L’abandon des syndicats catégoriels entraîne une recomposition majeure. Pour le syndicalisme cadre en particulier, la création des fédérations d’industrie est un véritable coup de canon, et les conséquences d’un tel changement vont s’étendre très largement au-delà de celles provoquées par la déconfessionnalisation de 1964.

La naissance officielle de l’Union confédérale des ingénieurs et cadres (UCC) en 1967 est à replacer dans le contexte de ces années agitées, au cours desquelles la pratique syndicale était inséparable d’une réflexion sur les formes mêmes de l’organisation.

La décision de créer des fédérations d’industrie répond à plusieurs facteurs. Avant de les examiner, il faut revenir sur le fonctionnement général de la CFTC jusqu’à la fin des années 1950. Les adhérents sont inscrits dans leur entreprise ou, le cas échéant, dans leur établissement, au sein duquel existent plusieurs sections : cadres, employés-techniciens-maîtrise et ouvriers.

Il s’agit donc bien d’un syndicalisme catégoriel (ces diverses sections se regroupant ensuite sur une base départementale ou régionale – Syndicat départemental des ingénieurs et cadres d’Ille-et-Vilaine par exemple). Ces syndicats sont, en outre, affiliés à une fédération spécifique : la Fédération française des ingénieurs et cadres (FFSIC), créée à la Libération. La FFSIC a un caractère interprofessionnel, puisqu’elle regroupe des syndicats locaux, qui sont eux-mêmes interprofessionnels. Cependant, au fil des années, le besoin de former des syndicats nationaux professionnels se fait sentir. Certaines professions ont déjà franchi le pas, avec par exemple la création du Syndicat national des ingénieurs des mines (SNIM) en 1948.

Les années 1950 sont marquées par la montée en puissance de la contestation au sein de la CFTC. Les « minoritaires », partisans d’une profonde réforme de l’organisation, voient d’un mauvais œil le maintien des structures catégorielles, et ce d’autant plus que la toute-puissante Fédération des employés est l’organisation la plus rétive au changement. Ces structures, aux yeux des réformateurs, font obstacle à l’émergence d’une solidarité active entre les salariés. La décision de 1957 donnant naissance aux fédérations d’industrie doit donc être resituée dans le contexte plus général de l’opposition entre d’un côté la vieille garde CFTC, et de l’autre les nouveaux militants, pour la plupart issus de la JOC.

Cette décision est interprétée, du côté des cadres, comme le symbole d’un tournant résolument ouvriériste – voire anti-hiérarchique – de la confédération. François Lagandré1, alors président de la FFSIC, relate que le syndicat « dans sa majorité y vit l’annonce d’une menace contre sa spécificité ». La prise en charge des cadres au sein de la confédération devient alors problématique : au sein des fédérations d’industrie, dominées par les sections ouvrières, la voix des cadres est inaudible – et elle est de peu de poids lorsqu’elle s’exprime, comme c’est alors le cas, par l’intermédiaire de syndicats de cadres coupés du reste du salariat. D’autre part, chaque cadre est obligé de choisir entre l’affiliation à un syndicat de cadres et celle à une fédération d’industrie.

Les cadres sont des salariés

Ces structures sont en contradiction totale avec les principes qui ont guidé la FFSIC depuis ses débuts. Pour ses dirigeants, il est fondamental d’intégrer le milieu des cadres au reste du salariat, et d’affirmer haut et fort l’existence d’un lien organique entre les cadres et les autres catégories sociales. Et cela passe notamment par un approfondissement des liens, au niveau organisationnel, entre ces mondes qui ont alors tendance à s’ignorer mutuellement. En ce sens, l’idée de fédération d’industrie est séduisante, et constitue une avancée vers une meilleure coopération entre les catégories sociales. Mais parallèlement, comme le souligne André Bapaume (alors secrétaire général de la FFSIC), « nous [les membres de la FFSIC] tenions pour indispensable de garder une structure à caractère interprofessionnel ayant compétence pour les problèmes communs spécifiques aux cadres et ingénieurs, rôle que ne pouvaient assurer les fédérations d’industrie »2.

