À la suite de la publication du rapport de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) sur l’IHU de Marseille, l’ANSM a saisi la procureure de la République au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale « compte tenu de la gravité des manquements constatés ». L’enquête révélerait des « manquements graves » à la réglementation des recherches impliquant la personne humaine (RIPH)[1], au sein de l’IHU, notamment dans les modalités de mise en œuvre, les conditions de prélèvement et d’utilisation des bio-échantillons des personnes incluses dans les dispositifs de recherche, et les modalités de recueil du consentement et d’information des participants. Les règles d’éthique n’auraient pas été respectées systématiquement, tel que le requiert la réglementation RIPH, ne permettant pas ainsi d’assurer un niveau suffisant de protection de ces personnes. Dans un essai de 1942 où il tentait de dégager les normes qui structurent l’activité scientifique, le sociologue Robert Merton considérait la fraude en matière de science comme « exceptionnelle » comparée à celle sévissant au sein d’autres secteurs d’activité[2]. Depuis, le Publish or Perish (« Publier ou périr ») a imposé une pression qui a vu proliférer les comportements frauduleux dont l’impact est démultiplié par la numérisation de l’édition scientifique. En 2016, le rapport de Pierre Corvol, professeur honoraire au Collège de France, effectué à la demande de Thierry Mandon – alors secrétaire d’État chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche –, estimait à 2 % la proportion d’études frauduleuses publiées chaque année[3]. Plus précisément, une enquête (anonymat préservé), réalisée auprès d’environ 2 000 chercheurs financés par le National Institute of Health des États-Unis, révélait dans Nature, en 2005, que 33 % d’entre eux reconnaissaient une méconduite sur le plan déontologique durant les trois années précédentes tels que le changement de méthodologie ou de résultats d’une étude à la suite de pressions du financeur (15 %), l’utilisation de résultats d’un tiers ou d’informations confidentielles sans autorisation, voire sans reconnaissance (3,1 %), la falsification ou fabrication de résultats ou le plagiat (1,7 %), la non-déclaration de conflits d’intérêts (0,3 %) et le non-respect des règles éthiques concernant les patients (0,3 %). Dans une étude plus récente, publiée par Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA[4], analysant 2 047 articles en recherche biomédicale et sciences de la vie indexés par PubMed[5] et rétractés au 3 mai 2012, seulement 21,3 % des rétractations sont attribuées à une erreur alors que 67,4 % d’entre elles sont imputables à une méconduite, y compris la fraude ou la fraude présumée (43,4 %), la publication en doublon (14,2 %) et le plagiat (9,8 %), au point que les méconduites scientifiques sont désormais un sujet majeur de préoccupation susceptible d’entamer significativement la crédibilité des secteurs concernés.

L’enjeu sociétal de l’intégrité scientifique se fonde sur la confiance accordée aux résultats publiés par les scientifiques. Selon une étude de l’Institut Society Opinion Media de l’Université de Göteborg, menée à partir d’enquêtes annuelles auprès du public suédois de 2002 à 2013, l’augmentation des signalements de méconduite en recherche médicale dans les 9 plus grands médias suédois apparaît corrélée à une diminution du niveau de confiance du public dans les disciplines médicales[6]. En France, selon le Baromètre de l’esprit critique, la confiance du public dans la science reste fragile : malgré un fort intérêt pour les sujets scientifiques dans les médias, 43 % des personnes interrogées considèrent la communauté scientifique comme suffisamment indépendante, alors que 40 % pensent que ce n’est pas le cas[7]. Largement médiatisé, le recours par Didier Raoult, professeur en médecine, à un protocole thérapeutique contestable administrant l’hydroxychloroquine à des malades du Covid-19 suscite la mise en cause de ce chercheur devant les instances compétentes. Et, le 13 mars 2020, une prise de position du Comité consultatif national d’éthique rappelle que, « […] même en situation d’urgence, les pratiques de la recherche impliquant l’être humain doivent respecter le cadre éthique et déontologique, notamment à l’égard des patients qui sont inclus dans les protocoles de recherche clinique ». La crise sanitaire du Covid-19 met également en évidence, sur des plates-formes de prépublication comme BioRxiv ou MedRxiv, l’effet pervers, dans la compétition pour l’annonce de résultats princeps, d’un réel contournement du processus classique de validation par les pairs qui prend d’ordinaire plusieurs mois : actuellement, 219 articles relatifs au Covid-19 ont été retirés et 10 supplémentaires font l’objet d’une alerte[8].

