Le rapport au réel est au cœur de toute entreprise de représentation filmique d'un milieu socio-professionnel. S'agit-il dans Un autre monde de donner la représentation la plus conforme possible de la réalité de la vie et du travail d'un cadre en entreprise et des conséquences morales et sociales de ses décisions ?

Stéphane Brizé. Un film est presque systématiquement une représentation du réel. Il s’en nourrit a minima et il s’arrange parfois plus ou moins avec ces contraintes de ce réel. Car une part de celui-ci peut ne pas être très pratique, pas très sexy, pas très intéressante pour la dramaturgie du film. Dans mon expérience personnelle, le réel est mon socle d’inspiration. Je n’ai jamais travaillé en entreprise, je n’ai jamais organisé ou subi de plans sociaux, je n’ai jamais reçu d’ordres d’une hiérarchie pas plus que je n’ai été cadre ou ouvrier. La moindre des choses que je me dois donc de faire lorsque j’écris un film, c’est de bien me documenter sur l’endroit du monde où j’inscris mes histoires. Mais très largement autant par honnêteté vis-à-vis des gens qui sont représentés que par pur pragmatisme.

Je passe des heures à rencontrer des salariés qui ont vécu des choses qui s’approchent de celles dont je veux témoigner. Et ce qu’on me raconte est tellement plus intéressant que ce qui pourrait sortir de mon cerveau. Alors je me nourris de tout ce réel et je crée ensuite de la dramaturgie, j’invente des enjeux, je fabrique de la tension et des rebondissements. Ça c’est mon travail de scénariste. Et ce que je suis obligé de constater, c’est un étonnant paradoxe : c’est que pour que ma fiction ait l’air vraie, il faut régulièrement que je baisse le curseur du réel, que ce que je montre à l’écran soit en deçà de ce qui s’est vraiment passé dans la vie des gens qui me rapportent leur histoire.

Dans la mesure où le travail du cadre est souvent une production invisible, était-il plus difficile de filmer ce travail, par rapport à celui des personnages de vos deux précédents films sur le monde du travail (La Loi du marché et En guerre) ?

S.B. Quel que soit ce que vous avez à filmer, il faut fabriquer des enjeux forts, des antagonismes puissants et clairs. C’est cela qui rend les situations intéressantes sur le papier. Parce que si une situation est facile à gérer par tout le monde, il n’y a pas de film. On ne fabrique des histoires qu’avec des trains qui arrivent en retard. Il s’est alors agi en l’occurrence de rendre digeste et compréhensible un matériau a priori pas hyper glamour. Parce que c’est vrai qu’une réunion de cadre d’une entreprise de sous-traitance dans l’électroménager, sur le papier, ça ne vend pas forcément du rêve. Et pourtant la situation que vit le directeur de site industriel que je mets en scène est passionnante. Parce que l’injonction qu’il reçoit de la part de sa direction ne fait plus guère sens pour lui et qu’il est écrasé par l’anxiété de devoir résoudre depuis des années des problèmes qui ont de moins en moins de solutions.

Evidemment, il n’y a pas de machines à filmer, le geste de travail n’est pas spectaculaire, le lieu même du travail - un bureau ou une salle de réunion - n’est pas forcément très intéressant. Il ne reste que la nécessité de fabriquer des enjeux dramatiques les plus forts possible pour rendre passionnant une discussion d’hommes et de femmes autour d’une table. C’est donc avant tout une immense question « scénaristique ». Et puis viennent ensuite la mise en scène et la nécessité de traduire encore plus intensément la sensation ressentie par le personnage d’être pris dans en étau.

On comprend dans Un autre monde que le capitalisme broie ses propres cadres. Était-ce un pari risqué de représenter la souffrance d'une partie de la population jugée privilégiée sur un plan économique et social ? Comment avez-vous réussi à faire adhérer le spectateur à cette démarche ?

S.B. Les cadres ne sont pas ou sont peu représentés à l’écran. Et lorsqu’ils le sont, ils incarnent bien souvent les « méchants » de l’histoire. C’est normal, c’est une partie de ceux-ci qui portent l’injonction de la casse sociale lorsqu’un film en rend compte. Philippe Lemesle, le personnage principal du film, est de ceux-là. Il évolue à l'endroit victorieux de notre civilisation moderne, le lieu de la méritocratie, le lieu de ce qu'on appelle classiquement « une belle réussite ». Comment dire que l'on a mal quand on fait partie de l'élite sociale ? Se plaindre serait à la fois indécent au regard des plus modestes en même temps que le signe d'une faiblesse. Sentiment insupportable au regard de ses pairs. Sentiment insupportable au regard de soi-même.

A cet endroit du monde, on ne peut pas, on ne doit pas être fragile. Interdit sous peine de déclassement et de remplacement par un plus jeune et plus dynamique que soi ou un autre qui ne discuterait pas ce qu'on lui demande de faire. Un endroit du monde de grande solitude où l'on n'a peut-être plus le choix. C'est la question de la liberté personnelle qui est aussi abordée. Avec Olivier Gorce, mon co-scénariste, nous avons voulu rendre compte des conséquences du travail de ceux qui sont considérés comme le bras armé de l'entreprise mais qui sont simplement des individus pris entre le marteau et l'enclume dans un système où le désengagement de l’état a transformé le capitalisme en machine folle pour tous les acteurs du système.