Au début des années 60, les syndicats organisés à l’échelle nationale se multiplient : en 1961, le Syndicat national des ingénieurs et cadres de l’automobile (Snica) voit le jour. Trois ans plus tard, les syndicats des Bureaux d’études et organisation (Betor) sont fondés. Ces syndicats remportent un certain succès mais, dans le même temps, ils accentuent la désorganisation de la FFSIC. Comme l’indique un rapport interne de l’époque : « il y a donc actuellement, dans notre fédération, une crise. Crise de croissance, crise utile et sans doute bénéfique, mais crise quand même. Nos structures […] ont vieilli. Il nous faut les rajeunir et prévoir l’avenir »3.

C’est à cette tâche que vont s’atteler, à partir de 1963, les dirigeants de la FFSIC. Outre André Bapaume et François Lagandré, on peut souligner le rôle de Jacques Moreau qui entre au secrétariat en 1963. La décision du congrès confédéral de 1963 d’autoriser la double affiliation des cadres (à la FFSIC et à une fédération d’industrie) est un premier pas vers une meilleure prise en compte des cadres. Dorénavant, ils n’ont plus à choisir entre l’isolement du syndicalisme catégoriel et la négation de leur propre existence de cadres au sein des fédérations d’industrie.

Toutefois, de fortes résistances continuent à se manifester à l’intérieur de la CFTC, certaines fédérations (Gaz et électricité par exemple) refusant de laisser leurs cadres développer un discours spécifique. Des problèmes financiers compliquent aussi singulièrement la tâche, certains syndicats de base s’opposant au départ des cadres, qui sont par ailleurs des cotisants appréciés…

L’année 1964 est marquée par la déconfessionnalisation de la CFTC, qui symbolise la victoire des courants réformateurs. Les cadres étant supposés plus sensibles à l’engagement catholique de la CFTC et plus réticents à s’engager vers le « socialisme démocratique », les dirigeants de la FFSIC abordent ce tournant avec précaution. Appelée à donner son avis comme les autres fédérations, la FFSIC vote de justesse (51 %) en 1964 en faveur d’une motion qui ouvre la voie à la sécularisation de la CFTC, en précisant qu’elle n’est pas « demanderesse » d’une telle évolution. Au final, et malgré l’action d’adhérents opposés à l’abandon de la référence à la morale sociale chrétienne, les pertes en termes d’effectif sont relativement limitées (on les estime à environ 15 %).

Après toute cette agitation, la discussion sur les statuts revient à l’ordre du jour, et avec elle le projet de créer une Union confédérale des cadres. Le nom, qui consacre dans un premier temps l’abandon de la référence aux ingénieurs – le terme sera en revanche présent dans les statuts en 1967 – a été trouvé en 1964 avec l’ouverture des négociations avec la Confédération). En janvier 1965, des nouveaux statuts sont élaborés, qui sont votés au congrès fédéral de mars 1965. Ils consacrent la double affiliation des cadres (à la FFSIC et à une fédération d’industrie) et mettent sur pied les Unions régionales d’ingénieurs et cadres (Uric). Dans le communiqué de presse publié à l’issue du congrès, une large place est réservée à cette évolution, et le constat est sans appel : « suivant les circonstances, les ingénieurs et cadres se sont jusqu’ici regroupés soit au sein d’une fédération interprofessionnelle, la FFSIC, soit au sein des fédérations d’industrie. Ces deux formules, qui ont fait leurs preuves, ne répondent qu’à l’une des exigences de la situation ».

Le projet UCC est maintenant sur les rails. Il faut dire qu’en plus des éléments organisationnels déjà évoqués, d’autres facteurs poussent la CFDT et la FFSIC à accélérer le mouvement.

Prise de conscience

Ainsi, la création de l’UCC n’est pas étrangère à une certaine prise de conscience qui se manifeste à l’époque : après 20 ans d’existence de la FFSIC, le bilan du syndicalisme cadre à la CFDT est en demi-teinte. Les effectifs progressent lentement et, d’une manière générale, le faible engouement des cadres pour le syndicalisme ne se dément guère. Dès lors, la constitution de l’UCC apparaît comme un moyen de faire « une percée dans le milieu »4.

