Les deux notions sont inséparables : à moins de postuler l’existence d’une sphère politique immanente et autonome par rapport aux enjeux sociaux, la liberté d’expression s’inscrit avant tout dans des collectifs humains concrets. En ce sens, le monde du travail est une instance décisive dans l’application concrète de cette liberté d’expression. Sans cela, le risque est grand de la voir devenir un slogan complètement déconnecté de la réalité : le mode de fonctionnement des syndicats dans les anciens régimes communistes fournit un bon exemple d’une telle situation.

Au diapason de la CFDT, l’UCC a donc toujours placé la liberté d’expression au cœur de ses revendications, faisant référence à une démarche « citoyenne ». Ce terme est symbolique des positions de la CFDT, puisqu’il révèle à lui seul la porosité des frontières qu’elle établit entre la démocratie au sein de l’entreprise et celle du système politique.

L’engagement de l’UCC sur ce thème est pourtant loin d’aller de soi. La question de la liberté d’expression des cadres est en effet bien plus problématique que pour d’autres catégories : salariés occupant des fonctions de direction, ils sont soumis à un certain nombre de restrictions (devoir de loyauté, de réserve). Leur position particulière leur confère davantage de responsabilité et d’accès aux informations stratégiques, ce qui accentue les pressions pesant sur eux et fait de leur liberté d’expression un enjeu fondamental de la démocratie dans l’entreprise.

Les évolutions de l’UCC

Alors que la liberté d’expression est comprise dans les années 1970 comme une liberté collective, elle tend à s’individualiser au cours des années qui suivent.

Dans les années qui suivent la création de l’UCC (1967), le discours sur ce thème est emblématique des difficultés à faire reconnaître la spécificité des cadres dans l’ensemble du salariat. Lorsqu’il est fait allusion à l’expression des cadres, c’est le plus souvent pour déplorer leur alignement sur les positions patronales, et pour regretter qu’ils ne participent pas aux actions collectives. Pour l’UCC, l’expression des cadres est donc entravée par un ensemble de facteurs, dont un bon nombre peuvent être interprétés comme d’origine culturelle (l’enseignement reçu, les origines sociales, l’idéologie du milieu…). Comme l’écrit Daniel Croquette en 1976 : « l’autocensure n’en reste pas moins un fait constant dans la vie des cadres, comme d’ailleurs l’ambiance de secret et de soupçon qui s’ensuit »1. Dans ces conditions, la seule manière de contourner ces obstacles est de favoriser l’émergence d’une parole collective. Le rapport d’orientation du congrès de 1969 est à cet égard explicite : « il ne suffit pas dans une entreprise d’être invité à s’exprimer sur ses préférences, pour contribuer à infléchir une évolution spontanée ou voulue par d’autres. Les «contraintes» résultant de l’environnement économique et politique réduisent à très peu de choses les possibilités de manœuvres d’un cadre. Aussi, étant donné leur ampleur, les problèmes posés ne peuvent pas trouver une amorce de solution dans une action individuelle. Il ne reste que la solution d’une pression collective »2.

Ce primat de la parole collective va de pair avec un renforcement des pouvoirs syndicaux. Dès lors, il est cohérent pour l’UCC de considérer que la défense de la liberté d’expression passe par la défense des droits syndicaux : le chapitre intitulé « Défendre la liberté d’expression » du rapport d’orientation du congrès de 1969 fait uniquement référence aux atteintes à ces droits.

Au début des années 1970, l’idée qu’un cadre puisse s’exprimer à titre individuel est complètement marginale, lorsqu’elle n’est pas combattue. L’accent est mis sur les institutions qui permettent aux salariés de s’exprimer collectivement, comme le comité d’entreprise (CE) et le comité d’hygiène et de sécurité (CHS). Certains droits sont détachés des individus, pour être confiées à ces institutions : le droit d’intervention par exemple (droit d’arrêter une installation qui présente des dangers) devrait être, pour les dirigeants de l’UCC, l’apanage des membres du CHS (il est vrai qu’à cette époque, cette compétence ne lui est pas reconnue). Cela correspond à l’esprit général qui règne alors : le salariat en tant que groupe est paré de toutes les vertus alors que les actions individuelles sont suspectées de vouloir remettre en cause cette alliance organique entre les différentes couches du salariat.

