L’entreprise n’a pas toujours été une figure centrale de notre vie collective. Longtemps, elle en a plutôt été le théâtre : le lieu où se jouait un conflit enraciné dans les relations de travail, certes, mais qui informait plus largement le fonctionnement du système politique, l’action associative ou les débats intellectuels. Souvenons-nous : il a fallu attendre mai-juin 1968 pour que les syndicats soient reconnus à l’intérieur de l’entreprise, alors qu’ils étaient un acteur incontournable de la société française depuis déjà trois quarts de siècle.

Conflit et violence à l’ère industrielle

Jusque dans les années 1970, l’entreprise était donc surtout perçue comme l’espace juridique et organisationnel où se mettait en forme un rapport social plus global : une opposition entre dominants et dominés, entre mouvement ouvrier et maîtres du travail qui structurait la société tout entière.

Ce conflit pouvait être pensé comme central, au point de dessiner, dans le discours de la « lutte des classes », l’image d’une société tout entière divisée selon une ligne claire de partage. D’un côté, les capitalistes, de l’autre, la classe ouvrière. L’affrontement ne s’arrêtait pas aux portes de l’entreprise. Elle n’était perçue que comme une sorte de cadre pour des combats qui naissaient en son sein, mais sans la mettre en cause en tant que telle : ils la débordaient et portaient sur des enjeux beaucoup plus larges, comme le contrôle des orientations les plus générales de la vie collective. Et si l’organisation était en question, ce n’était pas tant celle de l’entreprise qui était contestée, mais celle du travail – en particulier lorsqu’elle se prétendait « scientifique » et reposait sur des principes tayloriens. Nous nous souvenons tous de Charlot travaillant à la chaîne dans le film Les Temps modernes, mais qui peut dire dans quelle entreprise se joue cette scène ?

En devenant politique et idéologique, et pas seulement social, ce conflit pouvait déboucher sur des représentations et des discours caricaturant et déformant la vie réelle au sein des entreprises. Il n’était pas non plus exempt de violence. Violence patronale, éventuellement adossée à la police, voire l’armée, ou prolongée par elles. Violence des salariés, menant des grèves parfois dures, s’affrontant aussi, en dehors des entreprises, aux forces de la répression. Violence entre salariés, parfois ; par exemple, dans un passé qui n’est pas si lointain, entre grévistes et non-grévistes, les premiers accusant les seconds d’être des « jaunes » ou de casser le marché du travail, les seconds pouvant être plus ou moins manipulés, mais étant aussi étant plus ou moins exclus et rejetés de ce même marché par les travailleurs organisés et syndiqués.

Il faut ici introduire une nuance. Dans l’ensemble, si l’on considère l’expérience des sociétés occidentales, le conflit structurel de l’ère industrielle, tel qu’il s’est joué dans la vie des entreprises, n’a pas été accompagné de violences physiques graves, meurtrières, de la part des travailleurs. C’est d’ailleurs plutôt lorsque ce conflit peinait à se constituer, dans ces années 1892 et 1894 qui virent la naissance du mouvement ouvrier, et lorsqu’il s’est décomposé, parce que le même mouvement ouvrier était entré dans sa phase de déclin historique, dans les années 70, que le terrorisme d’extrême-gauche a trouvé son espace, en France, avec l’« épidémie » dont parle l’historien Jean Maîtron pour la flambée d’attentats anarchisants de la fin du XIXe siècle, et, plus près de nous, avec le groupe Action directe.

D’une rive à l’autre

A partir des années 70, tout change, dans la société en général, et du point de vue plus particulier de l’entreprise. La mutation1 peut se lire dans tous les domaines.

Le plus décisif est la sortie de l’ère industrielle, qui s’effectue de la pire manière qui soit – la désindustrialisation s’opère en excluant, en créant des phénomènes massifs de désaffiliation, de disqualification, de chômage, de précarité, surtout pour la main-d’œuvre la moins qualifiée, en bonne part issue de l’immigration. En même temps, les institutions de la République connaissent des difficultés majeures ; elles apparaissent de moins en moins capables d’incarner et de tenir concrètement les promesses de la belle devise « Liberté-Egalité-Fraternité ».

A la même époque, d’importantes transformations affectent la culture : poussée du nationalisme, dans ses expressions les plus fermées, xénophobes et racistes, renouveau d’identités régionales, mise en avant du « genre » et mouvements féministes et d’homosexuels, naissance, selon l’expression du politologue Gilles Kepel, des « banlieues de l’islam », etc. Dans ce contexte, l’individualisme s’exacerbe, d’une part comme souci individuel d’accéder à la modernité, à l’argent, à la consommation, et d’autre part comme demande à pouvoir se constituer en sujet de son existence, en personne singulière capable de maîtriser son expérience, d’agir en être libre et responsable.

