La fonction ressources humaines (RH) attire de plus en plus les étudiants et les cadres confirmés : selon le baromètre Cegos 2019, 41% des responsables et directeurs des RH interrogés se trouvaient à ce poste parce qu’ils avaient saisi une opportunité pour entrer dans une fonction qui les avait toujours intéressés, soit 14% de plus qu’en 2016. Mais la même enquête fait état de désillusions et de difficultés liées à l’écart entre leurs attentes et la réalité du métier[1].

Le décalage est à la fois cause et conséquence d’une identité de la fonction RH particulièrement fragile et instable, tant pour ses membres que pour ceux qui la côtoient. Cette crise identitaire, lot de nombre de fonctions supports, est particulièrement marquée ici pour les deux facettes inséparables de l’identité distinguées par Claude Dubar[2]. De fait, pour la fonction RH et ses ressortissants, « l’identité pour soi » (image que l’on se construit de soi via un processus biographique) comme « l’identité pour autrui » (image – voulue ou non – que l’on renvoie aux autres et qui se construit via un processus d’interaction et de reconnaissance par autrui) sont sans cesse malmenées et à (re-)construire.

Une « identité pour soi » fragilisée par l’histoire comme par le présent

Tout d’abord, la gestion des ressources humaines (GRH), comme toute la gestion, n’a longtemps pas figuré parmi les filières « nobles » de l’université et du supérieur : « En France, avant 1968, les enseignements universitaires de gestion sont quantitativement et symboliquement marginaux. Ils sont transmis dans une quinzaine d’instituts d’administration des entreprises [le premier est créé en 1955 et ils n’offrirent longtemps qu’une année complémentaire en facultés de droit et de sciences économiques] dirigés par des économistes et des juristes non nécessairement spécialistes de ces questions, ainsi que dans les sections «tertiaires» des récents IUT alors peu légitimes »[3]. Même parmi les sciences de gestion, la GRH peine à trouver sa place : ce n’est qu’en 1971 qu’est créé le Centre interdisciplinaire de formation à la fonction personnel (Ciffop) à l’université Paris 2 Panthéon-Assas où un tout premier DESS de gestion du personnel s’ouvrira aux titulaires d’une maîtrise en… droit/sciences économiques ou aux diplômés de grandes écoles de cadres[4]. Ainsi, si l’Association des directeurs et chefs du personnel (ANDCP) voit le jour dès 1947, la fonction ne se « professionnalise » que bien plus tard : elle est une pratique, un métier, avant de se doter d’un corpus de connaissances propre et d’instances de formation/transmission spécifiques.

Pendant longtemps, on ne se forme à la GRH que dans un second temps (à partir de disciplines plus
« fondamentales »), voire pas du tout (formation via la pratique ou la transmission par les pairs) et des profils très différents coexistent traditionnellement dans la fonction. En 1972, Entreprise & Personnel recensait, chez les directeurs du personnel, 48% de juristes, 24% d’ingénieurs, 18% de sans diplôme et 24% de politistes ou autres. Et la multiplication des formations en GRH à partir des années 1980 n’a guère homogénéisé les profils puisqu’en 2014[5], les répondants exhibaient des spécialités encore diversifiées : 33% des hommes et 23% des femmes avaient fait des études commerciales ; 12% des hommes et 16% des femmes venaient d’un cursus en sciences économiques ; 14% des hommes et 17% des femmes venaient des sciences sociales ou des sciences ; 19% des hommes et 22% des femmes avaient suivi un cursus de droit ; 11% des hommes (mais pas de femmes !) étaient ingénieurs, quand 2% des hommes et 5% des femmes étaient diplômés en humanités, en arts ou en langues. Mais cette hétérogénéité des profils et des parcours a d’autres causes qu’une tardive reconnaissance dans un pays marqué par le diplôme :

-   sa pratique requiert des savoirs et compétences liés à de nombreuses disciplines : le droit du travail, surtout en France, traverse et structure tous les actes de la GRH ; la psychologie du travail est sollicitée dans le recrutement et par toutes les pratiques liées à la motivation du personnel, aux risques psychosociaux ; les sciences de l’éducation sous-tendent toute politique de formation continue ; l’ergonomie outille l’analyse du travail et l’amélioration de ses conditions d’exécution ; la sociologie et la science politique pensent et balisent les conflits et négociations « délégués » à la DRH ; la finance et le contrôle de gestion arment l’audit social, les tableaux de bord et la maîtrise des coûts sociaux ; l’informatique s’affirme avec les SIRH ou l’irruption, encore timide, des big data ; le marketing supporte les politiques de « marque employeur » ou de communication interne. Bref, la GRH - pratique ou discipline - est plus un carrefour, une mosaïque, qu’une entité autonome et unifiée et son identité s’y divise en profils et trajectoires multiples ;