Au cours des années 1970, quelques changements s’esquissent. L’abandon du discours autogestionnaire et anticapitaliste s’accompagne d’une redéfinition de la place du syndicalisme : si ce dernier est toujours le garant de l’expression de tous les cadres, c’est au nom d’une vision réaliste (la difficulté pour les cadres de pouvoir s’exprimer librement), et non plus de ses prétendues potentialités transformatrices. Un article paru dans Cadres CFDT en 1978 symbolise une telle évolution : « l’action syndicale reste en définitive le seul recours, bien souvent la seule possibilité pour les salariés de s’exprimer dans l’entreprise. Quelles que soient les difficultés rencontrées, la section syndicale est ce lieu de liberté, ce lieu où il est possible d’engager une réflexion collective avec ceux qui sont placés dans les mêmes conditions ou vivent dans la même entreprise »3.

C’est à cette période que s’amorce une réflexion en profondeur sur la situation particulière des cadres au regard de cette liberté d’expression. En effet, il apparaît de plus en plus nécessaire de prendre en compte un certain nombre de spécificités de la fonction cadre. Ces discussions prennent une tournure systématique lors de la campagne de 1977 intitulée « Ingénieurs et cadres, pour quel travail ? » En particulier, la commission chargée des enjeux de sécurité au travail aborde frontalement la question de la responsabilité des cadres lors d’accidents du travail. Les participants reconnaissent que selon le type de fonctions et la place dans la hiérarchie, la responsabilité des cadres peut être clairement engagée. Dès lors, il leur semble indispensable d’élargir le champ de la liberté d’expression et de subordonner le devoir de loyauté et de réserve à l’exercice de la « clause de conscience » et du droit d’intervention. La revendication de ces deux droits implique que la dimension individuelle de la liberté d’expression est, pour la première fois, officiellement reconnue.

Cependant, la priorité reste la liberté d’expression collective, et les cadres reprennent à leur compte la revendication de la CFDT de réserver 1% des heures travaillées pour débattre « au niveau le plus proche des travailleurs de l’organisation et des conditions de travail ». De sorte qu’à la fin des années 1970, on peut ainsi lire dans Cadres CFDT : « des dispositions de protection individuelle sont nécessaires, mais elles ne sauraient masquer la nécessité de la lutte collective. Le risque existe de voir certains s’attacher seulement à la liberté de s’exprimer en tant qu’individu »4.

Le tournant des lois Auroux

Au début des années 1980, le « droit d’expression » devient un leitmotiv à l’UCC, et plus généralement à la CFDT. Les lois sociales de 1982 (lois Auroux) concrétisent un certain nombre de revendications de longue date de la CFDT. L’UCC se félicite de ces droits nouveaux : « le droit à l’expression directe et collective des salariés sur leur travail représente pour la CFDT un point de départ sans précédent pour une véritable citoyenneté des travailleurs dans l’entreprise »5. A la différence de la CFE-CGC, l’UCC ne craint pas l’apparition d’une « hiérarchie parallèle » qui court-circuiterait l’autorité des cadres. Dès le début, elle pointe au contraire leur responsabilité particulière dans la réussite des groupes d’expression : « devant cet ensemble de disposition formelles, les salariés des grandes et moyennes entreprises sont réservés, craignant de se «faire avoir» ; la maîtrise attend des directives et s’interroge sur son rôle exact dans le fonctionnement des groupes. Il revient donc aux cadres dans leur secteur de responsabilité, sans attendre que la direction le leur demande explicitement, de stimuler une dynamique d’expression du personnel »6. Il est intéressant de noter que ces préconisations ne concernent pas l’expression propre des cadres : ceux-ci sont considérés comme des « animateurs » ayant pour but de favoriser l’émergence d’une liberté de parole aux échelons inférieurs de la hiérarchie. Ainsi, la création de groupes d’expression propres aux ingénieurs et cadres (puisqu’ils sont exclus des groupes prévus par la loi) n’est pas, et de loin, la principale revendication.

