Cela pose en effet des problèmes de plusieurs sortes : organisationnels, politiques, liés au recrutement… Ainsi, l’image de l’UCC est indissociable de celle de la CFDT, alors même que les rapports entre les deux structures ont parfois été teintés d’incompréhension. Cette caractéristique est à double tranchant pour l’organisation de cadres : constituant parfois une forme de contrainte qui limite la capacité d’action de l’UCC (malgré sa représentation au Conseil national et au Bureau national de la CFDT), l’inscription au cœur du projet confédéral a pu servir de formidable catalyseur pour le syndicalisme cadres à d’autres moments.

Les années qui suivent le congrès constitutif de 1967 sont des années difficiles pour le syndicalisme cadres au sein de la CFDT. Les réticences à l’instauration d’une structure spécifique aux cadres, qui émanaient de la Confédération et des fédérations, sont loin d’avoir disparu. Les membres de l’UCC ont une conscience très vive du contexte sensible dans lequel ils évoluent. La radicalisation du discours de la CFDT et la présence d’un certain ouvriérisme ne favorisent pas, il est vrai, l’action de l’UCC. Malgré le soutien actif de quelques fédérations, les cadres CFDT se heurtent souvent à des conceptions qui se revendiquent de la lutte des classes, et qui rejettent de fait les cadres hors de l’action syndicale. S’ils sont tolérés à l’intérieur de la CFDT, c’est avant tout pour servir la cause des luttes ouvrières.

Les relations sont parfois houleuses, entre une Confédération méfiante et un syndicat de cadres soucieux de faire aboutir ses revendications. Il faut attendre que se manifeste une réelle prise de conscience, au sein des instances exécutives de la Confédération, pour que la situation se décrispe progressivement. L’arrivée d’Edmond Maire au secrétariat général en 1971, à la suite d’Eugène Descamps, favorise un meilleur dialogue.

Les années autogestion

Pourtant, tout au long des années 1970, l’UCC peine à trouver sa place au sein de la CFDT. Les dirigeants de l’UCC n’hésitent pas à régulièrement dénoncer certaines pratiques d’obstruction : dans une note destinée au Bureau national de février 1972 (« L’UCC dans la CFDT – Ses tâches – Son avenir »), ils critiquent l’attitude des organisations de la CFDT, qui consiste à « vouloir bien des cadres s’ils acceptent la loi du nombre », « vouloir bien des cadres s’ils se contentent de soutenir les revendications des autres »… La méfiance envers le syndicalisme cadres ne se manifeste plus de façon directe, mais reste omniprésente.

Cela transparaît dans un certain nombre de documents confédéraux, qui restreignent les domaines d’intervention de l’UCC à peau de chagrin, laissant aux autres organisations le privilège des décisions. Par exemple, dans une « résolution sur la syndicalisation des cadres et leur insertion dans l’action », le Conseil national d’octobre 1974 explique, tout en admettant que l’UCC est « une structure indispensable pour impulser l’action », que « dans le cadre de leur action syndicale les ingénieurs et cadres découvriront la libération et l’enrichissement qu’apporte l’expérience de rapports sociaux égalitaires vécus dans la diversité ; ainsi la CFDT posera les bases permettant d’éviter que dans la période de transition au socialisme, le pouvoir ne soit accaparé par ‘‘ceux qui savent’’ ». Au-delà des reproches implicites contenus dans cette phrase, il s’agit là d’une conception avant tout défensive de l’action des cadres.

Une telle situation a des conséquences sur le type de syndicalisme que l’UCC souhaite développer. Il apparaît nettement que le discours autogestionnaire de l’époque, allié à une rhétorique marxisante, n’est pas de nature à favoriser l’insertion des cadres. Pour une grande partie d’entre eux, au contraire, l’image de la CFDT agit comme un repoussoir.

L’équation à résoudre, pour l’UCC, est donc particulièrement complexe : s’inscrire au cœur du projet radical de la CFDT, tout en ménageant la sensibilité de cadres réputés peu sensibles à l’activisme et aux mots d’ordre…C’est à cette tâche que va s’atteler l’UCC pendant toute la période « autogestionnaire » : donner un contenu concret et essayer de traduire en actes, dans la réalité du travail quotidien des cadres, la philosophie présente au cœur de la démarche confédérale. Les documents de cette époque, cependant, traduisent parfois l’ampleur et la difficulté inhérente à cette ambition, d’autant plus que la méfiance de certaines fédérations reste parfois de mise.

Ainsi, le rapport d’activité présenté par Roger Faist au 3e congrès, qui a lieu à Paris an avril 1975, met l’accent sur le fait que « les militants de l’organisation acceptent difficilement la distance entre la démarche réformiste des cadres et leur propre détermination radicale. […] L’idée d’un cheminement progressif est condamnée comme déviation réformiste. Conséquence : il n’y a souvent plus de cheminement du tout ». Les dirigeants cadres sont sous le couvert d’une double critique, dont les tenants semblent difficilement réconciliables : certaines organisations CFDT observent avec sévérité les initiatives de l’UCC, coupable selon eux de s’écarter de la philosophie confédérale, alors que la « base » cadre reproche à l’UCC son alignement sur ce qu’elle considère être une dérive extrémiste.