-   dès l’origine, la question du « partage » de la fonction RH entre différents acteurs et de sa place dans/hors des organisations fragilise son identité. De fait, depuis leur apparition sous des noms divers (chef du personnel, directeur du personnel et de relations sociales, directeur des relations humaines, directeur des ressources humaines), témoignant chacun de priorités différentes, les spécialistes de la fonction ont été mis en « coopétition » avec d’autres acteurs. L’un des fondateurs de l’ANDCP[6] affirmait dès 1966 que la fonction personnel devait être réintégrée dans la hiérarchie parce que « […] la fonction ‘‘personnel’’ est avant tout une fonction de l’encadrement », le spécialiste ayant surtout vocation à « conseiller et aider [le chef] dans ce rôle primordial de faire faire », voire à « travailler à sa [propre] destruction », son rôle de conseil devenu inutile dès que les hiérarchies auront été formées. L’idée selon laquelle le manager est le « premier RH » traverse les époques, dans la littérature[7] ou dans la pratique et l’appellation HR business partner qui s’impose aujourd’hui en lieu et place de « responsable RH » parachève une vision où « […] les RH étant au service du management, il n’y a pas de stratégie RH autonome : elle doit coller à celle des unités de l’entreprise, répondre à ses exigences. La fonction est donc conditionnée par le ‘‘business’’ et doit travailler en collaboration avec la ligne managériale. Le manager est en fait lui-même le premier RH tandis que le RRH est quant à lui un ‘‘business partner’’. Par suite, même si le DRH fait partie du Comité de direction, il a faible voix au chapitre dans la prise de décisions stratégiques »[8]. Dans cette logique « business », l’identité professionnelle des acteurs RH est faible et ils se valorisent via leur connaissance de l’entreprise, de ses métiers ou des préoccupations des managers opérationnels plus que par leurs compétences spécifiquement RH. Ce statut de pure fonction-support prestataire de services et inféodée au management contraste douloureusement avec l’affirmation d’une fonction RH appelée à un destin « stratégique » scandée, voire martelée, depuis les années 1990[9] ;

-   longtemps épargnée par le sort des fonctions support « non stratégiques » ou extérieures au « cœur de métier », la fonction RH subit depuis les années 1990 des vagues successives d’externalisation, voire de délocalisation, au profit de consultants (qui sont parfois aussi enseignants ou chercheurs) en formation, recrutement, gestion de carrières, etc., de plateformes hébergées par un prestataire gérant en mode SaaS (Software as a Service) la paie et la gestion des temps et activités, ou de juristes. Elle n’est plus exclusivement (principalement ?) une fonction interne d’entreprise ou un tout homogène, mais bien un « espace professionnel » constitué de « segments professionnels » s’affrontant pour étendre leur jurisdiction[10], les professionnels d’entreprise n’étant qu’un de ces segments, sans monopole ni garantie quant à leur place ou leur survie. L’idée[11] selon laquelle il n’existe pas de profession séparée, unifiée, établie et objective s’applique à la fonction RH plus qu’à toute à toute autre ;

-   enfin, la fonction RH est plus que toute autre questionnée dans son identité et son unité par la question de la contingence. Quoi en effet de commun entre la GRH d’une PME industrielle normande et celle de la filiale d’une firme de conseil anglo-saxonne ? Quelles ressemblances entre une firme tête de réseau dans l’automobile et son sous-traitant de deuxième niveau ? Quelles contraintes et priorités partagées pour un hôpital public, une banque en ligne ou un studio de jeux vidéo ? Les moyens à disposition, le cadre juridique, le(s) type(s) de personnel, la culture nationale, la gouvernance, la représentation des salariés, l’épaisseur de la ligne hiérarchique, les finalités, les effectifs, les obligations de reporting, etc., rendent incommensurables les politiques et outils de GRH possibles ou nécessaires, condamnant tout espoir d’universalisme et d’unité au profit de pratiques singulières, fragiles, sans références incontestables et partagées. Mieux vaut parler dès lors des fonctions RH plutôt que de la fonction RH et interroger la possibilité de transposer les expériences, de mettre en application ce que l’on a appris ou de copier les succès d’ailleurs.

