Pourquoi l’État est-il aussi puissant en France dans le domaine social dans un pays à forte tradition syndicale ?

Guy Groux. Il y a un héritage historique qui influe toujours sur la culture politique française. Pour Marx, l’Allemagne était le pays de la philosophie politique, l’Angleterre celui du capitalisme et la France celui de la lutte des classes. Dans le contexte européen de l’époque, c’était tout à fait juste. Nous avons toujours eu cette culture du conflit qui s’inscrit dans le politique aux dépens d’une culture de régulation et d’arbitrage spontané. Elle est issue des mouvements ou des insurrections qui vont de « 89 » à la Commune de Paris jusqu’à 1936 ou « mai 68 ». Dès lors, l’Etat est souvent apparu comme le garant de l’ordre et du maintien des grands équilibres sociaux.

Un autre aspect concerne l’histoire syndicale en France. Trois types de syndicalisme existent à son origine. Celui de la « Charte d’Amiens » (1906) rejetant tout Etat, le syndicalisme catholique social qui se fonde sur le principe de subsidiarité et avec la scission de la CGT en 1921, la naissance d’une CGT-U, bolchévique et hostile à l’Etat « bourgeois ». C’est avec Léon Jouhaux et la CGT réformiste qu’interviendront dans l’entre-deux-guerres de nouveaux rapports à la puissance publique avec des revendications comme les nationalisations ou la planification. La relation « Etat-syndicats » fut donc complexe et faite d’attentes et de défiance mutuelles.

Un troisième aspect renvoie au rôle de l’Etat dans la reconstruction de l’après-guerre liée à l’héritage du Conseil national de la résistance. Ce qui domine alors à droite comme à gauche, ce sont deux courants politiques, le gaullisme et celui incarné par le PCF qui se voulaient résolument étatistes. L’hégémonie de ces partis durant les Trente Glorieuses voire plus tard, explique l’absence de parti vraiment libéral en France comme le fait qu’une « deuxième gauche » non jacobine se soit longtemps cantonnée à la seule sphère sociale avant de s’implanter dans la sphère politique. Le résultat de cette histoire politique et sociale marque toujours l’ambiguïté des rapports entre l’Etat et les syndicats. Et éclaire la fermeté actuelle du pouvoir politique face aux corps intermédiaires.

Quelle est notre culture sociale dans une cohabitation entre Etat fort, syndicalisme faible et divisé ?

G. G. Dès les années 1980, la société française connaît une transition réelle entre un système étatique de prescription par la loi et un système plus complexe, fait d’ajustements locaux et de négociations[1]. Les lois Auroux, de Robien (1996), Aubry (1998) et Larcher (2006), témoignent d’un fait : l’Etat laisse une place de plus en plus importante à la négociation collective et aux accords locaux face au législateur. Cette transition ne remet pas en cause la tradition d’une présence forte de l’Etat qui est d’ailleurs souhaitée par de larges pans de l’opinion publique. Les injonctions du gouvernement auprès des partenaires sociaux, sont ainsi bien perçues par la population qu’il s’agisse de la lutte contre les discriminations, l’égalité salariale entre les femmes et les hommes ou le financement des régimes de retraites par exemple.

Malgré l’adhésion de beaucoup à l’économie de marché, une influence accrue de la « deuxième gauche » et une droite plus souvent convertie au libéralisme, le poids de l’Etat reste donc très présent surtout comparé à certains de nos voisins européens. Certes, ses interventions ne sont plus celles des Trente Glorieuses, mais comme il n’existe pas de syndicats ou d’organisations intermédiaires suffisamment puissantes, on reste confronté à un paradoxe permanent : d’un côté, des logiques contractuelles qui depuis 30 ans façonnent de plus en plus le contexte social ; de l’autre, un Etat omniprésent dans la société et qui l’est d’autant plus que les institutions de la Vème République - la sacralisation de l’élection du chef de l’Etat, mère de la vie politique - lui confèrent un rôle toujours central.

L’ambiguïté de la situation présente est due par ailleurs au clivage profond qui structure le syndicalisme en deux grands courants : le premier issu du catholicisme social ou de la « deuxième gauche » prône la négociation collective et le contrat comme l’une des bases essentielles du changement social ; le second lié aux héritiers du marxisme ou à une culture sociale-démocrate dominante dans l’après-guerre reste fondamentalement étatique même s’il peut à l’occasion critiquer telle ou telle loi initiée par les pouvoirs publics. Le débat de fond « la loi et/ou le contrat » est celui qui clive profondément le syndicalisme comme le montre aujourd’hui les divergences sur les retraites, des divergences irréconciliables.

Quelles sont les modes de régulation à l’œuvre dans la société française ?