Avec les années, cette tension s’amenuise, et l’antagonisme qui paraissait insurmontable quelques années auparavant s’estompe. On peut schématiquement distinguer entre, d’une part, les évolutions propres à la CFDT, et celles qui concernent plus particulièrement l’UCC. En effet, une analyse qui se limiterait à l’un des deux aspects serait impropre à comprendre comment l’image de la CFDT a pu jouer dans la syndicalisation des cadres, et par rétroaction sur le type de syndicalisme qui leur est proposé.

Resyndicalisation et recentrage

Du côté de la Confédération, l’abandon de la perspective autogestionnaire un peu abstraite qui ne rencontrait qu’un écho limité auprès des cadres, le tournant de la resyndicalisation à partir de 1978, ainsi que le rôle moteur d’Edmond Maire, ont constitué des accélérateurs puissants en faveur de l’adhésion des cadres. Son discours au Congrès de 1972 (Saint-Fons) avait déjà marqué une rupture avec les prises de position précédentes, et inauguré une coopération plus soutenue entre l’UCC et la CFDT.

Son action à la tête de la Confédération contribue, dans une certaine mesure, à rapprocher les cadres du syndicat, en rapprochant les thématiques syndicales de préoccupations plus proches de leur expérience (monde de l’entreprise, emploi, temps de travail…). Le « recentrage », à la suite du rapport Moreau, conduit de la même manière à réduire la distance qui pouvait exister entre les cadres et le syndicat.

L’UCC, dans la deuxième moitié des années 1970, peut alors aborder de nouvelles perspectives, et accentuer son effort de recrutement chez les cadres. La place à conquérir auprès de la Confédération reste problématique : une note du congrès de 1978 rappelle que « la Confédération est obligée de rester sur le terrain du SMIC, des inégalités, des droits des travailleurs, du temps de travail. Ces thèmes et la façon de les aborder ne sont pas vécus par les cadres comme les concernant, ils sont même parfois perçus comme anti-cadres ». Mais l’UCC se sent désormais en mesure de jouer pleinement son rôle. Les dirigeants peuvent alors affirmer, dans le rapport général du Congrès de 1978 à Paris (« Avenir des cadres et action syndicale », un titre programmatique) que le travail du Congrès portera « sur l’examen le plus complet possible de la pratique syndicale des cadres […] et sur l’élaboration d’une pratique syndicale adaptée qui permette le renouvellement du militantisme cadres, à la hauteur de l’audience croissante de la CFDT chez les cadres » (Rapport général).

Au début des années 1980, une partie des difficultés que connaissait l’UCC une dizaine d’années plus tôt est en cours de résolution. Certes, le tournant de la resyndicalisation est encore récent, et la CFDT continue à pâtir auprès de certains cadres d’une image trop « politisée ». Certains constatent même « qu’heureusement la CFDT a des adhésions du type « humanistes » ou « politiques » pour réussir « ce miracle quotidien » de conserver des adhérents et militants cadres ! » (Rapport de la commission 4, in L’information des cadres, n° 876, juillet 1982, p. 44).

Néanmoins, il est certain que la Confédération est désormais plus sensible à l’action de l’UCC, et l’encourage dans un grand nombre de directions. L’allocution d’Edmond Maire au 5e congrès, qui se déroule à Bierville en 1981, permet de prendre conscience du chemin parcouru depuis quelques années. Dans son discours, il appelle à « bâtir un véritable syndicalisme de masse en milieu cadre », et à « rendre le syndicalisme CFDT porteur des problèmes des cadres » : « j’ai d’abord envie de vous dire : soyez vous-même ; acceptez-vous comme vous êtes dans votre fonction professionnelle. Votre rôle est de servir les intérêts de l’entreprise, donc aussi les intérêts patronaux ? Soit. Comment pourrait-il en être autrement ? Est-ce que ce n’est pas là la caractéristique même du salariat ? ».

La question du financement

L’intérêt que la Confédération porte au milieu des ingénieurs et cadres dépasse la simple pétition de principe. Le Congrès confédéral de Bordeaux, en 1985, se penche sur le financement de l’UCC, afin de résoudre certains problèmes structurels qui limitent la capacité d’action du syndicat (notamment les réticences des fédérations à s’acquitter de leur cotisation cadre), et adopte une série de mesures (comme le doublement de la part minimale garantie du syndicat pour les adhérents cadres). La formidable croissance numérique du groupe « cadre » n’est pas étrangère à ces préoccupations : l’enjeu que représente cette catégorie apparaît désormais évident. La commission confédérale d’organisation insiste également à l’époque sur l’évolution interne à la CFDT : dans un paragraphe intitulé « Des éléments de rupture », elle encourage à provoquer une situation nouvelle, ce qui passe notamment par une plus large diffusion de la revue Cadres CFDT, et la mise en place d’un effort de développement à l’UCC, auquel les autres organisations CFDT doivent s’associer financièrement.

