A plusieurs reprises au cours des articles antérieurs, nous avons fait référence au travail accompli par la CFDT Cadres sur certaines thématiques précises (RTT, participation des salariés…). Cette fonction s’assimile à une forme d’expertise sociale, dans la mesure où elle s’appuie sur une connaissance précise des enjeux en question, et qu’elle permet à la CFDT Cadres d’intervenir dans le débat public en faisant valoir ses arguments. L’article récent d’Yves Lasfargues qui retrace l’élaboration d’un discours propre sur les évolutions technologiques (n°419, mai 2006), a bien montré l’importance de cet aspect de la vie syndicale. Le texte présent est le premier d’une série de trois articles qui vont s’efforcer de donner un sens concret à cette notion d’expertise sociale, en revenant sur quelques-uns des grands thèmes de l’histoire de l’organisation. Il est consacré au rôle joué par l’UCC, puis la CFDT Cadres, dans les problématiques propres aux cadres. Parmi celles-ci, la question de la réduction du temps de travail des cadres et celle de la formation sont particulièrement saillantes. Les deux articles suivants élargiront la perspective en soulignant l’implication de l’organisation dans les débats autour de l’entreprise et de la gouvernance.

Ce travail d’expertise a de nombreux objets. Néanmoins, il en est un qui va occuper l’UCC durant une grande partie de son existence : c’est la réduction du temps de travail des cadres.

L’usage des temps

Sur ce thème, l’UCC a mobilisé d’importantes ressources, ce qui lui a permis de devenir un interlocuteur privilégié des pouvoirs publics lors des phases de négociations. Cette réflexion démarre dès l’époque de la FFSIC, et se prolonge avec la mise en place de l’UCC. Au début des années 1970, la baisse du temps de travail est ainsi évoquée dans les publications de l’UCC, mais il s’agit alors de la reprise d’une longue tradition revendicatrice du mouvement ouvrier, sans que la spécificité du travail des cadres ne soit abordée. Durant toute la première moitié des années 1970, les références à la durée du travail des cadres sont très modestes et assez imprécises : « nous n’acceptons pas que le cadre soit 24 heures sur 24 à la disposition de l’entreprise », « il faut contrôler la durée du travail, imposer des normes conventionnelles, imposer la possibilité pour le cadre d’avoir aussi une vie familiale, d’assurer aussi ses responsabilités de citoyens » (Résolution générale du deuxième congrès de l’UCC, le 5 mars 1972). A la différence des questions de salaire, de hiérarchie, de formation, le thème de la réduction du temps est en retrait dans les revendications de l’époque, comme le prouve l’absence d’article consacré à cet aspect dans les publications de l’UCC entre 1967 et 1977.

A partir de cette date, l’UCC se lance dans un lourd travail d’analyse et de réflexion autour de cette problématique. Plusieurs éléments contribuent à expliquer son émergence à cette période : la prise de conscience d’un chômage qui commence à toucher les cadres, la volonté de la Confédération de faire de la réduction du temps de travail un des ses axes revendicatifs, la perspective d’une victoire de la gauche aux élections législatives de 1978 (qu’elle perdra finalement) puis à l’élection présidentielle de 1981. Les années qui s’écoulent entre 1977 et 1981 sont cruciales à cet égard, et révèlent des transformations dans le discours du syndicat. En début de période, il s’agit principalement de revendiquer la réduction du temps de travail au nom du refus de l’asservissement aux contraintes de la production capitaliste. Le titre du numéro de Cadres CFDT consacré à cette question, « Emploi du temps, emploi de soi », est symbolique de cette manière de penser. Dans l’espoir de « changer la vie », le rapport des cadres au temps de travail doit être réévalué.

