Un contexte économique de faible croissance impacte inévitablement les politiques de rémunération dans les entreprises et, par voie de conséquence, le pouvoir d’achat des salariés. A l’exception des quelques dirigeants, celui des cadres n’est pas épargné. Les récentes mesures réglementaires et fiscales, mais aussi parfois les règles qui résultent d’accords négociés, ont pu impacter leurs niveaux de rémunération. Alors que le salaire moyen des cadres stagne depuis vingt ans, les écarts entre les plus hauts revenus et ceux de la très grande majorité des salariés (y compris des cadres) continuent de se creuser malgré la crise. La rémunération et les périphériques de celle-ci pour certains dirigeants peut être qualifiée d’indécente dans ce contexte. La revendication salariale remonte ainsi en puissance, parfois de manière catégorielle. Elle nous invite à apporter des réponses ajustées dans un environnement de plus en plus contraint (dette publique trop lourde, inflation trop faible) dans lequel les marges de manœuvre des différents acteurs au plus proche des réalités de travail et d’activités sont très réduites. N’est-ce pas le bon moment pour remettre à plat notre analyse des politiques de rémunération qui ont connu bien des bouleversements ces vingt dernières années ? Nous devons ainsi mieux cerner les attentes des salariés et renouveler notre plate-forme revendicative. La déconnexion progressive entre la « rémunération » et le « professionnel » au sens large a contribué à brouiller les pistes de la transparence, à noyer dans les eaux troubles le poisson des rémunérations et à tout globaliser pour, au final, substituer et donner moins. Les modèles structurants des politiques des rémunérations des entreprises proposés par certains cabinets spécialisés en la matière n’ont fait qu’amplifier ce brouillage. Il devient urgent de reposer les termes du débat.

Besoin de reconnaissance, de transparence et d’objectivité

Fidèle à sa tradition, la CFDT Cadres s’est mise à l’écoute et initié plusieurs débats et enquêtes. Les travaux de l’Observatoire des Cadres ont récemment éclairé la question de savoir si la politique de rémunération est un outil de management ou du management1. Il faut dire que les marges de manœuvre des directions des ressources humaines et des managers sont inexistantes ou réduites à leur plus simple expression2. Les résultats de l’enquête Orion menée par la CFDT auprès de milliers de salariés (voir infra) sont très riches d’enseignements sur les évolutions survenues ces dernières années, notamment dans le secteur privé. Certains autres travaux d’études ou d’enquêtes comme celle du Centre d’études de l’emploi (CEE) sur les effets de l’intéressement3 apportent des éclairages utiles à notre analyse et à la construction de nouvelles propositions syndicales. Tout cela converge, comme le soutient le sociologue Philippe Denimal, vers la nécessité de distinguer les différents leviers de la rémunération pour éviter la confusion : évaluation du contenu des emplois et classifications associées, appréciation individuelle, évaluation des compétences professionnelles, des aptitudes, des capacités, du degré d’investissement personnel... Entre collectif et individuel, entre professionnel et personnel, entre compétences liées au poste ou à la fonction et investissement dans la fonction, degré de responsabilité… le curseur navigue en permanence pour déterminer le niveau de rémunération. Des enseignements qui, par ailleurs, prolongent les analyses antérieures du dispositif Observatoire des salaires des cadres et de leurs revenus (Oscar) piloté par la CFDT Cadres entre 1979 et 2012.

Un constat général s’impose : lorsque les règles n’existent pas, que celles-ci soient ou non négociées collectivement, c’est la subjectivité, la non-transparence, la rémunération « à la tête du client » qui l’emporte. Une politique souvent synonyme d’absence d’équité, de différences de traitement injustifiées (et sans doute injustifiables), mais également d’absence de juste contrepartie de l’investissement au travail. Les représentations ont ainsi la vie dure. Il y a une sorte d’invariant dans les tendances observées depuis de nombreuses années : les politiques de rémunération ignorent souvent le « professionnel » : le métier, les capacités, l’expertise et le rôle dans le collectif de travail. Et lorsque le « professionnel » s’estompe, c’est le « personnel » qui prend le dessus avec sa part d’irrationalité et de subjectivité. Lorsque le « professionnel » s’éloigne, ce sont des repères collectifs qui disparaissent des grilles de rémunération pour laisser place au tout-individuel et à l’individualisation sans limites. Il est temps de remettre un peu de clarté dans cette confusion. Non, les augmentations individuelles n’ont jamais été synonymes de performance globale. Non, la généralisation de parts variables n’est pas aussi motivante que veulent bien le dire la majorité des employeurs. Oui, l’individualisation à l’extrême joue contre la performance collective de l’organisation. Oui, la compétition entre salariés joue contre les coopérations. Elle peut être très contre-productive et jouer contre l’entreprise.

