Il y a maintenant une vingtaine d’années Jean-Michel Ribes réalisa la série de divertissements télévisés « Palace ». D’un humour raffiné chaque épisode représentait la vie quotidienne dans un hôtel de très grand luxe. Le spectateur y retrouvait régulièrement quelques rubriques dont celle où l’un des clients découvrant avec une horreur largement feinte, la dérisoire défaillance prononcée plus que souvent insignifiante du service de l’établissement, interpellait le maître d’hôtel ou se saisissait du téléphone pour s’exclamer d’un ton outrageusement courroucé : « Appelez-moi le Directeur ! ». Le Directeur, maître à bord dans la vie de l’établissement, disposant de tous les pouvoirs d’organisation conférée par la fonction, était requis de répondre à toute critique, réclamation et demande formulées par un client.

Le siècle des « pyramides »

Un abîme sépare le traitement de cet antique conflit commercial et celui, typique des temps modernes, où excédés, nous tempêtons dans le combiné téléphonique qui nous met en relation avec un employé commis à la « hot-line » de notre fournisseur d’accès à Internet ou d’un prestataire commercial « en ligne ». Le traitement prévu de ce genre de difficultés s’avère parfois frappé du sceau de l’absurdité : en cas de panne du téléphone, il faut en premier lieu appeler téléphoniquement la « hot-line » ; si votre messagerie électronique rend l’âme, vous êtes prié d’envoyer un e-mail à la maintenance !

Côté client tout peut sembler judicieusement organisé, à l’instar de la séparation entre services techniques et services commerciaux, pour que l’interlocuteur de l’entreprise de service ne dispose d’aucun pouvoir quant à résoudre le problème soumis par le client.

Revenons un instant sur notre Directeur de la fin du vingtième siècle. Il possédait « le pouvoir ». Une phrase prononcée sur le mode impératif avait valeur d’ordre. Pour décrire cette situation, là où le juriste parlerait d’exercice du lien de subordination, le consultant en Ressources Humaines indiquerait « un management directif ». Mais notre Directeur est simultanément le responsable, étymologiquement celui qui doit « répondre de ». L’organisation pyramidale,

-authentique pièce du musée imaginaire de la sociologie des organisations d’entreprise-, favorisait cette identité du pouvoir et de la responsabilité, avec un avantage très clair en matière de régulation : celui qui décide en assume lui-même les conséquences.

La généralisation des organisations dites « croisées » a profondément bouleversé les équilibres existants, et les possibilités de régulation socio-économique au sein des entreprises. C’est peut-être au cœur de ce dernier effet qu’il faut chercher une cause à la critique incessante du management par les subordonnés, qui n’ont de cesse de répéter « Ce ne sont vraiment pas des managers »,…. sans pour autant savoir dire ce qu’ils attendraient d’eux!

La source d’un mal-être

Rappelons la définition du stress formulée par l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail: « Un état de stress survient lorsqu’il y a déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu’elle a de ses propres ressources pour y faire face.»

Ne faut-il pas chercher l’origine de certaines souffrances des salariés dans la dissociation entre pouvoir et responsabilité, esquissée plus haut?

J’ai parfois écouté les récits de mes camardes « responsables d’affaire », pièces maitresses de la dimension « ligne de produit » dans l’organisation de l’entreprise ; sans faire état du contenu qui m’était livré, un trait me saisissait régulièrement : tout se passait comme si j’écoutais le récit d’un conducteur de véhicule de transports en commun, se dirigeant droit vers un mur, debout sur le frein, s’essayant par tous les moyens à tourner un volant comme mystérieusement bloqué. Que ce soit en raison du choix des sous-traitants opérés par d’autres (« les métiers »), de règles inappropriées imposées par des services coopérants comme la qualité, le contrôle de gestion, ou d’autres entraves en forme de prescriptions multiples, il se dégageait de ces récits comme un sentiment d’impuissance vis-à-vis de la prestation à fournir et de préoccupation anxiogène quant à l’attitude future du client final.

Simultanément, les récits des « managers » de groupes métier, opérant de façon transverse aux précédents, ne sont pas plus rassurants. Ils sont lamentations quant aux décisions « arbitraires » des « Lignes de produit », choix des sujets de recherche par des gens dont ce n’est pas le métier, décisions autoritaires de gestion…

A écouter les deux parties, aucune régulation n’est à attendre d’une organisation où l’apparition d’un déséquilibre ne génère aucune contre-réaction, pour paraphraser le langage de l’ingénieur.