Une telle posture va rapidement montrer ses limites, et le besoin de disposer d’un cadre analytique et empirique plus complet se fait alors ressentir. C’est Yves Lasfargues qui prend en charge le travail de documentation et d’élaboration des propositions à partir de 1979. Une réelle impulsion est alors donnée, comme en témoigne la déclaration de la commission exécutive de l’UCC de juin 1979, qui déclare que « la réduction massive du temps de travail, créatrice d’emplois, est un objectif prioritaire pour les mois qui viennent ». En décembre 1979, Yves Lasfargues soumet à l’UCC un dossier entièrement consacré à l’emploi et à la réduction du temps de travail des cadres. Ce document est caractéristique de la notion d’expertise sociale telle que nous l’avons définie auparavant : il reprend dans le détail les estimations de la durée effective du travail des cadres, revient sur les simulations macroéconomiques de l’INSEE et fait référence à l’expérience des cadres interrogés par l’organisation. L’expertise dont se prévaut l’UCC repose donc sur des éléments externes à l’organisation (issus notamment du monde de la recherche) ainsi que sur sa capacité à « remonter » de l’information en interne. Un tel examen minutieux des données conduit naturellement l’UCC, en dernier lieu, à avancer des « propositions sur la réduction du temps de travail des cadres et la création d’emplois ». Parmi ces propositions figure pour la première fois de façon nette la nécessité de « prévoir des modalités spécifiques pour certains, notamment pour certains cadres si l’on veut que pour tous les salariés la diminution du temps de travail ne soit pas seulement théorique, mais effective ». Ces modalités spécifiques, notamment l’idée d’un forfait-jour pour les cadres, constitueront l’armature du discours de l’UCC pour les années à suivre.

Jusqu’au milieu des années 1990, la réduction du temps de travail reste un thème suivi de près par l’UCC, ce qui lui confère une légitimité pour s’exprimer sur cette question. On s’éloigne alors de problématiques liées à l’épanouissement personnel pour s’intéresser davantage aux impacts macroéconomiques en termes de réduction du chômage de masse. La démarche est toujours la même : confronter statistiques officielles et sentiments personnels, faire remonter l’information détenue au niveau le plus décentralisé. Ainsi l’UCC publie en 1988 un dossier consacré à la durée de travail des cadres, qui prend en compte des éléments de droit social, des sondages auprès des adhérents, des données fournies par l’INSEE. Le choix de l’annualisation du temps de travail se confirme, ce que l’UCC estime être une « chance pour les cadres » (« L’annualisation du temps de travail : une chance pour les cadres », communiqué du 15 décembre 1985).

La dernière phase de cette construction d’un rôle d’expert débute au milieu des années 1990. Entre 1993 et 1998, les numéros de la revue Cadres CFDT consacrés à ce sujet se succèdent, confirmant que la gestion du temps est devenue une préoccupation essentielle, dont le périmètre dépasse celui de la création d’emplois : « D’autres partages », « L’ouvrage et le temps », « Conditions et temps de travail », « Le sens du temps », « Le temps des cadres ». L’enquête menée par la Confédération ou bien celle réalisée par l’Observatoire des Cadres à propos des accords de réduction du temps de travail prévus par la loi Robien de 1995 sont autant d’éléments qui viennent conforter les prises de positions de l’UCC. Cet intérêt de longue date pour la question permet à l’organisation de proposer à ses adhérents une large gamme de services lorsque les négociations au sujet des 35 heures s’ouvrent, faisant ainsi bénéficier de ses compétences l’ensemble des membres. L’expertise accumulée par l’UCC sur ce thème ne vise donc pas seulement à crédibiliser son intervention dans le débat public ; elle constitue également une ressource au bénéfice des cadres syndiqués. Comme l’indique un document d’aide à la négociation : « la connaissance du temps passé et de la charge de travail est un préalable à toute négociation, car comment réduire ce qu’on ne connaît pas ? »

En 1998, le congrès de Pantin fait des « 200 jours de travail par an » une des revendications phares de l’organisation. Cette implication en faveur d’une gestion raisonnée du temps des cadres ne cesse pas à la signature des accords de RTT. La grande enquête Travail en questions Cadres, pilotée par la CFDT Cadres en 2002, revient ainsi longuement sur ces enjeux. Fondée sur des questionnaires, elle perpétue cette tradition qui consiste à mêler le point de vue de chercheurs et celui tiré de l’expérience des cadres afin de promouvoir l’action syndicale.