Cependant, les logiciels de détection automatique de plagiats se perfectionnent – comme le Radar à articles problématiques[9] développé par Guillaume Cabanac de l’université Toulouse III en collaboration avec Cyril Labbé de l’université de Grenoble[10] –, amenant à revoir les compteurs de la contrefaçon. Leur outil détecte les expressions incongrues (dites « torturées » comme Profound neural organization au lieu de Deep neural network) générées par les logiciels paraphraseurs utilisés par les faussaires pour passer sous le radar des logiciels anti-plagiat classiques : 3 871 articles incorporant cette nouvelle modalité de plagiat ont été signalés en janvier 2022. Pour l’année 2021, cela représente environ 3 articles sur 10 000[11].

Autre source de préoccupations pour l’intégrité scientifique : la propagation des erreurs et la reproductibilité des travaux au sein de la littérature scientifique. Le projet NanoBubbles vient de recevoir un financement européen de 8 millions d’euros (bourse ERC) pour vérifier la reproductibilité des travaux en nanobiologie, et pouvoir ainsi corriger les erreurs publiées à partir d’algorithmes décortiquant les articles scientifiques à l’aide de méthodes d’analyse du langage naturel. Selon Cyril Labbé, artisan comme Guillaume Cabanac de ce projet, « pour aller plus loin, il faut suivre et comprendre le cheminement des affirmations et contre-affirmations à travers la littérature, par exemple en analysant les contextes de citation ou les réseaux sociaux ».

La prise de conscience, au sein des acteurs de la recherche, de la nécessité de promouvoir des principes d’intégrité scientifique et de faire adopter par les institutions académiques des chartes, appelant à leur respect, ne date pas d’hier : c’est en 1992 que l’Office of Research Integrity (ORI), première institution destinée à prévenir les méconduites scientifiques, est créé aux États-Unis. Concernant la France, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) fait figure de pionnier en se dotant d’une délégation à l’intégrité scientifique dès 1999. En 2005, la Commission européenne publie la Charte européenne du chercheur qui précise les principes généraux encadrant l’exercice de cette profession. Ceux-ci incluent les principes éthiques de la science. À noter un progrès statutaire déterminant : les doctorants y sont reconnus comme professionnels de la recherche. Le Code de conduite pour le recrutement des chercheurs qui l’accompagne établit un ensemble de règles communes à l’Espace européen de la recherche scientifique. La Stratégie européenne de ressources humaines pour les chercheurs (HRS4R[12]) fournit un guide méthodologique et des procédures pour appliquer ces principes. En 2007, l’OCDE publie son guide des Bonnes pratiques pour promouvoir l’intégrité scientifique et prévenir la fraude scientifique, qui, entre autres contributions, formalise le concept d’intégrité scientifique. Puis, la Déclaration de Singapour sur l’intégrité scientifique, résultante de la 2e Conférence mondiale sur l’intégrité scientifique[13] rassemblant 340 délégués en provenance de 51 pays, est adoptée en septembre 2010. L’alliance académique Allea (All European Academies), rassemblant 40 pays européens, transforme la Charte européenne du chercheur, en mars 2017, en un Code européen pour l’intégrité en recherche[14]. Celui-ci fait désormais référence pour l’ensemble des projets financés par la Commission européenne.

En France, le Haut Conseil à l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) crée en 2017 un département dédié, l’Office français de l’intégrité scientifique (Ofis) ayant pour mission de coordonner nationalement les politiques menées en faveur de l’intégrité scientifique. Plus concrètement, il s’agit de promouvoir les engagements pris par la Charte de déontologie des métiers de la recherche de 2015 et la Loi de programmation de la Recherche (LPR) adoptée en novembre 2020. Son activité est supervisée par le Conseil français de l’intégrité scientifique (Cofis) (composé de douze membres nommés intuitu personae) actuellement présidé par Olivier Le Gall d’INRAE. Au sein de chaque établissement d’enseignement et de recherche, les référents à l’intégrité scientifique, institués en 2017 par une circulaire ministérielle, assurent une mission de veille sur la mise en œuvre par l’établissement d’une politique d’intégrité scientifique.