Pour les dirigeants de l’UCC, il est primordial, dans un premier temps, de « faire réussir » le droit d’expression7. Les stages de formation organisés conjointement par l’UCC et le CREAC (Centre de recherche et d’étude sur l’adaptabilité des cadres) pour familiariser les cadres à ces nouveaux droits se situent dans cette droite ligne : « les buts essentiels du stage sont de donner aux cadres les moyens d’assurer leur expression propre et de les faire accéder pour leur part, au rôle de «pilotes» et de gestionnaires de l’expression des salariés, dans le contexte d’un engagement de développement social en prise avec leur engagement professionnel. On peut donc considérer que le travail pendant le stage a deux objectifs, qu’il ne faudrait pas hésiter à hiérarchiser, et qui seraient : 1) l’intervention des cadres dans l’expression des salariés (objectif intransitif) et 2) l’expression propre des cadres (objectif transitif) ».

Dès le milieu des années 1980, l’échec est patent. L’espoir placé dans les groupes d’expression est retombé, devant le faible taux de concrétisation de ces nouveaux droits. Pour l’UCC, la déception provient avant tout de la faible implication des cadres dans les groupes d’expression des salariés et des cadres (bien que 12% des accords signés depuis la mise en place des lois prévoient des groupes d’expression spécifiques de cadres et d’agents de maîtrise, aucune trace n’apparaît dans les bilans adressés par les entreprises au ministère du Travail). Le constat du groupe « Experts » de l’UCC en 1985 est sans appel : « les cadres hiérarchiques apparaissent coincés et peu «moteur» par rapport au processus d’expression et d’implication du personnel, ils perçoivent mal un enjeu pour eux-mêmes ou pour l’entreprise, ils ne savent pas parler aux autres et entre-eux »… Comme le résume Pierre Tarrière8, en matière de droit d’expression, on se trouve alors au milieu du gué.

Les années 1980 prennent fin en laissant un goût amer. Le groupe de travail confédéral « Paroles » (Programme d’Analyse, de Recherche et d’Observation sur la Liberté d’Expression des Salariés), auquel participe Daniel Croquette, s’éteint en 1989. Il faut attendre 1992, et l’élaboration d’une Charte des libertés des cadres en entreprise, pour que la question de la liberté d’expression des cadres refasse surface. Celle-ci concerne avant tout les aspects liés au recrutement des cadres, mais s’attache également à refaire le point sur les limites imposées à la libre parole des cadres. Un « véritable droit à l’initiative », « la liberté d’expression sans conséquence pour les évolutions de salaires ou de carrières » et la clause de conscience sont autant de revendications présentes dans cette charte. En revanche, il n’est trace nulle part d’une analyse plus profonde des conditions effectives de tels droits.

Une liberté à garantir

Avec le passage au nouveau millénaire, la CFDT Cadres décide de s’attaquer frontalement à de telles questions car, au-delà des positions de principe, il est nécessaire de délimiter soigneusement le périmètre de la liberté d’expression pour faire avancer avec d’autant plus de force les axes revendicatifs. Dans la lignée du congrès de 2001 qui prône l’affirmation de la citoyenneté dans l’entreprise, l’accent est placé sur les questions de responsabilité, de déontologie et d’éthique des cadres. A première vue, cette thématique est étrangère à celle de la liberté d’expression. Mais il apparaît immédiatement qu’il est impossible de mettre en jeu ses responsabilités particulières au sein de l’entreprise (responsabilités qui peuvent mener les cadres devant les tribunaux) sans disposer des moyens adéquats.