Le discours employeur est désormais bien rôdé : « les augmentations collectives, c’est terminé. Tout est individualisé et a fortiori pour les cadres » ; « il y a déjà la mécanicité, on ne peut pas faire plus en matière d’augmentations autres qu’individuelles et désormais, c’est salaire et l’augmentation au mérite ». Comme les enveloppes à distribuer sont plus maigres, voire inexistantes, que le pilotage des politiques de rémunérations se pratique par la réduction ou, au mieux, par la maîtrise de la masse salariale, il faut faire preuve de beaucoup d’imagination pour avoir le sentiment de donner encore un peu tout en donnant moins au final. La notion de package pour globaliser les différents étages de la rémunération, et surtout assurer une substitution des parties fixes par des parties variables de rémunération, se généralise. Les entreprises font appel à des cabinets spécialisés, rois de la modélisation instrumentée et débordants de créativité pour donner moins ou pas plus, justifiant cela par la rationalité des process, des modèles utilisés et par la variable incontournable du marché. Les effets structurants de ces outils et modèles sont autant de facteurs de réduction ou de limitation des marges de manœuvre des acteurs de proximité. Ils restreignent la valorisation de l’activité, des compétences et des contributions à la performance collective.

Le discours syndical, lui aussi, est parfois tout aussi stéréotypé et déconnecté du « professionnel » : « on ne veut rien entendre en dehors du collectif, non à l’individualisation des rémunérations, non aux augmentations à la tête du client », « introduire du variable, c’est mettre le loup dans la bergerie, y compris dans les fonctions publiques », ou encore « dans les négociations annuelles obligatoires, on parle peu des cadres, la redistribution de la valeur ajoutée ne concerne que dirigeants ou cadres supérieurs » peut-on entendre. Qu’en disent les salariés ? Dans nos enquêtes, ils expriment encore et toujours une forte attente de transparence et d’objectivité. Ils attendent une reconnaissance de leur implication, de leur engagement, de leur investissement et la juste contrepartie de celui-ci. L’égalitarisme primaire n’est pas leur tasse de thé : « à investissement différencié, traitement différencié » réclament-ils le plus souvent. Ils ne rejettent pas l’individualisation mais souhaitent qu’elle soit encadrée pour être objective.

Favoriser la performance collective

Pour l’organisation syndicale que nous représentons, cette expression des salariés - les premiers concernés - l’analyse des résultats d’études et d’enquêtes comme celles des travaux de l’Observatoire des Cadres nous sont très précieux pour éclairer nos analyses et donc ajuster nos demandes, nos questionnements, nos revendications et pour ne pas « taper à côté de la plaque ». Ils nous permettent parfois de « casser » certaines représentations, d’être force de propositions, de construire les argumentaires solides à opposer aux discours et arguments des employeurs. Au final, c’est bien la pertinence des réponses à apporter aux salariés et aux agents qui est en jeu. Il y a donc lieu de redéfinir ou définir une stratégie syndicale en matière de rémunération. Je propose trois axes majeurs pour ce faire : introduire ou rétablir des principes de cohérence et d’étanchéité, encadrer l’individualisation par la négociation collective des règles de celle-ci et re-lier performance individuelle, performance collective et responsabilité sociale de l’entreprise.

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1 : OdC, « La rémunération est-elle encore un objet de négociation et de management ? », colloque du 5 décembre 2014, dont la vidéo est en ligne sur www.cadrescfdt.fr/actualites/la-remuneration-est-elle-encore-un-objet-de-negociation-et-de-management-0034362.

2 : Un sondage auprès de 738 managers sur leur autonomie et responsabilité indique que 85 % d’entre eux estiment avoir des marges de manœuvre insuffisantes pour piloter les rémunérations (CFDT Cadres, déc. 2014).

3 : Noélie Delahaie et Richard Duhautois, « L’effet de l’intéressement sur l’évolution des salaires », CEE, nov. 2013.

4 : Frédérique Nortier-Ribordy, OdC, déc. 2014.

5 : « L’effet de l’intéressement sur l’évolution des salaires », op. cit.