Une « identité pour autrui » confinant à la schizophrénie

Parler d’identité pour autrui oblige à se demander qui est autrui ! Pour la fonction RH, la question est cruciale et a été le cœur des débats des vingt-cinq dernières années, et plus précisément depuis qu’un anglo-saxon du nom de Dave Ulrich[12] a publié un ouvrage sur les « rôles » de la fonction RH. Sans revenir sur son contenu ou sur les évolutions ultérieures de Dave Ulrich, rappelons qu’il y formule quatre rôles devant permettre à la fonction RH de « créer de la valeur », de fournir des résultats :

-   « expert administratif », rôle opérationnel (court terme) et centré sur les processus et consistant à élaborer une infrastructure et des processus efficients de GRH ;

-   « champion des salariés », rôle opérationnel et centré sur les hommes, voué à augmenter l’implication des salariés et leurs compétences en vue de maximiser leur contribution ;

-   « agent de changement », rôle stratégique (long terme) et centré sur les hommes, via lequel la fonction RH facilite et catalyse les changements organisationnels et culturels en vue d’une performance accrue ;

-   « partenaire stratégique », rôle stratégique et centré sur les processus, qui a pour but d’aligner les pratiques RH sur la stratégie de l’entreprise et de la mettre en œuvre.

Dave Ulrich postule qu’il est possible et souhaitable que la fonction RH, au lieu de se « contenter »
des rôles traditionnels (expert administratif et champion des salariés), les remplisse simultanément et avec la même intensité. Mais il ne (se) pose jamais la question de l’éventuelle incompatibilité de ces rôles et des attentes qui les sous-tendent. En effet, la fonction RH a de multiples interlocuteurs ou « clients » : qui dit que les actionnaires ou la tutelle, les dirigeants, les hiérarchies, les salariés et leurs représentants, voire les spécialistes RH, ont la même conception de la « valeur ajoutée » ou des moyens pour l’atteindre ? Sommer (souvent en convoquant Ulrich) la fonction RH de remplir simultanément ces rôles revient à adopter une vision a-conflictuelle et apolitique de l’organisation, entre cynisme et naïveté. Au-delà de son caractère prescriptif (« la fonction RH doit… »), ce modèle aujourd’hui dominant et « orthodoxe » présuppose soit que l’organisation est un monde par essence harmonieux, soit que savoir pour qui travaille la fonction RH est une question réglée une fois pour toutes.

La théorie des parties prenantes défendue par R. E. Freeman[13] a une toute autre vision expliquant bien mieux les difficultés actuelles de la fonction RH : qu’est-ce qu’être un agent du changement et un partenaire stratégique dans une organisation sans stratégie (ou une stratégie que le DRH ne connaît pas parce qu’elle est déterminée au siège social distant de milliers de kilomètres) ou dont l’horizon se limite à être revendue par l’investisseur institutionnel qui la détient ? Comment être le champion des salariés tout en déclinant une politique d’externalisation au moindre coût ? Que signifie être un expert administratif quand les hiérarchies exigent de piloter le changement en toute méconnaissance du droit du travail et des règles de concertation obligatoires ?

Dans les faits, la fonction RH est aux prises avec de multiples parties prenantes parfois externes à l’entreprise[14], aux attentes ou aux conceptions de la « production de valeur » différentes (pour autant qu’elles pensent en ces termes), ce dont témoignent les approches telles que la Qualité de vie au travail (QVT), le Développement durable et la responsabilité sociétale (DDRS) ou les risques psychosociaux (RPS) cherchant toutes à prendre en compte des parties prenantes ignorées. « Seul au milieu de tous, le DRH ? » titrait naguère Liaisons sociales[15] montrant l’épuisement, la détresse, le sentiment d’impuissance de DRH seuls « […] au milieu de ‘‘force contraires’’ : des salariés, de leurs représentants syndicaux et de la hiérarchie, des managers et de la direction… Quand on tente de mettre des choses en place pour améliorer l’environnement de travail mais que l’on n’est pas écouté. Quand on écoute à longueur de journée les doléances des salariés mais que l’on ne trouve personne pour nous écouter. Quand on sait que notre marge de manœuvre est inexistante dans les négociations. Quand on sent la méfiance des salariés qui viennent nous voir… ».

Bref, l’« autrui » de la fonction RH est peut-être plus nombreux, diversifié ou confrontant que pour d’autres fonctions supports : d’une part, ses enjeux peuvent aller jusqu’à la survie organisationnelle des individus et collectifs ; d’autre part, son statut « dominé » ne lui offre pas la légitimité de fonctions plus anciennes et institutionnalisées telles que finance ou ingénierie (plus présentes dans des directions générales, dès lors moins au fait des spécificités, langage et modes d’action de la GRH).