La Charte nationale de déontologie des métiers de la recherche, éditée en janvier 2015 par le Comité d’éthique du CNRS (Comets), représente la charte éthique de la recherche la plus connue en France. Depuis juin 2019, cette charte est ratifiée par l’ensemble des établissements publics de recherche, par la Conférence des présidents d’université et par l’Agence nationale de la Recherche. À travers sept principes cardinaux, cette charte promeut les fondements de l’intégrité scientifique définis par « le respect des dispositifs législatifs et réglementaires, la fiabilité du travail de recherche, la communication des travaux de recherche, la responsabilité dans le travail collectif, l’impartialité et l’indépendance dans l’évaluation et l’expertise, le respect des règles déontologiques du travail collaboratif et du cumul d’activités ainsi que l’incorporation des règles déontologiques de la recherche à la formation » dont beaucoup de chartes éthiques d’autres établissements de recherche ou d’universités se sont inspirées. Hormis le Code de la recherche,[15] à vocation institutionnelle et statutaire, qui contient en son Livre II (exercice des activités de recherche) des dispositions éthiques, le rapport Corvol avait pointé l’absence de cadres précis pour traiter des manquements à l’intégrité scientifique, soulignant la nécessité d’un vade-mecum national pour le traitement administratif et juridique des différentes catégories de méconduite. De fait, la mise en place des référents à l’intégrité scientifique au sein des établissements concernés constitue une première étape dans la poursuite de cet objectif. En juin 2019, la publication par le Cofis d’un « vade-mecum pour le traitement des manquements à l’intégrité scientifique, à l’usage des chefs d’établissements » offre un outil normatif attendu pour instruire au plan administratif les cas de méconduites. Cependant, le traitement des méconduites scientifiques demeure soumis à bien des aléas, y compris au plan juridique où le positionnement des juges face à la connaissance scientifique fait l’objet d’incertitudes et de débats, par exemple en droit de la responsabilité civile[16]. Selon une récente enquête effectuée auprès des référents à l’intégrité scientifique (RIF) de 62 universités américaines[17], parmi les 39 % de répondants ayant déclaré une inconduite en matière de recherche, plus de la moitié des cas d’inconduite se sont produits dans un environnement au sein duquel au moins neuf bonnes pratiques de recherche sur dix étaient déficientes. Ces résultats plaident en faveur d’une politique d’intégrité scientifique fondée sur davantage d’efforts en matière d’information et de prévention, en particulier par la formation des doctorants. En outre, la mise en œuvre de cette politique ne saurait éluder les conditions socioprofessionnelles de la production scientifique qui tendent malheureusement à se dégrader dans certains secteurs, notamment celui des sciences de la vie.

[1]- ANSM, « Inspection à l’IHU – Méditerranée Infection et à l’AP-HM : l’ANSM saisit à nouveau la justice et engage des poursuites administratives », sante.fr

[2]- « La quasi-absence de fraude dans les annales de la science, qui paraît exceptionnelle par rapport au bilan d’autres sphères d’activité, a parfois été attribuée aux qualités personnelles des scientifiques », dans « Science and Technology in a Democratic Order », Journal of Legal and Political Sociology I, 1942.

[3]Bilan et propositions de mise en œuvre de la Charte nationale d’intégrité scientifique, juin 2016.

[4]- Ferric C. Fang, R. Grant Steen et Arturo Casadevall, « Misconduct accounts for the majority of retracted scientific publications », PNAS (2012), vol. 109, no 42.

[5]- Base de données bibliographiques couvrant la recherche biologique et médicale.

[6]- www.euroscientist.com/does-media-coverage-of-research-misconduct-affect-public-confidence-in-science

[7]- www.universcience.fr/fr/professionnels/presse-et-medias/barometre-de-lesprit-critique

[8]- retractionwatch.com/retracted-coronavirus-covid-19-papers

[9]- www.irit.fr/~Guillaume.Cabanac/problematic-paper-screener

[10]- Article soumis à arXiv, 2021, https://arxiv.org/abs/2107.06751

[11]Infolettre de l’Ofis, www.hceres.fr/fr/infolettre-de-lofis

[12]Human Resources Strategy for Researchers, https://euraxess.ec.europa.eu/jobs/hrs4r

[13]- wcrif.org/wcri2010

[14]- https://allea.org/portfolio-item/the-european-code-of-conduct-for-research-integrity

[15]Code de la recherche – Légifrance, legifrance.gouv.fr

[16]- Étienne Vergès et Lara Khoury, « Le traitement judiciaire de la preuve scientifique : une modélisation des attitudes du juge face à la connaissance scientifique en droit de la responsabilité civile », Les Cahiers de droit, vol. 58, no 3, Université Laval, 2017, p. 517-548.

[17]- Michael Kalichman, « Survey study of research integrity officers’ perceptions of research practices associated with instances of research misconduct », Research Integrity and Peer Review, vol. 5, art. 17 (2020).