La question de la responsabilité sociale des entreprises, du développement durable a fait l’objet de nombreux débats, de nombreux colloques. Le Livre vert de la Commission européenne sur la RSE (responsabilité sociale des entreprises) et la consultation dans ce cadre des partenaires sociaux ont contribué à l’élargissement et la décentralisation de ce débat auprès des différentes parties prenantes. Précédant le conseil européen de Laeken le 10 décembre 2001, la conférence de la présidence belge sur la responsabilité sociale des entreprises des 27 et 28 novembre à Bruxelles a constitué un point d’étape important. L’émergence de nouvelles normes, de nouvelles grilles de critères, d’organismes de notation des entreprises, de nouveaux groupes de pression, a participé d’une prise de conscience sur la responsabilité des entreprises. L’actualité de ces derniers mois a aussi largement contribué à porter au devant de la scène ces questions en matière d’environnement (AZF à Toulouse par exemple), en matière d’emploi (plans sociaux lourds, restructurations… Alcatel, HP), en matière sociétale (impacts sur un bassin d’emploi, sur un territoire (Moulinex)) et en conséquence à alimenter le débat.

La question de la prise en compte des parties prenantes

Actionnaires, salariés et leurs représentants, sous-traitants, fournisseurs, clients, usagers, bassin d’emploi ou territoire… jamais la question de la prise en compte des différentes parties prenantes n’a été autant d’actualité, jamais la question d’une gestion plus attentive des parties prenantes n’a été autant abordée. Elles sont devenues des questions centrales.

Force est pourtant de constater que l’acteur syndical n’a pas toujours été en première ligne sur ces questions. La société civile, les ONG, les associations de consommateurs et de manière générale, les parties prenantes externes à l’entreprise ont été le plus souvent à l’origine de différentes initiatives de pression, de sensibilisation sur ces questions. La légitimité de l’intervention de l’acteur syndical a pu parfois même être contestée.

La question de la place de l’acteur syndical

L’acteur syndical, représentant l’une des parties prenantes importantes, les salariés, n’a pourtant pas attendu tout cela pour intervenir, à l’intérieur même des entreprises, sur les choix de gestion, les choix d’investissement ou sur les politiques industrielles, sur les pratiques sociales des entreprises, mais aussi en externe, en lien avec des partenaires, comme dans la campagne «De l’éthique sur l’étiquette», dans la lutte contre l’exclusion et le soutien d’initiatives pour un développement durable. La conjoncture actuelle invite les organisations syndicales à non seulement prendre toute leur place dans ces débats mais aussi à imaginer de nouvelles formes d’intervention, à mettre en œuvre de nouveaux leviers d’action pour faire évoluer concrètement, en interne ou en externe des entreprises, les pratiques sociales et environnementales des entreprises.

Un levier d’action : l’épargne salariale

La mise en œuvre de la loi Fabius sur l’épargne salariale en 2001, la création du Comité intersyndical de l’épargne salariale (CIES) en ce début d’année 2002 (par quatre organisations confédérées : CFDT, CGT, CFTC, CGC) constituent de formidables opportunités de nouvelles formes d’intervention des organisations syndicales, de nouveaux leviers d’action pour agir concrètement sur les pratiques des entreprises, leur rappeler leur responsabilité sociale et environnementale. Le CIES labellise des fonds présentés par des gestionnaires financiers sur la base d’un cahier des charges précis, incluant de fortes garanties comme le contrôle par un conseil de surveillance composé majoritairement de représentants des salariés. Chacune des organisations ne porte pas la même appréciation sur la portée de ce levier d’action. La CGT considère que «l’épargne salariale n’est pas «le» levier pour changer en profondeur le comportement et les logiques des entreprises, ce qui serait illusoire, mais elle est un authentique chantier d’intervention». (Les Echos, jeudi 4 avril 2002). L’obligation de négocier, la labellisation du CIES n’en sont pas moins des enjeux importants pour le dialogue social, pour l’intervention de l’acteur syndical qui peut plus peser sur les pratiques des entreprises. Les fonds salariaux qui entreront pour partie dans le capital des entreprises peuvent constituer une force de frappe financière pour influencer leurs décisions et leur faire mieux respecter des critères sociaux et environnementaux, comme l’emploi, le dialogue social, les salaires et les conditions de travail, l’aménagement du territoire... Mais cela à deux conditions essentielles comme l’a justement rappelé la CFDT lors de la conférence de presse consécutive à la mise en place de ce Comité :