Formation et enseignement

Le thème de la formation des cadres constitue un autre volet très important de ce travail d’expertise sociale qui caractérise l’UCC. L’idée qu’il faut agir en premier lieu au niveau de la formation des cadres et leur garantir des moyens de s’adapter à l’environnement productif tout au long de la vie constitue l’un des socles théoriques du syndicat. La formation est alors envisagée comme un droit du salarié. De l’autre côté, l’UCC insiste également sur la nécessité de faire correspondre le système d’enseignement supérieur aux exigences de la modernisation économique, et se comporte alors en tant qu’acteur du débat sur l’avenir du système de formation. De fait, la préoccupation de l’UCC pour les questions d’enseignement supérieur a été constante tout au long de son histoire, comme en témoigne son intervention dans des groupes de travail externes (Commission des titres d’ingénieurs de 1972 à 1988, Commission interministérielle sur la formation des cadres de l’industrie en 1990, Conseil national de l’Enseignement supérieur) ou internes (groupe IUT de 1972 à 1975, groupe de travail « Grandes Ecoles » de 1980 à 1983....), ainsi que ses prises de position sur des dispositifs législatifs (contre le projet de loi Devaquet en 1986 par exemple). Ce constat s’incarne de multiples façons : contacts avec les milieux étudiants, réflexions sur le système éducatif, participation à des organismes de formation…

Parmi ces éléments, la présence de l’UCC au sein d’organismes de formation a permis de faire entendre un point de vue syndical sur ces questions au sein même des institutions. Ainsi, l’UCC participa à la création en 1972 du Centre de recherche et d’étude sur l’adaptabilité des cadres (CREAC, devenu en 1983 le CREFAC, Centre de recherche et d’étude sur la formation et l’adaptabilité des cadres), qui se proposait de mettre en commun les connaissances et l’expérience accumulées par les différents partenaires afin de remédier aux problèmes spécifiques de formation et de réinsertion des cadres. L’UCC fut également présente de 1972 à 1993 au conseil d’administration de l’Institut français de gestion. Malgré ces quelques exemples, il est certain que la présence de la CFDT Cadres au sein des institutions de l’enseignement supérieur s’est considérablement améliorée au cours des années 1990 et 2000. Comme le rappelait récemment Jean-Paul Bouchet dans le numéro 424 de la revue Cadres, la CFDT Cadres siège à la vice-présidence de la Commission des titres d’ingénieurs, à la présidence ou vice-présidence du Cesi en alternance avec les représentants des employeurs, au conseil d’administration du CNAM, du Celsa, de l’Ecole des Mines de Paris, de l’université de Paris-Dauphine, de l’université de Paris-Sorbonne…

Le rôle de l’UCC en tant qu’expert des enjeux relatifs aux cadres ne se limite cependant pas à la question de leur formation. Grâce à la présence dans les organismes paritaires, c’est l’ensemble de la carrière des cadres qui est prise en compte dans la réflexion et les propositions du syndicat. Celui-ci manifeste, par son implication concrète et raisonnée au sein de ces institutions, sa capacité à élaborer des réponses pragmatiques aux problèmes qui touchent les cadres. Ainsi la réalité du chômage n’est-elle pas oubliée grâce au rôle actif joué par l’UCC au sein de l’Association pur l’emploi des cadres ingénieurs et techniciens (APEC). À l’occasion des 40 ans de l’APEC, Jean-Paul Bouchet et Laurent Mahieu rappellent dans un numéro de la revue Cadres paru en 2006 l’importance pour la CFDT Cadres de cet organisme qui a vu certaines de ses missions évoluer tout en restant fidèle aux intuitions qui ont guidé sa création. A travers son engagement dans l’organisme, la CFDT Cadres peut donc se prévaloir d’une véritable compétence sur la question du chômage des cadres.