De plus, confrontée à la concurrence de la Confédération générale des cadres (CGC) et de l’Union générale des ingénieurs et cadres CGT (Ugic-CGT – le T de Techniciens n’apparaîtra qu’en 1969), la FFSIC a du mal à faire entendre son discours. Les cadres qui se soucient avant tout des aspects hiérarchiques et statutaires, adhèrent à la CGC, tandis que l’UGIC rassemble ses troupes autour du projet de la CGT. Les dirigeants de la FFSIC sont bien conscients de ces difficultés, puisqu’ils écrivent en 1966 : « un certain rajeunissement de la CGC, la remise en place de l’Ugic et la parution de sa revue Options sont autant de menaces pour nous à long et moyen terme. Il ne faut pas négliger le fait que nous voulons syndiquer des jeunes formés par l’Union des grandes écoles (UGE). Il n’est pas dit que ces jeunes ne seront pas tentés à un moment donné de se détourner vers la CGT qui donne l’apparence de prendre des positions plus tranchées sur les problèmes »5.

Pour les dirigeants de la FFSIC, il est urgent de faire connaître les positions du syndicat, et notamment sa vision particulière du milieu cadre (rejet du particularisme défendu par la CGC et de l’assimilation des cadres au monde ouvrier tel que le prône l’UGIC-CGT). Roger Faist, le nouveau secrétaire général de la FFSIC élu en 1965, défend le projet en ces termes : « nous ne pouvons pas non plus omettre de tenir compte de la méfiance du syndicalisme ouvrier vis-à-vis des cadres, en maints secteurs. […] Les militants ouvriers, mesurant mal les servitudes de la fonction, ont tendance à assimiler les cadres au monde patronal et, de ce fait, renforcent leur solidarité de fait avec ce dernier. Nos structures syndicales doivent répondre à toutes ces données ».

Le lobbysme de la FFSIC finit par porter ses fruits, puisque le congrès confédéral de la CFDT de 1965 vote une motion interne préconisant la création de l’UCC. Il s’agit de « renforcer l’autorité de la confédération parmi les ingénieurs et cadres », afin notamment « de soustraire le milieu des ingénieurs et cadres, appelé à représenter une fraction croissante du monde des travailleurs, à la séduction de la société de consommation ; de le soustraire à un syndicalisme catégoriel (type CGC) ».

Elle prévoit aussi de mettre en place une série de discussions pour clarifier la place que doit occuper l’UCC au sein de la CFDT, certaines fédérations voulant réduire la parole des cadres à sa plus simple expression (pas de droit de vote dans les instances confédérales, pas de représentant…). Dès la fin de l’année 1965, un groupe de travail comprenant des représentants de différentes fédérations et de la FFSIC se met en place. Un certain nombre de principes de base apparaissent au fil des réunions : parmi ceux-ci on trouve l’idée que l’UCC ne doit en aucune manière remettre en cause les modalités d’insertion des cadres dans leurs fédérations d’industrie, et que ses compétences se limitent strictement aux questions intéressant la catégorie des cadres. Une telle formulation souligne bien la méfiance des fédérations envers le syndicalisme cadre : la place qui lui est assignée est avant tout une place par défaut, au sein d’un périmètre rigoureusement circonscrit. En 1967 par exemple, quelques mois avant le congrès constitutif de l’UCC, la Fédération des industries chimiques s’adresse en ces termes à Laurent Lucas, secrétaire général adjoint de la CFDT : « le penchant naturel [des cadres] amènera rapidement l’Union confédérale des cadres à prendre position sur tous les problèmes généraux ayant des incidences sur les cadres, aussi pensons-nous qu’il est préférable que l’UCC n’ait que le pouvoir de faire des propositions mais n’ait pas celui de prendre des décisions, celui-ci appartenant dans le cadre des problèmes spécifiques cadre à la confédération, dans les autres cas aux fédérations d’industrie ». La place d’un syndicat de cadres, jouant un rôle actif au sein de la Confédération, est donc loin de faire l’unanimité…

En 1967, cependant, la discussion autour des statuts prend une tournure définitive. Comme on le pressentait depuis déjà trois ans, il est impossible de substituer l’UCC à la FFSIC, pour des raisons techniques et juridiques. La FFSIC est donc mise en sommeil en 1967, jusqu’à sa dissolution officielle qui n’intervient qu’en 1976.