  • ces fonds doivent être rassemblés au niveau interprofessionnel et ne pas être dispersés au gré des entreprises et des branches,
  • la gestion de ces fonds par des établissements financiers doit être contrôlée par les syndicats, pour favoriser l’investissement socialement responsable ; ces fonds doivent être labellisés pour garantir qu’ils seront investis dans des entreprises respectueuses de critères sociaux et environnementaux.

La première de ces conditions ne sera pas aisée à remplir. Nous savons pertinemment qu’un effet de masse, de volume, sera essentiel pour peser réellement sur le plan financier. Cela suppose qu’à la source, au moment de la négociation et du choix d’affectation des fonds, la pression syndicale soit suffisamment forte pour retenir des fonds labellisés ou que cette pression puisse s’exercer au niveau d’une négociation de branche. Le plus souvent, ce choix relève de l’employeur, au niveau de l’entreprise, sans que les partenaires syndicaux n’aient droit au chapitre. Nous pointons là une des lacunes de la loi Fabius qui, pour les PEE (Plans d’épargne entreprise), laisse la décision au seul employeur, au détriment de la négociation de branche, seule garantie de progresser vers la généralisation de l’épargne. La signature d’un accord collectif n’est obligatoire que pour les nouveaux plans d’épargne mis en place avec la loi Fabius : le plan d’épargne interentreprises (PEI), adapté plus particulièrement aux salariés de PME et le Plan partenarial d’épargne salariale volontaire (PPESV).

La mise en place de ces dispositifs participe cependant efficacement d’une meilleure conciliation entre performance économique et performance sociale. La légitimité de l’intervention de l’acteur syndical a pu parfois être discutée voire contestée, mais dès lors qu’il s’agit de l’épargne des salariés, cette légitimité est entière pour défendre leurs intérêts et promouvoir l’investissement responsable.

Un levier parmi d’autres, celui d’un acteur parmi d’autres

Il s’agit bien là d’une nouvelle forme d’intervention des organisations syndicales, d’un levier d’action important. Mais au regard de la question centrale de la responsabilité sociale des entreprises, de leurs pratiques en matière sociale, sociétale et environnementale, il convient de rappeler que l’acteur syndical n’est qu’un acteur parmi d’autres, que ces nouveaux leviers d’action sont des leviers parmi d’autres, tant pour les organisations syndicales que pour l’ensemble des parties prenantes. Le boycott pour les clients, mais aussi le commerce équitable pour les ONG ou des associations de consommateurs, la manifestation des riverains d’une usine polluante, sont autant de moyens de pression des parties prenantes externes à l’entreprise. La norme, les directives, la notation des entreprises, qui fixent des contraintes plus ou moins fortes sont aussi des moyens de pression ou de contrôle sur les entreprises. La pression des actionnaires, des investisseurs ne sont pas non plus sans conséquences sur les pratiques des entreprises.

La diversité des acteurs, leurs logiques d’intérêts différenciées, ne sont pas de nature à favoriser des actions concertées, le dialogue entre les parties prenantes. Cette diversité a pour conséquence quasi structurelle la diversité des leviers d’action et des moyens et formes d’intervention. Des logiques contradictoires s’expriment déjà et s’exprimeront encore demain. Pour prendre un exemple, faut-il fermer une usine qui pollue ou la renvoyer très loin des agglomérations ou même externaliser sa production dans d’autres pays, avec toutes les conséquences pour les salariés, pour l’emploi local, le territoire ?. Chacune des parties prenantes ne peut prétendre au monopole des leviers d’intervention pour faire évoluer les pratiques des entreprises. La coordination ou la synergie entre les acteurs, la cohérence des leviers d’actions utilisés et en conséquence, une approche systémique de ces questions seront sans nul doute gages d’efficacité, de pertinence des actions engagées. Mais en quels lieux ?

