Entre les deux, la guerre est improbable mais la paix semble impossible : « L’idée de démocratie sociale s’inscrit au défaut de la démocratie politique, à la fois comme une tentative de l’approfondir et comme effort pour la dépasser » (R. Robert). L’ouvrage donne la parole à des auteurs d’un colloque de Sciences Po et d’un groupe de travail du Cevipof, son pôle de recherche. Il pose des repères étayés sur l’articulation entre la démocratie sociale et la démocratie représentative, ses fondements comparés avec d’autres traditions, européennes et américaines, dans l’espace public comme dans l’entreprise. On peut y voir la suite d’un autre ouvrage universitaire : Les Nouvelles dimensions du politique[1] posait il y a dix ans un regard neuf de sciences politiques sur les relations sociales, les liens entre société civile et espace politique. Car une mutation plutôt méconnue est en marche. Derrière l’inflation législative et la permanence d’un Etat pivot s’inscrit une tendance à la négociation et aux engagements contractuels. Cette mue - récente à l’échelle de notre histoire sociale et institutionnelle - des relations professionnelles serait emblématiques des transformations de la régulation politique.

La robuste organisation de la Vème République est questionnée dans un monde ouvert (mondialisation), complexe (exigence croissante des individus et extension du rôle des entreprises) et instable (croissance pauvre en création d’emploi). Comment complexifier le régime, favoriser la délibération et la prise en compte d’intérêts contradictoires ? Si la social-démocratie pure et parfaite est impossible en France, la démocratie économique et sociale consolide la démocratie politique. L’ouvrage insiste aussi sur un décentrement pour ne pas oublier le décloisonnement des démocraties sociales au niveau européen et au niveau sectoriel mondial. Des articles de politique comparée permettent d’établir des modèles culturels de négociation sociale profondément différents du système français, à partir de l’histoire industrielle et politique propre à chaque pays.

L’ouvrage détaille ainsi l’avènement du concept de démocratie sociale (« civiliser les relations sociales »), le développement d’une « loi négociée » au niveau local (entreprise) ou inter-professionnel (extension des accords), voulu par les pouvoirs publics et les partenaires sociaux : un partage entre la loi et le contrat, amorcé aux débuts des années 1970 et accéléré ces derniers temps. Il en questionne cependant le sens, entre « approfondissement démocratique » dans l’entreprise (présence syndicale, négociation sur les conditions de travail) et « perversion du droit à la négociation collective » tant les rapports de force sont inégaux (l’organisation du travail et la redistribution des richesses ne sont pas négociables) et des nouveautés ambiguës comme le référendum.  Somme toute, il y a des symboles sur lesquels tenir bon tel l’accès des salariés à la gouvernance via les administrateurs. Il s’agit « d’inscrire la régulation du monde du travail dans le fonctionnement des institutions » tant la question sociale demeure un complexe défi pour les démocrates, les tenants de l’émancipation et de la liberté. La tension est aussi ancienne que le salariat (un siècle sépare la Révolution de la révolution industrielle). Il s’agit donc d’imaginer une articulation entre les formes de régulation, respectant la tradition française que la loi, expression de la souveraineté nationale, a une légitimité exclusive. Il s’agit aussi d’imaginer une légitimité pour les corps intermédiaires entre l’Etat et la société, alors que ceux-ci peuvent être perçus comme « une interface susceptible d’altérer le lien unissant le citoyen à la nation », affectant l’égalité devant la loi. Mais alors que la demande sociale s’individualise, le risque de rapprocher la fabrique de la norme de ses bénéficiaires la fragilise. « Droit des travailleurs ou droit de la personne au travail » ? L’enchevêtrement des questions professionnelles et personnelles, la porosité des temps et lieux d’un travail abstrait ou à tout le moins serviciel rappellent que la démocratie sociale est pensée dans un monde industriel. Aujourd’hui les inégalités d’accès à l’emploi, l’instabilité des entreprises et la transition numérique reposent la question de la démocratie dans le travail.

 

[1]  Laurent Duclos, Guy Groux et Olivier Mériaux (dir.), Les Nouvelles dimensions du politique. Relations professionnelles et régulations sociales, LGDJ, 2009.