Octobre 1999. Le projet de «deuxième loi 35 heures» est débattu au Parlement, la consultation publique sur le «futur projet de loi société de l'information» est lancé sur le site gouvernemental Internet1.

Le rapprochement n'est ni aléatoire ni vain. Le temps et l'information, à travers l'un et l'autre l'organisation productive, sont bien légitimement au centre du débat social.

De colloque en université d’été, du Premier ministre aux sociologues, des quotidiens aux revues, Internet est devenu un sujet récurrent.

Mais les choses évoluent si vite que tout ce qu'on écrit est dépassé avant même d'avoir quitté l'imprimerie (ou presque...).

Il nous a néanmoins semblé qu'il était possible de contribuer à une réflexion syndicale sur la Toile mondiale et les réseaux locaux, car leur développement a des conséquences fortes en trois domaines qui nous concernent : le lien social, l'économie, la façon de travailler.

Citoyen internaute ?

Internet est-il une agora à l’échelle mondiale facteur de démocratie ou le moyen privilégié de constitution de tribus géographiquement dispersées et idéologiquement proches ?

Si la vision d'une communauté mondiale des internautes est totalement irréaliste, des communautés préexistantes savent se servir d'Internet pour se renforcer (des Bretons expatriés qui gardent le contact avec la vie de leur région) et des communautés nouvelles peuvent se créer (des journalistes francophones qui échangent sur leur métier) ou des spécialistes du Trifolium repens.

Il est sûr qu'Internet est un formidable outil de communication qui apporte un changement qualitatif, comme les chemins de fer et la radio l'ont fait à leur époque et l'imprimerie en son temps. D'ailleurs, le fait que les Etats et les organisations autoritaires se méfient d'Internet n'est pas sans rappeler l'attitude de l'Eglise de la Contre-Réforme refusant que les fidèles lisent la Bible sans intermédiaire.

Il reste que les usages de cet outil ne sont pas prédéterminés et que certainement certains nous surprendront.

La vie locale peut trouver un nouvel élan grâce à Internet. De nombreuses associations de quartier ou municipalités ont créé de vrais forums qui permettent aux citoyens de prendre la parole. En Polynésie française, la mise en réseau rompt l'isolement insulaire2.

On ne peut quitter le sujet du lien social et de la citoyenneté sans évoquer le thème de la délinquance et du sabotage.

Le phénomènes des « hackers », ces pirates qui s’introduisent dans les disques durs pour y modifier les données est quelque chose de très curieux. Il y a là à la fois de l’escroquerie, de l’espionnage industriel, de la volonté de nuire et de l’acte gratuit. Et que cherchent les fabricants de virus ?Se prouver leur propre puissance en nuisant au maximum de gens ?

Une cyber économie capitaliste

On a voulu croire - ou faire croire - que la gratuité était un principe sur Internet (une fois payé l'ordinateur et la ligne téléphonique quand même, ainsi que les logiciels pour le commun des mortels (tout le monde ne manie pas Linux aussi facilement que Windows).

On y a même vu les débuts d'un contre modèle économique plus ou moins anarcho-individualiste et basé sur la mise à disposition gratuite.

Si beaucoup de choses sont gratuites sur la Toile, il en est de même ailleurs : personne ne s'émerveille de recevoir le journal municipal, des propositions immobilières et la liste de «bonnes affaires» du supermarché local dans sa boîte aux lettres et les journaux gratuits n'étonnent plus personne.

Quand au « e-business », ce n'est jamais qu'une forme de commercialisation parmi d'autres, à côté de la vente directe et par correspondance. Ajoutons qu'il y a près de vingt ans qu'elle est pratiquée en France par le biais du Minitel. On nous promet pour bientôt le réfrigérateur qui gère les stocks et passe les commandes sur le site de notre épicier quand il n'y a plus de yaourts. Cela nous fera peut-être gagner du temps mais aussi nous dépossédera d'un espace de liberté dans la gestion de la vie quotidienne.

« Toute l'activité économique va être modifiée par Internet » affirme l'ambassadeur des Etats-Unis en France3 .

La cyber économie ne ressemblera sûrement pas dans cinq ans à ce que, nous pouvons imaginer aujourd'hui. L'arrivée des canaux à Haut débit, en permettant la transmission instantanée de l'image animée et du son, aura sans nul doute des conséquences fortes sur la télévision mais aussi dans des domaines plus variés. Elle sera basée sur le marché, peut-être d'une façon exacerbée. N'oublions pas que Bill Gates a construit la plus grosse fortune du monde sur la génération précédente des nouvelles technologies, et il continuera à en gagner avec les prochaines. Personne ne sait très bien comment on gagnera de l'argent avec Internet mais si Wall Street y investit autant, ce n'est sûrement pas à fonds perdus.

Changer le travail, mais dans quel sens ?

En dehors de cette gigantesque Toile ouverte à tous, il y a des petites toiles fermées, les intranets. Un intranet est un site en ligne interne à une entreprise ou une entité quelconque. Les personnes qui y sont branchées (l’ensemble des salariés ou certains d’entre eux seulement) peuvent y consulter des informations, utiliser des logiciels de formation ou de travail en groupe, dialoguer, etc.

Une entreprise peut tisser un réseau sécurisé entre elle, ses fournisseurs et clients, constituant un «district» échappé des liens de la géographie immédiate.

