« Qui donc nous a commis ? Personne. Et c’est justement cela qui fera notre droit. » Voici comment Michel Foucault s’exprimait en 1981, à Genève, à l’occasion de la création d’un Comité international contre la piraterie et pour la défense des boat people. Et il ajoutait : « C’est un devoir de cette citoyenneté internationale de toujours faire valoir aux yeux et aux oreilles des gouvernements les malheurs des hommes (…). Le malheur des hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique. »

Dans une des vidéos consultables sur le Web, un journaliste de l’agence Capa, Marc Garmirian, demande aux volontaires de l’Arche de Zoé de quelle légitimité ils se réclament. Une jeune femme lui répond : « Quelle légitimité ont-ils pour assassiner un peuple ? Je ne sais pas. Donc je ne me pose pas cette question. Il y a des enfants qui sont en train de mourir (…) Nous, on a arrêté de se poser cette question. On vient et après on réfléchit ». Sans forcément le savoir, c’est bien la vision de Foucault que l’Arche de Zoé invoque pour justifier son action. Certes, ce n’est plus tout à fait l’humanitaire pour les doctes tel que l’envisageait le penseur, mais sa déclaration reste le credo de l’action humanitaire.

Derrière le philosophe se dresse cependant une ombre qui hante le champ humanitaire depuis son origine : celle de Bernard Kouchner à qui Foucault apporta une caution théorique aux moments du fameux « bateau pour le Vietnam ». C’est précisément ce qui a fait bondir Rony Brauman, l’ancien président de Médecins sans frontières. Pour lui, « une responsabilité morale très lourde pèse sur Bernard Kouchner » dans l’affaire de l’Arche de Zoé. Il est impossible de comprendre cette polémique « entre humanitaires » si l’on ignore que deux visions de l’action d’urgence s’affrontent depuis les années 1970.

D’un côté, celle de Kouchner et sa « loi du tapage médiatique ». Pour lui, la fonction première de l’humanitaire est de témoigner, de faire bouger les choses ; le soin est secondaire, symbolique même. D’Auschwitz au Biafra et jusqu’au Darfour le même mal terrasse les hommes. Il s’agit alors d’empêcher les tyrans d’assassiner les peuples à l’ombre de leurs frontières. On voit bien la filiation possible avec l’Arche de Zoé : comme au temps de la guerre froide, on passe les frontières clandestinement, on alerte, on agit sans que quiconque nous « commette ».

Pour Kouchner, cependant, ce sont les États qui doivent se charger de ce fameux « droit d’ingérence ». Du témoignage à l’humanitaire d’État, le French Doctor suit un fil rouge qui le mènera d’abord au secrétariat d’État à l’action humanitaire puis comme représentant des Nations unies au Kosovo et enfin aujourd’hui au ministère des Affaires étrangères. A terme, l’humanitaire et les droits de l’homme ne doivent plus être l’affaire des ONG mais bien de l’Etat.

De l’autre côté, MSF et Rony Brauman : ce dernier est d’une autre génération que Kouchner (dix ans de moins). C’est à l’origine un soixante-huitard. C’est en Thaïlande, dans les camps de réfugiés khmers, qu’il finira de se dégriser des illusions « progressistes ». Pour lui, l’humanitaire est politique certes, mais modeste et irréductible à l’Etat ; rebelle à tout moment et en tout lieu : en 2004, MSF n’appelait-elle pas à faire cesser les dons alors que la France entière emmenée par TF1 s’apitoyait sur les victimes du Tsunami ? Et encore aujourd’hui ne négocie-t-elle pas avec le gouvernement soudanais alors que les ex-nouveaux philosophes dénoncent le génocide en cours au Darfour ? Il faut dire qu’au « droit de New York » (le droit d’ingérence), MSF préfère le « droit de Genève », celui des conventions internationales qui organisent les conditions de l’action des secouristes. Au Darfour, MSF estime que l’humanitaire consiste plus en une négociation des conditions concrètes de l’aide qu’en une dénonciation des violations des droits de l’homme. Le poids symbolique du prix Nobel et celui des conventions de Genève doivent permettre de peser sur l’État soudanais sans transgresser les frontières ou dénoncer quoi que ce soit. Le débat avec le collectif Urgence Darfour sur l’existence ou non d’un génocide est symptomatique de cette approche.

Kouchner contre Brauman, « faire savoir » contre « savoir-faire », ces deux visions de l’humanitaire s’opposent depuis bientôt 35 ans. Et la polémique au sujet de l’Arche de Zoé n’est qu’un épisode de plus dans ce conflit. Pourtant, les deux camps communient sous la même espèce, celle de l’action humanitaire. L’affaire de l’Arche de Zoé, qui s’en réclame elle aussi, peut être l’occasion de s’interroger sur cette notion d’humanitaire. Que recouvre-t-elle dans notre monde pour pousser certains « zozos », comme Bernard Kouchner les a appelés dans un superbe lapsus, à intervenir quoi qu’il en coûte ?

Trois aspects peuvent être rapidement mis en avant pour comprendre la place de l’humanitaire en démocratie.