G.G. En dépit du poids de l’Etat, les régulations sont toujours plus multiples. Beaucoup de travaux scientifiques ont montré la diversité et la vivacité de certaines formes de régulations locales ou sociales indépendamment du pouvoir politique global[2]. La notion de contractualisation des rapports sociaux par rapport à l’État est acceptée et elle s’approfondit  dans ses effets et dans ses contenus. En 1936 Léon Blum imposait « par la loi et pour tous » la durée du travail à 40 heures. En 1998, Martine Aubry lie l’application des « 35 heures » à la négociation d’entreprise ou de branche. C’est une rupture. Aujourd’hui la refonte du dialogue social - lois Rebsamen, El Khomri, ordonnances Macron - prolonge cette possibilité de négocier localement et de régler les relations de travail en dehors de la loi. Sans jugement de valeur et d’opinion, c’est une réalité normative.

Dans les années 1970, J. Chaban-Delmas Premier ministre empruntait à l’un de ses conseillers J. Delors une vision qui dénonçait une « société bloquée », rompait avec le gaullisme étatique et prônait une
« nouvelle société »[3]. Malgré l’échec de cette première tentative dû à G. Pompidou, la tendance de fond est devenue inéluctable : la société s’organise aux côtés de l’Etat central et de la loi uniforme, même si cette évolution est parfois freinée par le poids des corporations et une défiance mutuelle entre l’Etat et les corps intermédiaires.

Il existe ainsi une polycentricité des modes de régulation et notamment des régulations contractuelles qui répondent à une société et à une économie de plus en plus diversifiée, fragmentées faites de communautés multiples et de courants éclatés. Dans ce cadre, existent de  nombreux compromis qui se font dans la société « d’en-bas » et se développent face à la loi. Certes, celle-ci n’est jamais niée comme telle mais son emprise sur une société civile toujours plus composite a beaucoup perdu en efficacité comparée au passé.

La polycentricité des régulations concerne aussi et à l’évidence l’entreprise. Aux côtés des régulations juridiques ou politiques (la loi, l’Etat) ou contractuelles (l’accord professionnel, les conventions), certains sociologues comme Jean-Daniel Reynaud ont insisté sur la notion de « régulation autonome ». Le système social est le produit de règles que ses acteurs inventent et qui vont ordonner des interactions entre eux[4]. A sa suite, les travaux de Gilbert de Terssac ont mis en lumière des logiques professionnelles à l’œuvre dans le domaine des régulations d’entreprise face à des régulations plus contraignantes. Dans les ateliers, les ouvriers inventent des accommodements mutuels et appliquent des règles du travail qui ne sont ni formellement négociées ni prescrites. La régulation autonome peut être très efficace sur le terrain social mais aussi économique qu’elle inspire ou non, par la suite, des normes conventionnelles voire juridiques[5].

Entre la loi, le conventionnel et l’informel, où se situe l’élaboration de l’intérêt collectif ?

G.G. Là encore, on est face à un paradoxe. Notamment en matière de redistribution ou d’allocations, beaucoup de Français expriment de fortes attentes par rapport à l’Etat tout en s’en défiant à cause du manque de moyens qui le caractérise[6]. Ceci signifie que l’Etat qui jusqu’à présent pouvait répondre de façon plus ou moins satisfaisante à l’intérêt collectif est de moins en moins en capacité de le faire alors que les demandes qui lui sont adressées sont toujours plus nombreuses et multiples.

Dans le monde du travail, cet état de fait est renforcé par des évolutions majeures qui débordent dans le temps, les débats actuels à propos des retraites : il s’agit de la transition numérique et de l’impact de l’environnement ou du climat sur l’économie. Soumises à l’interdépendance planétaire des marchés et aux incertitudes qu’elles génèrent dans les domaines du travail, de l’emploi et des qualifications à venir, ces évolutions ne peuvent pas être régies par la seule loi ou l’Etat. Nous passons ainsi d’un monde keynésien fondé sur une consommation de masse, l’accumulation des richesses et des acquis à un monde schumpetérien où toute innovation repose souvent sur la destruction d’éléments existants. On ne peut pas continuer à se fonder sur des modèles anciens sans les questionner. A ce titre, le discours « macroniste » sur les retraites est schumpetérien, à ceci près qu’il ne définit pas la méthode ni les acteurs dans ce processus de destruction créatrice, ce qui est anxiogène.