C’est pourquoi la CFDT Cadres revient sur la question du droit à la parole et du droit d’opposition, et demande la reconnaissance explicite d’un droit d’initiative, « droit réel à la parole, pouvant aller, dans certaines situations, jusqu’au droit d’opposition, droit de «dire non», voire «devoir de désobéissance»9 dès lors qu’un ordre hiérarchique serait contraire aux pratiques légalement admises » (sur le modèle de ce qui peut exister dans la fonction publique). L’articulation entre responsabilité sociale des cadres et liberté d’expression est fondamentale : comme le souligne François Fayol, secrétaire général depuis 2001, « le droit d’opposition est la contrepartie de la responsabilité, demandée par les entreprises et revendiquée par les cadres »10. Cette revendication devient une priorité majeure de la CFDT Cadres au cours des années qui suivent. Le syndicat interroge les modalités précises de tels droits, en gardant à l’esprit que les cadres sont soumis à des obligations particulières. Le devoir de loyauté et l’abus figurent parmi les principales restrictions à cette liberté d’expression. Promouvoir la parole des cadres, demande alors de respecter la spécificité de la fonction au regard du droit social.

L’idée d’une responsabilité sociale des cadres, si elle renvoie effectivement à l’existence d’intérêts propres au groupe, induit une forte individualisation des revendications en matière de liberté d’expression. L’importance donnée à la question de l’éthique des cadres et de leur déontologie vient confirmer cette tendance. Certes, les solutions envisagées s’adressent à l’ensemble des cadres : pour « lutter contre le mutisme », « la tactique gagnant-gagnant que l’on nous enseigne ne marche pas seulement avec des individualités mais avec un groupe »11. Toutefois, l’époque où le syndicat prétendait représenter à lui seul la voix des salariés est bien révolue. La CFDT Cadres s’intéresse dorénavant aussi à la situation des cadres isolés et aux non-syndiqués. C’est tout l’enjeu de la réflexion autour des donneurs d’alerte, qui se poursuit depuis quelques années. Ce terme désigne les cadres qui prennent individuellement l’initiative de dénoncer des pratiques réprouvables. Quelles garanties peut-on apporter afin que de telles initiatives ne nuisent pas à ceux qui les ont provoquées ? Le congrès de 2005 a réaffirmé l’importance de ces questions, et les groupes de travail mis en place dans les mois qui ont suivi ont été chargés d’élaborer des procédures pragmatiques pour « accueillir ceux qui s’interrogent ou rencontrent des difficultés dans la mise en œuvre de leur liberté d’expression et de leur droit d’alerte ». La réflexion aboutit en 2007 à la déclinaison de cinq droits pour garantir et protéger la liberté d’expression : le droit de parole (reconnaître la liberté d’expression), le droit d’intervention (reconnaître la capacité d’initiative), le droit d’alerte (organiser un système d’alerte professionnelle), le droit d’opposition (permettre le retrait d’une situation difficile) et enfin le droit à démission légitime (permettre le retrait de l’entreprise).

En 2007 comme en 1967, l’engagement de la CFDT et de son union confédérale des cadres en faveur de la liberté d’expression ne fait aucun doute. A la différence d’autres organisations, la CFDT Cadres a toujours fait de celle-ci l’un de ses principaux axes revendicatifs, à tel point qu’il n’est pas sans doute pas exagéré d’y voir le trait le plus caractéristique de son identité. En phase avec les évolutions du syndicalisme et des cadres (l’enquête Travail en questions de 2002 a révélé à quel point les cadres subissaient les décisions plus qu’ils n’en assumaient la responsabilité), la CFDT Cadres a, depuis 40 ans, provoqué et accompagné les évolutions sur ce thème.

1 : Cadres CFDT, n° 275, sept.-oct. 1976

2 : Rapport d’orientation présenté par Pierre Houdenot, 1969

3 : Cadres CFDT, n°284, août 1978

4 : Idem

5 : Cadres CFDT, n° 309, juin-août 1983

6 : Id. n° 309

7 : En 1982, l’UCC lance une campagne « Pour que réussisse le droit d’expression »

8 : Cadres CFDT, n°320, novembre 1985

9 : Résolution générale du 11e congrès, avril 2001, paragraphe 3.4.3

10 : Actes de la session du Conseil national des 15 et 16 mai 2003, ouverture des travaux

11 : Compte-rendu de l’atelier « régulations individuelles et collectives, prise en charge syndicale » du Conseil national de 2003