Ces réseaux sont de puissants facteurs de changements dans la façon de travailler, individuellement et collectivement.

Le courrier électronique et les logiciels de discussion (« chat ») permettent une communication asynchrone :il n’y a pas besoin d’être présents au même instant au même endroit. Des groupes de travail peuvent se mettre en place quels que soient la distance physique et les écarts temporels (décalage horaire au sens des fuseaux mais aussi différences d’habitudes dans les horaires de travail), on gagne sur la durée en supprimant les déplacements. Il n’est pas totalement sûr qu’on y voie disparaître les phénomènes de cour :celui qui prenait la parole après le patron pour dire combien il était d’accord avec lui ne résistera pas à l’envie d’envoyer un courriel abondant dans son sens. Le gros avantage pour les collègues est qu’ils pourront le parcourir rapidement et le mettre à la corbeille...

Il y a bien sûr les intranets pyramidaux qui diffusent une information du haut vers le bas, et des intranets réticulaires où l’information est issue d’endroits multiples et circule à travers différents niveaux.

On peut quand même être sceptique sur le rôle de l’intranet dans la modification des rapports hiérarchiques et humains. Dans certaines entreprises scandinaves, il n’est pas incongru qu’un salarié téléphone au président sur sa ligne directe, c’est difficilement imaginable dans la plupart des entreprises françaises et pourtant la technologie du standard téléphonique est la même, c’est son utilisation, faite de transparence ou de barrages, de filtres ou d’accessibilité, qui est différente.

Ces intranets et les logiciels de travail en groupe (« groupwares »)vont-ils transformer les relations de travail, à l’intérieur des entreprises comme dans les cercles autour des entreprises principales ?Les optimistes soulignent que ces outils permettent à des PME et à des entrepreneurs individuels de coopérer à distance en mettant en commun des compétences complémentaires; qu’ils donnent la possibilité à différents services d’un même groupe de dialoguer directement... Mais les pessimistes mettent l’accent sur l’exigence toujours accrue de réactivité réclamée par le donneur d’ordre. Si ces outils sont sans l’ombre d’un doute des facteurs potentiels d’efficience, rien n’est donné a priori concernant l’éventuelle intensification du travail et l’accroissement du stress qui peut en découler ni sur la façon dont seront appropriés ces gains de productivité4.

Les technologies de l'information tendent à modifier la base même de l'échange salarial. Ce n'est pas un hasard si certaines entreprises de la Silicon Valley ou leurs équivalents européens ont tendance à ne plus verser de salaires mais à donner en échange d'une prestation une simple reconnaissance symbolique (en utilisant des «stagiaires») ou un accès potentiel à une plus-value en capital (en donnant des options d'achat d'actions5).

Les entreprises s'organiseront peut-être de plus en plus sous forme d'unités autonomes se structurant épisodiquement par projet, la sous-traitance et le travail autonome dépendant se développeront peut-être, d'autres formes d'organisations, plus coopératives et moins contraignantes, peuvent aussi émerger.

Si certains salariés ou faux indépendants découvrent les vertus de l'action collective dans un proto-syndicalisme qui ne va pas toujours à son terme, le syndicalisme prend de plus en plus en compte ces nouvelles formes de subordination. Les organisations syndicales tissent leur réseau sur la Toile, répondant à la modernisation et à la mondialisation économique par la modernisation et la mondialisation du social.

Ce numéro n’est qu’un début, l’UCC continue de travailler sur les réseaux : D’une part, un groupe de travail animé par Pierre Vial préparera une réflexion politique et la proposera au Bureau national de l’UCC dans les mois prochains. D’autre part, tous les lecteurs sont invités à se manifester. Vous êtes concerné, vous utilisez les réseaux : faites-nous part de votre expérience, envoyez votre vécu et vos projets à l’adresse <forum@ucc-cfdt.fr>, nous en ferons un retour sur le site <www.ucc-cfdt.fr>.

Je tiens à remercier les correspondants qui m’ont apporté de l’information (un embryon de réseau ?). Outre les auteurs et les personnes citées dans les articles, merci donc aussi à Jean-Pierre Bompard, Jean-François Cullafroz, François Dissert, Isabelle Duvivier, Jean-Luc Gibou, Georges Leconte, Daniel Rouzy, et à ceux qui ont préféré garder l’anonymat…

1 : <www.internet.gouv.fr>

2 : Metua, cela signifie en polynésien la famille, l'aïeul, le clan, le lieu. C'est le nom du projet du territoire autonome de mise en réseau d'ici cinq ans des deux cents îles éparpillées dans le Pacifique sur une superficie équivalente à celle de l'Europe. Cela évite aux habitants d'avoir à se déplacer à Papeete pour leurs démarches administratives. « Internet a pris un essor exponentiel car il nous permet d'être relié au reste du monde » analyse Jean-Michel Garrigues de la Confédération Syndicale Interprofessionnelle des Salariés, qui pronostique « et il va permettre aux gens partis en ville de retourner vivre dans les îles car ils y trouveront l'ouverture au monde ».

3 : Félix Rohatyn, dans une interview à Libération le 7 octobre 1999.

4 : Voir aussi l'article d'Alain d'Iribarne : «L'entreprise numérique entre mythe et réalité» dans le N° 388 de CADRES CFDT «Les progiciels de gestion intégrée».

5 : Stock options pour les tenants des américanismes.