C’est dans ce paysage en cours de mutation que la figure de l’entreprise est brutalement placée au premier plan. Car alors même que montent le doute et l’inquiétude dans la société prise dans son ensemble, alors même que se profilent, de plus en plus nettement, de terribles difficultés sociales et économiques, un phénomène étonnant se met en place : la découverte, et, comme dit alors la revue Autrement, le « culte » de l’entreprise. Bernard Tapie est alors un héros national, l’incarnation de l’innovateur créateur d’emplois, en même temps qu’au sein des entreprises fleurissent divers discours qui conjuguent, apparemment, modernisation et mobilisation.

Modernisation : l’entreprise se dit et se veut en phase de changements décisifs, elle abandonnerait les formes antérieures de rationalité, le taylorisme, l’organisation scientifique du travail, au profit de nouveaux modes d’organisation et de management. Le maître mot devient celui de flexibilité, on commence aussi à parler d’externalisation.

Mobilisation : l’entreprise devient un acteur, ou une fédération d’acteurs, il est de plus en question pour ses dirigeants de mobiliser tout le personnel, cimenté par une « culture d’entreprise » à laquelle chacun est supposé s’identifier. On tente alors de mettre en place, selon diverses modalités, un management qui essaie de concilier, tant bien que mal, identification de chaque salarié à l’ensemble que constitue l’entreprise, et reconnaissance de sa singularité et de la spécificité de sa contribution personnelle à l’ensemble. Le thème de l’intéressement fait son chemin, y compris au sein des entreprises publiques. Dans ce climat, les syndicats sont perçus de plus en plus souvent, et bien au-delà des cercles managériaux, au mieux comme incapables de comprendre ce qui se joue, et au pire, comme des gêneurs et des obstacles qu’aussi bien la modernisation que la mobilisation de l’entreprise doivent contourner et affaiblir – ce seraient des acteurs d’un autre temps, celui où le conflit opposait des figures sociales qu’il s’agit maintenant, apparemment, de concilier, voire de fusionner.

Pendant quelques années, ainsi, l’entreprise apparaît aux yeux de la société tout entière comme la réponse à ses difficultés, qui sont devenues considérables : elle prend le relais de l’Etat pour devenir le seul champion de la lutte contre le chômage. On lui attribue même un pouvoir d’intégration que la République semble avoir du mal à assumer : l’entreprise trouverait les modalités de sa propre intégration, autour de valeurs partagées par tout le personnel. Mais bien sûr, cette période, qui correspond aussi à l’apogée des idéologies néo-libérales, ne dure pas.

L’« insécurité » : de la société à la l’entreprise

Tout au long des années 80 et 90, en effet, le doute et l’inquiétude qui rongent la société française progressent, et un thème vient les fédérer, celui de l’insécurité. Celle-ci est d’abord vécue comme un fait de société, qui épargnerait l’entreprise, du moins privée. La notion de violence, en effet, est un amalgame qui laisse longtemps à part l’entreprise pour renvoyer à la délinquance et au crime, en général, mais aussi à la révolte et à la rage des jeunes, surtout dans les quartiers populaires, à l’islamisme politique et au terrorisme, et à la crise des institutions qui, telle l’école, semblent de plus en plus affectées par elle. En réalité, la violence objective, celle que l’on peut appréhender et mesurer, se développe en bonne part dans le vide né de la disparition du conflit qui structurait auparavant la vie collective. Elle exprime alors l’incapacité croissante de la société et de ses institutions à assurer le traitement de demandes sociales qui se soldent, faute de conflit plus ou moins institutionnalisé, en conduites émeutières, en agressivité, en autodestruction aussi. La violence est également subjective : l’insécurité est ce que chacun, individuellement ou collectivement, ressent et perçoit, sans qu’un lien soit nécessairement démontré qui permette d’associer cette perception et la réalité des faits suscitant la peur ou l’inquiétude – faits qui, on le sait, ne sont pas forcément réductibles à des violences concrètes. On peut avoir peur, par exemple, de façon générale, parce que l’on vit une situation où ce qui domine est la destruction d’une identité culturelle locale ou régionale.

A partir de la deuxième moitié des années 90, l’entreprise à son tour semble saisie par la violence. Le climat général, il faut le dire, a alors profondément changé, et les grandes grèves de novembre-décembre 1995 contre les projets du gouvernement Juppé expriment bien ce nouveau tournant. Les intellectuels, qui jusque-là n’étaient guère présents dans le débat sur le chômage ou l’exclusion2, se réveillent et se déchirent pour savoir comment interpréter ce mouvement. L’heure n’est plus à l’absence d’opposition au néo-libéralisme. La France, pendant un temps, va devenir le fer de lance des luttes anti-mondialisation. La critique des formes revêtues par la modernisation et la mobilisation dans les entreprises se développe et, surtout, rencontre un écho croissant : si l’entreprise contemporaine n’apparaît plus comme le lieu où se fabrique un conflit structurel, de classe, elle n’est pas pour autant un havre de paix, et encore moins l’antidote aux difficultés de la société et de ses membres. C’est un univers stressant, instable, au sein duquel la confiance n’est pas de mise, où les salariés ne trouvent pas les repères autorisant l’estime de soi, et le sentiment d’une quelconque utilité sociale, où s’ils ne sont plus des robots, ils deviennent des « Kleenex » dont on se débarrasse sans état d’âme, et où le pouvoir des managers s’efface derrière celui des actionnaires.