La dissociation délétère

Payer pour les erreurs des autres, ou même seulement pour des manquements dont on n’est pas redevable, génère un sentiment d’injustice très intense. Dans le même ordre d’idée, notre vie scolaire précoce nous a durement appris la différence entre travail et… résultat du travail. Nous nous étions appliqués à cette rédaction, et pourtant le retour de la copie découvre un 6/20 accompagné d’un sévère commentaire : « Hors sujet. Quelques phrases bien construites cependant.» De cet apprentissage, certains ont compris l’utilité de la triche, c’est-à-dire du pillage, qui même s’il n’enseigne rien ou presque, préserve le résultat attendu.

Avec l’introduction de la gestion par objectifs comme méthode d’encadrement de l’activité des salariés, il est de plus en plus manifeste que le contrat de travail -à « obligation de moyens »- dérive vers un contrat pseudo-commercial à -« obligation de résultats »-. Pour reprendre l’exemple scolaire cité ci-dessus : peu importe le chemin, seul compte le résultat, la fin justifie les moyens.

Le salarié qui autrefois connaissait la mise en tension pour « bien faire son travail » vit aujourd’hui dans l’inquiétude de ne pas atteindre les résultats attendus, « les objectifs ». Certes, il ne serait pas raisonnable de dissocier totalement travail et résultat du travail. La validation d’un travail c’est bien souvent à partir du résultat : « Si l’installation électrique fonctionne, c’est que vous avez bien travaillé. » Néanmoins réduire l’investissement d’un salarié, « ce qu’il a mis de lui-même » au strict résultat, souvent quantitatif, constitue de plus en plus souvent une négation de la réalité du travail. D’une certaine façon c’est confondre la carte et le territoire ou le menu et le repas.

L’organisation de l’entreprise

L’entreprise organisée sur un modèle pyramidal présentait un avantage : à chaque niveau de l’organisation le salarié était responsable devant son supérieur hiérarchique et c’est aussi de lui qu’il détenait les moyens de travailler (pour l’encadrement, ce sera la délégation de pouvoir, de décision). Avec l’apparition des organisations dites croisées, cette simplicité ou plus exactement cette linéarité dans la répartition des prérogatives n’est pas garantie. Centres de coût contre centres de profit, Technical Units contre Business Units, Ligne de produits contre Moyens Communs, ou plus récemment « Front office » contre « Back office », sont des figures désormais classiques des organisations croisées. Prenons l’exemple –Ligne de Produits versus Moyens Communs-. Tel service de moyens communs alimente toutes les lignes de produits. Comment le responsable d’une unité de moyens communs organise-t-il le travail ? En fonction de contraintes propres : il va essayer d’exploiter au mieux les synergies possibles entre les différentes demandes de ses interlocuteurs des lignes de produit, en particulier en matière de détermination des priorités. Si le planning proposé ne convient pas au responsable de la ligne de produit, si un conflit émerge, il ne pourra être tranché qu’à un niveau supérieur de l’organisation de l’entreprise. (Il faut parfois remonter assez haut dans l’organigramme pour identifier le point d’intersection des deux « branches » en question.)

Le premier résultat est donc celui-là : la mise en place d’une organisation croisée, qui avait pour but de fluidifier le processus global de production finit par le rigidifier. Les décisions qui dans une organisation pyramidale « coulaient de source », tombaient sous le sens, deviennent objet de conflit.

Le deuxième résultat bien connu : la « verticalisation » : -Ah ! tu sais finalement « le siège a tranché,…nous aurons tous des portables !-. Le pouvoir de décision a été reporté sur des hommes quasi invisibles, et certainement à peu près insaisissables, très hauts placés dans l’organigramme. Simultanément chacun se demande si il est vraiment du ressort du Président Directeur Général de choisir la couleur des papiers peints, ou même d’exercer ses prérogatives quant au choix du matériel informatique, à moins de s’enfoncer dans une organisation administrée, que les plus ironiques des salariés qualifient de « soviétisée ».

Restaurer du sens

En termes de vécu au travail, celui qui est responsable du produit se sent dépossédé de tout moyen d’action. Après cette remarque on saisit mieux l’origine des témoignages d’impuissance mentionnés plus haut, et pourquoi les pathologies associées au « stress » émergent. Ce n’est pas seulement dans l’accroissement (quantitatif) important d’une charge de travail qu’il faut en chercher les causes mais aussi dans la perte (qualitative) de sens que la multidimensionnalité des organisations occasionne.

Dans un des derniers spectacles -Les nouvelles brèves de comptoir- dont il a assuré la mise en scène, Jean-Michel Ribes sur un texte de Jean-Marc Gourio fait dire au comédien qui autrefois réclamait le Directeur (Marcel Philippot), cette phrase qui illustrerait le trouble que chacun d’entre nous ressent en découvrant une organisation croisée ou plus généralement multidimensionnelle :« Devant c’est l’avenir, derrière c’est le passé,... mais alors sur les côtés? »