Le congrès constitutif de l’UCC, au cours duquel les nouveaux statuts doivent être soumis à l’approbation des adhérents, est programmé pour le mois de novembre 1967. Dans le rapport introductif de ce congrès, il est largement question du parcours chaotique qui a présidé à la naissance de l’UCC. Les dirigeants s’en expliquent ainsi : « aux yeux de certains camarades, la gestation de l’UCC a pu paraître bien longue et se perdre dans des discussions vaines ou inopportunes […]. Pour d’autres au contraire, l’UCC semble une construction superflue, retardant l’insertion des cadres dans le syndicalisme d’industrie, au lieu de la faciliter. Le groupe de travail connaissait parfaitement ces différentes opinions et en a tenu compte dans l’élaboration de son projet. Mais la création de l’UCC lui est apparue nécessaire dans les conditions actuelles, si l’on voulait que l’objectif que s’est assigné la CFDT de créer dans ce pays un syndicalisme authentiquement démocratique et responsable puisse se réaliser ».

Le 9 novembre 1967, l’UCC voit officiellement le jour, regroupant dans un premier temps les organisations ayant donné leur accord après délibération de leurs organismes directeurs. Un manifeste est rédigé pour l’occasion, mais son élaboration difficile donne une nouvelle preuve de certaines ambiguïtés : pas moins de quatre avant-projets sont nécessaires avant de parvenir à une position commune. Le manifeste final, cependant, avance résolument quelques idées-forces qui vont constituer jusqu’à nos jours l’ossature du discours de l’UCC puis de la CFDT Cadres : les cadres sont avant tout des salariés, et à ce titre ils doivent manifester leur solidarité vis-à-vis du reste du salariat (ce qui implique un rejet du syndicalisme catégoriel, qui est « une voie sans issue »). Le document a en outre le mérite d’affronter certaines questions fondamentales. Il débute par ces lignes : « Une triple interrogation sollicite conjointement le syndicalisme et le monde des ingénieurs et des cadres. Le syndicalisme a-t-il encore un rôle à jouer et une fonction à remplir dans les sociétés industrielles et en quoi intéresse-t-il tous les salariés ? Les ingénieurs et les cadres doivent-ils affirmer leur existence en tant que groupe et sous quelle forme ? Peuvent-ils rester étrangers à l’action syndicale et sinon comment peuvent-ils s’y intégrer ? »

Ces questions, dans une certaine mesure, balisent encore aujourd’hui l’essentiel de l’activité de la CFDT Cadres. Elles définissent des lignes de tensions (comme celle qui existe par exemple entre le syndicalisme catégoriel et l’absorption pure et simple des cadres au sein d’un vaste mouvement syndical) qui n’ont rien perdu de leur pertinence au fil des années. Au contraire, le refus d’adopter une position dogmatique tout en maintenant une ligne ferme sur certains principes de base a certainement joué dans la montée en puissance, après un démarrage difficile, du syndicalisme cadre à la CFDT.

1 : Lagandré, F., De la FFSIC à l’UCC. 1958-1970, tapuscrit, 2001, p. 11.

2 : Bapaume, A., Cadres dans une centrale ouvrière. La Fédération des ingénieurs et cadres de la CFDT 1944-1965, tapuscrit, s.d., p. 120

3 : Fol, J., Projet de rapport sur l’organisation de la fédération, 1965, p. 2.

4 : Propositions de la FFSIC pour relancer la discussion sur l’UCC, janvier 1966, p. 1.

5 : Id., p. 3.