Les images beaucoup plus critiques et inquiètes qui entourent désormais l’entreprise donnent dès lors une certaine place à la violence. Non pas tant la violence, classique, qui accompagne parfois les conflits du travail ou celle, qui resurgit pourtant périodiquement, de luttes consécutives à des annonces de fermeture d’établissement, mais une violence qui renvoie à la mise en cause directe de l’intégrité morale de ceux qu’elle atteint.

Le harcèlement, une atteinte à l’être humain

Le maître-mot, ici, est celui de « harcèlement », un thème popularisé par des films à succès, comme Promotion canapé ou, plus réussi, Harcèlement avec Michael Douglas et Demi Moore. Ce terme appelé à faire florès, Marie-France Hirigoyen est parmi les premiers à en rendre compte dans son best-seller paru aux éditions Syros3. La thématique du harcèlement au travail, dans ses dimensions sexuelles et, plus largement morales, ne renvoie pas tant à l’idée d’une domination inscrite dans les rapports de travail, elle n’atteint pas le salarié en tant que travailleur, elle n’est pas une exploitation inscrite dans le fonctionnement normal de l’entreprise, elle ne prive pas sa victime, ou pas nécessairement, du contrôle qu’elle exerce sur son activité professionnelle. Elle traverse en quelque sorte tout ce qui la définit socialement pour l’atteindre comme être humain, hors références sociales, dans son individualité.

La montée en puissance du thème du harcèlement dans l’entreprise traduit à sa façon les importants changements qui, depuis les années 70, en font un univers totalement renouvelé. Elle indique, tout d’abord, que faute d’un conflit structurel, faute, aussi, d’acteurs organisés pour assurer le traitement plus ou moins négocié des demandes et des problèmes des salariés, l’entreprise devient un espace d’incertitudes où sont possibles des comportements qui dévalorisent des personnes singulières et des abus qui se jouent dans des micro-relations interpersonnelles. Elle indique également que l’individualisme a pénétré fortement l’entreprise, laissant les uns maîtres d’abuser les autres et chacun seul pour faire face au traumatisme et à la honte qui accompagnent généralement la victimation.

La thématique du harcèlement introduit dans l’entreprise celle des victimes, plus large, et en constante expansion depuis les années 70. Cela ne va pas sans conséquence : le salarié concerné est en effet défini en dehors de son apport positif à l’entreprise, en tant que travailleur. L’image du harcèlement renvoie à une identité négative, et à rien d’autre, à ce qui est détruit ou nié dans sa subjectivité. Il y a là un défi pour le syndicalisme, car de telles atteintes appellent non seulement une mobilisation classique, pour que des sanctions et des réparations soient mises en œuvre, mais aussi des efforts pour faire face au traumatisme subi, à la difficulté, pour la victime, à se reconstruire dans sa personnalité qui a été atteinte et dégradée – tâche que le syndicat n’est pas forcément bien préparé à assumer.

Il ne faudrait évidemment pas réduire le fonctionnement contemporain des entreprises aux seuls problèmes du harcèlement, qui ne sont de plus pas nécessairement nouveaux. Mais ces problèmes, tout comme la grande sensibilité des salariés et de l’opinion à leur égard, montrent bien qu’une ère nouvelle a commencé pour l’entreprise, perçue désormais dans ses dimensions non seulement sociales et économiques, mais aussi dans celles qui ont trait à la subjectivation, au respect et à l’affirmation de chaque salarié comme un sujet personnel, irréductible à son seul apport comme travailleur.

1 : Le terme de mutation vaut mieux que celui de crise, qui réduit le changement à de graves dysfonctionnements au sein d’un système dont on se refuse à envisager le remplacement par un autre système

2 : On se souvient peut-être d’André Gorz les observant faire, dans les années 80, leurs « adieux au prolétariat ».

3 : Le Harcèlement moral. La violence perverse au quotidien est paru en 1998. Chez le même éditeur, l’auteur a depuis donné une suite, Malaise dans le travail (2001), significativement sous-titré Démêler le vrai du faux. Le succès du premier ouvrage pose en effet question : dans la notion précise, les faits graves qui étaient abordés, d’innombrables personnes se sont reconnues, ce qui atteste peut-être moins la difficulté particulière dans laquelle elles se trouvaient que la force avec laquelle s’est imposée une représentation de la relation de travail faisant sa place à la violence.