L’organisation est aussi impliquée directement dans les différents aspects de la protection sociale des cadres, à travers notamment la participation aux organismes paritaires. La retraite des cadres constitue par exemple l’un des champs d’investigation privilégiés par l’UCC. Cela se manifeste par son rôle actif au sein de l’Association générale des institutions de retraites de cadres (AGIRC), organisme crée en 1947 avec le soutien de la FFSIC, ancêtre de l’UCC. Les principes qui animèrent les syndicalistes cadres de la CFDT à l’origine ont été ainsi défendus jusqu’à nos jours : gestion rigoureuse du régime, harmonisation des différents régimes de salariés, défense du système par répartition…

Le travail en question

Enfin, l’UCC s’est distinguée, tout au long de son histoire, par son engagement en faveur d’une connaissance précise du monde des cadres, de leurs conditions de travail et de leurs revenus. Partant du principe qu’une telle expertise aidera le mouvement syndical à analyser ou à préciser les orientations possibles, des chantiers importants furent menés à terme. Pour François Fayol, la CFDT Cadres du vingt-et-unième siècle s’inscrit pleinement dans cette tradition d’expertise : « cette connaissance n’a rien d’abstrait : elle passe d’abord par l’écoute des salariés. Ce que chacun d’entre eux a à dire sur son travail doit être entendu, et le rôle des syndicats consiste précisément à porter cette parole irremplaçable. Mais représenter les salariés, c’est aussi être capable de formuler ce qu’ils nous disent d’élaborer un système de représentation – au sens intellectuel du terme – qui ne soit pas un simple cahier de doléances. C’est sur cet échange avec les salariés que nous fondons notre action et que nous élaborons nos revendications »1. Cette posture contribua aussi au succès de l’UCC auprès des cadres, en leur fournissant des réponses concrètes aux problèmes rencontrés dans leur expérience quotidienne. On peut citer par exemple le travail sur la technologie accompli au cours des années 1980, qui permit à de nombreux cadres de retrouver une part d’initiative dont ils avaient été dépossédés. De façon similaire, l’UCC s’est régulièrement intéressée aux différents métiers qui composent le groupe des cadres, afin de tenir un discours qui tienne compte des spécificités de chacun. Au cours des années 1980 et 1990, des groupes de travail furent réunis afin d’examiner les évolutions de quelques catégories de cadres : groupe cadres commerciaux, journalistes, informaticiens… La parution en 1985 de l’ouvrage Du printemps dans les métiers, édité par l’UCC et consacré aux transformations du métier de cadre, renforce cette conception du syndicalisme.

L’UCC s’est également imposée comme un des acteurs de référence sur la question de la rémunération des cadres. La mise en place du panel OSCAR (Observation du salaire des cadres et de leurs revenus) basé sur les déclarations des adhérents du syndicat (lancé en 1980, les données sont réactualisées annuellement) a conforté l’expertise du syndicat sur ces aspects financiers. Cet exemple souligne l’engagement de l’organisation à se positionner comme un interlocuteur de référence pour les cadres, en s’appuyant sur la force et l’intelligence de son réseau d’adhérents. Une telle vision permet de concilier deux impératifs souvent considérés comme contradictoires : faire entendre sa voix lorsque des rapports de force interviennent, et bâtir une argumentation rigoureuse et adaptée à chaque situation. Pour les dirigeants de la CFDT Cadres, cette double dimension est indispensable afin de garantir la crédibilité de l’action syndicale.

1 : In Les cadres au travail. Les nouvelles règles du jeu, sous la direction d’Anousheh Karvar et Luc Rouban, p.10