Enfin, même quand « autrui » n’est pas au contact de la fonction RH, l’image qu’il en a grève néanmoins l’identité de celle-ci. Ainsi, dans la culture populaire (films[16], romans, bandes dessinées) ou dans les médias, la figure du DRH est toujours celle du « bad guy » : salaud insensible, veule exécuteur de basses œuvres ou séide à la botte des puissants. Cherchant à expliquer les difficultés actuelles de la fonction, Michel Barabel pointe ainsi le rôle contre-productif du discours normatif de Dave Ulrich : « Le RH bashing s’est développé au moment où la fonction, longtemps cantonnée à la sphère administrative, obtenait ses lettres de noblesse en revendiquant un rôle de partenaire stratégique de la fonction. En 1996, un chercheur américain, Dave Ulrich, invente le concept de ‘‘business partner’’, en définissant quatre rôles essentiels et indissociables à la fonction […]. Or, de nombreux professionnels RH n’ont pas respecté ces quatre missions. Beaucoup ont tenté de s’extraire de l’expertise administrative pour aller vers la stratégie et rejoindre les Codir ou Comex, beaucoup plus flatteurs. Mais ce positionnement ne leur a pas réussi. Ils ont perdu sur tous les tableaux. Côté direction, ils n’ont pas réussi à convaincre leur direction générale, n’ayant pas voix au chapitre. Côté salariés, ils ont été perçus comme des professionnels au service de la direction pour exécuter les basses œuvres. Du coup, la fonction se retrouve au milieu du gué : elle ne séduit toujours pas les dirigeants et, en plus, elle a perdu les salariés ».[17]

[1] cegos.fr/actualites/enquetes/radioscopie-des-drh-enquete-cegos. [2] La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Armand Colin, 1991. [3] Cf. F. Pavis F., « L’institutionnalisation universitaire de l’enseignement de gestion en France (1965-1975) », Formation Emploi n° 83, 2003. [4] Cf. J. Fombonne, Personnel et DRH. L’affirmation de la Fonction Personnel dans les entreprises (1830-1990), Vuibert, 2001. [5] F. Autier, M. Lachapelle, Rapport Cranet France, EM Lyon Business School, 2014. [6] D. Dugué McCarthy, « La fonction personnel », Personnel, n° 95, janv. 1966. [7] J.-M. Peretti (ss dir.), Tous DRH, éditions d’Organisation, 1996. L’ouvrage rencontrera un tel succès qu’il connaîtra trois éditions successives jusqu’en 2012. [8] P. Gilbert, D. Monneuse, « La professionnalisation de la fonction RH. Intentions et réalisations », Entreprise & Personnel, 2009. [9] Cf. C.-H. Besseyre des Horts, Vers une gestion stratégique des ressources humaines, éditions d’Organisation, 1988. [10] Au sens d’une légitimité d’exercer dans un champ d’activité spécifique, objectif de tout groupe professionnel. On peut assimiler la jurisdiction professionnelle à un « territoire » (V. Boussard, Sociologie de la gestion. Les faiseurs de performance, Belin, 2008). [11] Voir C. Dubar, P. Tripier, Sociologie des professions, A. Colin, 2005. [12] HR Champions. The Next Agenda for Adding Value and Delivering Results, Harvard Business Press, 1996. Une requête Google « Dave Ulrich » obtient [2 juin 2021] plus de 9 260 000 résultats ! Autant dire qu’il est l’auteur actuel le plus influent dans le domaine des RH et que sa pensée, énormément diffusée dans les entreprises et chez leurs dirigeants, est aussi le « modèle » le plus enseigné en GRH. [13] Strategic Management : a Stakeholder Approach, Pitman, 1984. [14] Ainsi, lors de restructurations industrielles, peuvent intervenir et peser les actionnaires, les salariés, les dirigeants, les syndicats, mais aussi les collectivités locales, les médias, les élus nationaux, les institutions européennes, les clients ou les fournisseurs... Cf. M. Ferrary, « La GRH à l’aune de la théorie des parties prenantes. L’exemple des restructurations industrielles », Gestion 2000 n° 3, 2005. [15] L. Tanneau,  « Seul au milieu de tous, le DRH ? », Liaisons sociales magazine, mars, n° 180, 2017. [16] Voir les recensements de films et d’ouvrages de : D. Abiker, « À l’écran, les DRH ne peuvent jouer que le rôle du ‘‘méchant’’», Entreprise & Carrières, n°1124-1125,2012, ou S. Haefliger, « Vie et mort des RH. Histoire d’une décadence annoncée », HR Today, oct. 2013. [17] M. Barabel, « Le RH bashing s’est développé au moment où les DRH ont revendiqué un rôle de partenaire stratégique », ActuEL RH, 2018 [editions-legislatives.fr/actualite/-le-rh-bashing-s%E2%80%99est-developpe-au-moment-ou-les-drh-ont-revendique-un-role-de-partenaire-strategique], consulté le 02/06/21.