Si dans l’entreprise, les mutations présentes n’impliquent pas forcément de nouvelles règles juridiques qui risquent d’être peu efficaces, elles impliquent en revanche toujours plus de débats, de mobilisations, de dialogue et de négociations autour des incertitudes qu’elles génèrent. En d’autres termes, elles exigent plus de démocratie sociale qui engage autant les salariés de base que les partenaires sociaux et le management et surtout le management de proximité qui demeure aux frontières des régulations juridiques, contractuelles et des accommodements permanents. De ce fait, peut ainsi exister entre la loi, le « conventionnel » et « l’informel » des liens visant à répondre à termes rapprochés aux attentes liées à l’intérêt collectif. Pour illustrer ce propos, on peut rappeler un fait du passé tombé parfois dans l’oubli. Il s’agit de la réforme des PTT au tournant des années 1980-1990 définie alors par le pouvoir politique selon une méthode qui impliquait trois phases successives : - d’abord, l’organisation d’une immense concertation et de débats à la base concernant la totalité des salariés de l’entreprise ; - ensuite, l’ouverture et la conclusion de négociations visant à offrir de réelles garanties collectives aux personnels en place ; - enfin ou en dernier lieu, le vote d’une loi entérinant la réforme et l’émergence de deux entités distinctes : la Poste et France Telecom devenu Orange. Certes, il ne s’agit pas là d’une méthode de changement qui inspire le pouvoir actuel.

Le modèle français est-il hybride ou inachevé ?

G.G. Inachevé, il l’est assurément. Face aux changements présents, beaucoup d’acteurs politiques, sociaux ou économiques se réfugient dans des postures du passé mais à l’évidence il s’agit de refuges très précaires. Faute de capacités des acteurs à définir de façon durable de nouveaux systèmes de régulation, le risque est que les transitions en cours s’imposent d’elles-mêmes à eux et au-delà de leur propre volonté. Aujourd’hui, la question essentielle reste la défiance qui caractérise la société française[7]. Et le déni de la légitimité de « l’autre » comme l’attestent de plus en plus certains discours protestataires. Ceci est vrai dans la société en général mais aussi dans l’entreprise. Or, comme l’a montré « l’école des relations professionnelles », toute régulation repose sur la reconnaissance par les acteurs de la légitimité de chacun, la volonté de construire des règles communes et le partage d’une vision d’ensemble sur les priorités et les équilibres qu’une société se donne à elle-même à un moment donné[8]. En outre, il faut aussi que les corps intermédiaires puissent disposer de moyens pour négocier et produire les compromis nécessaires ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui[9].

En fait, objet de transitions sans précédent - la transition numérique, la transition écologique - la France est elle-même aujourd’hui en voie de transition. La grande rupture de la société française, c’est en1984 avec les choix faits par la gauche au pouvoir en faveur de l’Europe et in extenso de la mondialisation. C’est le moment où se dessine le besoin de créer de nouvelles régulations et notamment des régulations hybrides qui tranchent avec le « tout-Etat ». Mais c’est aussi le moment où un chômage massif et la précarité du marché du travail minent les débats sociaux et politiques et paralysent beaucoup d’acteurs. La question centrale est alors : comment réformer quand de nombreux travailleurs et plus généralement de nombreux citoyens se sentent menacés ? Les salariés protégés craignent que les changements à l’œuvre impactent leurs statuts et leurs acquis. Et ceux qui ne le sont pas ou peu craignent encore plus de l’être moins. On est là face à des faits qui sont à la source de la montée des radicalités que l’on observe au sein de certains syndicats. Mais aussi du mouvement des
« Gilets jaunes » qui constitue le nec plus ultra de la dissolution des repères possibles parce que les institutions partisanes ou syndicales qui pouvaient incarner « la demande sociale » et les assigner à la société sont elles-mêmes en crise et en recherche de repères.

Propos recueillis par Laurent Tertrais

[1] Cf. Guy Groux, Michel Noblecourt, Jean-Dominique Simonpoli, Le Dialogue social en France. Entre blocages et big bang, Odile Jacob, 2018. [2] Laurent Duclos, Guy Groux et Olivier Mériaux (dir.), Les Nouvelles dimensions du politique. Relations professionnelles et régulations sociales, LGDJ, 2009. [3] Discours d’investiture, 16 septembre 1969, www.assemblee-nationale.fr/histoire/Chaban1969.asp. [4] J. D. Reynaud, Les Règles du jeu : l’action collective et la régulation sociale, Armand Colin, 1989. [5] Cf. Les Nouvelles dimensions du politique (…), op. cit. [6] Elie Cohen, Gérard Grunberg, « Le citoyen, le pouvoir et l’État : la double singularité de la culture politique française », www.telos-eu.com, 6 janvier 2020. [7] A ce sujet, voir le « Baromètre annuel de la Confiance politique » publié par le CEVIPOF depuis 2009. [8] Notamment, J.T. Dunlop, Industrial Relations Systems, Boston, Harvard Business School Press, 1998 (réed.). [9] Guy Groux, « Macron ou le mépris à l’égard des corps intermédiaires ? », www.telos-eu.com, 24 mai 2018.