L’évolution générale de la CFDT au cours des années 1980 est, en outre, ressentie positivement dans le milieu des cadres. Le 6e congrès de l’UCC, en 1984 à Strasbourg, symbolise une partie de ces évolutions. Pierre Vanlerenberghe, dans l’introduction du rapport d’activité, souligne ainsi : « Nous sommes, aujourd’hui, entrés dans une phase de maturité de la CFDT, dans une phase de maturité de l’UCC. […] Aujourd’hui, les ingénieurs et cadres sont à l’aise dans la CFDT ». Daniel Croquette peut renchérir à son tour : « dans la CFDT, nous ne risquons plus de recevoir des sarcasmes si nous parlons du nécessaire développement de notre entreprise, de la compétence indispensable de la direction, voire du profit, condition des investissements ».

Même si certains critiquent l’apparition d’une forme de « libéralisme de gauche », il est certain que les cadres se sentent désormais plus en phase avec les perspectives de la Confédération. Certains engagements de la CFDT, comme celui en faveur de la construction européenne, trouvent une résonance particulière auprès de l’UCC et de sa base. La coupure qui pouvait exister sur certains sujets, entre d’une part les orientations confédérales, et celles de l’UCC, tend à se réduire.

La généralisation de la « crise économique » à l’ensemble du salariat, l’apparition d’un chômage important chez les cadres (de décembre 1990 à octobre 1993, le nombre de cadres demandeurs d’emploi double), l’apparition d’un capitalisme de plus en plus « patrimonial », ont également pour effet un rapprochement objectif des conditions des cadres et du reste des salariés. Les axes revendicatifs traduisent cette évolution : la réduction du temps de travail, l’emploi, les salaires, sont autant de domaines sur lesquels le discours de l’UCC (tout en maintenant certaines spécificités propres aux cadres) rejoint en grande partie celui des autres organisations.

La CFDT, première organisation chez les cadres

Depuis lors, l’orientation générale de l’UCC s’est trouvée en accord avec celle de la CFDT sur la majorité des sujets. La prise en compte des cadres au sein de la CFDT est dorénavant un phénomène massif, comme en témoigne la hausse du nombre d’adhésions et celle des résultats aux élections professionnelles. Alors que la CFDT revendique 4640 adhérents déclarés cadres en 1990, elle en compte 39 000 en 2007, soit un taux de croissance de 840 % ! En outre, depuis 1990, la CFDT est la première organisation au sein du collège cadres, lorsqu’on tient compte des résultats du secteur privé et public.

Cette expansion spectaculaire fait écho aux propos des dirigeants de l’UCC qui, à l’aube des années 1990, souhaitaient « rompre avec l’éternel constat d’un élitisme de l’adhésion militante » (Document UCC 2000 Sycomore, élaboré au 8e congrès, Dijon, 1991), et cesser de concevoir l’adhésion « sous un moule unique » (Présentation du rapport d’orientation par Marie Odile Paulet, congrès de 1991).

Une telle situation, rendue possible par l’action conjointe des dirigeants de l’UCC et de ceux de la CFDT (une importante partie des nouveaux adhérents sont en fait des cadres qui n’étaient pas déclarés par leurs fédérations respectives, et sont donc à mettre au compte d’une meilleure entente entre les structures), a eu pour conséquence de consolider d’autant plus la représentation des cadres au sein de la structure confédérale.

La légitimité d’une structure propre aux cadres n’est plus en question, même lorsque des désaccords peuvent intervenir sur certains sujets. Au cours de négociations parfois contradictoires avec les autres structures, l’UCC parvient à faire respecter un certain nombre de ses revendications propres, comme à l’occasion des lois sur la réduction du temps de travail, où l’idée d’un « forfait jours » pour les cadres fut entérinée.

Enfin, il faut une nouvelle fois signaler le rôle d’entraînement joué par les instances exécutives de la Confédération. Sans qu’il soit évidemment possible de déterminer dans quelle mesure cela a pu jouer dans la syndicalisation des cadres à la CFDT, il est certain que l’image du syndicat s’est mise à correspondre de façon plus nette avec les attentes du milieu.

Le rôle de la négociation, l’ouverture au dialogue, ainsi que l’apparition de nouvelles figures moins liées à la culture ouvrière (celle de Nicole Notat, puis de François Chérèque) ont sans conteste joué en faveur du syndicalisme cadres à la CFDT. Il est par exemple significatif que la CFDT Cadres, à la différence de la plupart des fédérations, n’a enregistré qu’un nombre de départs très limité à la suite de la réforme des retraites, en 2002.