de son travail, de parler de soi en tant qu’acteur se démêlant avec le contexte et les contraintes. C’est d’autant plus difficile que l’activité aujourd’hui consiste à produire le plus souvent quelque chose qui ne se voit pas, ou mal. Mais qui fait l’objet d’une comptabilité précise, d’une valorisation chiffrée, sur-chiffrée dirons certains, qui évoquent un travail devenu « invisible » sous la gabegie des indicateurs de gestion. Ceux-ci illustrent des organisations productives dans lesquelles l’engagement dans le travail et la qualité de celui-ci ne sont pas suffisamment vus, appréciés, discutés, évalués, reconnus. C’est paradoxal, car la scène du travail fourmille d’informations, de flux de renseignements, d’injonctions à faire et à comprendre. Travailler implique de se parler tant les résultats sont attendus dans des délais courts et les acteurs sont devenus multiples. Travailler implique de coopérer dans des organisations complexes, plutôt instables, parfois fragiles.

La mise en débat de l’activité prescrite ne s’impose  donc pas en soi au sein des organisations productives. Une parole sur le travail se construit, se décide, s’institue, sous peine de n’être qu’une parole au travail. Pour parler du travail, il ne suffit pas de parler au travail mais de discuter du travail, voire de travailler par la discussion. La mise en discussion du travail ne s’improvise pas non plus. Qui ne s’est pas plaint d’entretiens d’évaluation bâclés, de réunions interminables et inutiles, de conversations stériles, de non-dits blessants, d’un trop-plein de mails, d’un problème récurrent mais ignoré, de manque de reconnaissance pour un travail fait ? La communication dans le travail demeure un horizon exigeant. A contrario, quand les débats sur le travail sont organisés, les acteurs puisent des marges de manœuvres et de la créativité[14]. La parole au travail doit être une parole qui s’incarne dans et par le travail. Donner la parole au travail, c’est se plonger dans le grand écart entre le prescrit et le réel, entre l’imaginé et les gestes, entre le virtuel et le livrable. C’est partager comment chacun juge ce qui est demandé et entend faire avec ce qui est demandé : comment il s’engage par rapport à la prescription, comment il juge la qualité de ce qui doit être fait, rendu.

La régulation de la charge personnelle et collective passe par une écoute active : questionner l’activité et ce qui rend la charge supportable, identifier ce qui fait ressource ; demander le jugement que chacun a sur l’équilibre entre ce qui pèse et ce qui nourrit (la confiance et le collectif, la sécurité de l’emploi, la progression professionnelle, l’identification et la reconnaissance du travail…). Les ressorts de la motivation sont relatifs à la personne. Une large majorité des salariés ont besoin avant tout d’un travail qui a du sens et de partager celui-ci au sein de l’équipe, dans le quotidien. C’est au management de proximité, au niveau de l’équipe au quotidien, de donner corps à un débat récurent sur la qualité du travail, épaulés par les responsables des ressources humaines et des représentants du personnel. Les milieux professionnels ont un intérêt à sensibiliser leurs acteurs supports aux pratiques d’analyse des organisations et de l’activité. Le management passe par un travail de discussion sur l’activité.

[1] Dares « L’enquête Conditions de travail – Risques psychosociaux de 2016 concernant l’autonomie des salariés », Synthèse Stat’ n°26, avril 2019

[2] Ibid.

[3] Article L. 3121-60 et suivants du code du Travail.

[4] J. Leplat, « Les facteurs déterminants la charge de travail – Rapport introductif », in Le travail humain, tome 40, n° 2, 1977

[5] Ph. Davezies « Enjeux, difficultés et modalités de l’expression sur le travail : point de vue de la clinique médicale du travail », in Perspectives sur le travail et la santé n°4, 2012

[6] Ph. Davezies,  « Charge de travail et enjeux de santé », Anact, sept. 2001

[7] F. Daniellou, « Agir sur l’intensification du travail », in L. Vogel, S. Volkoof (ss. dir.), Les Risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner, La Découverte, 2015

[8] A lire : Th. Rousseau, « Charge de travail : un mode opératoire pour soutenir la qualité de vie au travail ? », in La Revue des conditions de travail n°7, Anact, décembre 2017

[9] Anact, « Dix Questions sur les espaces de discussion », 2015

[10] N. d’Almeida, « Communication et changement de paradigme », in Les Promesses de la communication. La force de la parole dans la communication d’entreprise, PUF, 2012

[11] Afci, « Parole au travail et parole sur le travail. Travailler, c’est régler des problèmes et parler ensemble. Livre blanc », juin 2017

[12] M. Detchessahar, G. Minguet, « Santé au travail : l’enjeu du management », in M. Gollac, Risques du travail, la santé négociée, La Découverte, 2012

[13] Ibid.

[14] Voir notre dossier « Le travail en débat », Cadres n°468, mars 2016