La nécessité de créer les espaces de dialogue et de concertation

Synergie des acteurs, coordination des interventions, confrontation des logiques différenciées supposent qu’existent les lieux, les espaces de dialogue, de concertation ou de négociation afin que ces logiques parfois contradictoires puissent s’exprimer, que des compromis puissent se dégager. L’intérêt général devra sans aucun doute prendre le pas dans bien des circonstances sur des intérêts catégoriels pour ne pas dire corporatistes. Encore faut-il que ce dialogue, que cette concertation puisse s’exercer à froid plutôt qu’à chaud, lorsque survient un sinistre écologique ou un plan social lourd. L’acteur syndical ne peut être absent de ce dialogue, il doit y prendre toute sa place ; il ne peut non plus agir seul.

La révision des statuts d’ entreprise, l’émergence de nouvelles formes juridiques, l’élargissement des conseils d’administration à de nouvelles parties prenantes, le renforcement des pouvoirs des salariés administrateurs, le développement de l’audit social ou de l’audit sociétal exercé par des organismes indépendants sont autant de leviers d’une meilleure prise en compte des parties prenantes, autant de leviers de promotion d’une gestion attentive par les différents acteurs, non pas chacun dans leur coin mais dans des espaces de dialogue, de concertation mais aussi de confrontation des logiques. La régulation économique et sociale, la conciliation entre performance économique et performance sociale, non seulement à l’échelle de l’entreprise ou d’un groupe mais à l’échelle d’un secteur d’activités, en prenant notamment en compte les sous-traitants, d’un territoire et donc au-delà de la seule sphère de l’entreprise, reposera sur la mise en œuvre de ces différents leviers et la cohérence avec laquelle ils seront mis en oeuvre, articulés.

La nécessaire coordination des leviers d’intervention syndicale

Le même souci de l’articulation et de la cohérence des leviers d’action et des moyens d’intervention par les organisations syndicales à l’intérieur des entreprises doit guider nos démarches. La présence renforcée de représentants des salariés dans les conseils de surveillance de fonds, dans les conseils d’administration, dans les comités de groupe, comités européens ou comités mondiaux devra aller de pair avec un renforcement des échanges entre ces différents acteurs, avec la section syndicale d’entreprise ou avec le syndicat. La diversité de ces lieux d’intervention nécessite la mise en place d’une organisation adéquate, d’une véritable coordination et donc d’un pilotage organisé par la structure syndicale.

La question de l’épargne salariale ne peut être dissociée d’une approche plus globale de la négociation des systèmes de rémunération. Ce que nous souhaitons promouvoir par la labellisation doit également trouver une résonance dans l’entreprise elle-même en matière de respect des droits sociaux, de qualité du dialogue social, d’amélioration des conditions de travail, de prise en compte de la santé au travail en bref d’évolution des pratiques pour mieux valoriser le capital humain, premier capital de l’entreprise, mieux prendre en compte les aspirations des salariés, mieux prendre en compte l’environnement.

Pour une intervention en amont

Intervenir à froid plutôt qu’à chaud, en situation de crise, suppose anticipation, veille sociale et sans doute, intervention plus en amont de l’acteur syndical, au moment où s’effectuent les choix de gestion, les choix d’organisation, les choix d’investissement. La question des critères de gestion, des critères de décision qui sous-tendent les choix des entreprises est déterminante au regard de la responsabilité sociale, environnementale. Le lancement d’un projet de restructuration ou de fusion-acquisition faisant l’impasse sur une véritable stratégie industrielle, la mutualisation et/ou l’externalisation de moyens de production faisant abstraction des conséquences sociales pour les salariés concernés ou des conséquences environnementales pour les territoires concernés, l’introduction d’un progiciel de gestion intégrée faisant l’impasse sur les impératives actions de formation et d’apprentissage en situation opérationnelle de travail pour les utilisateurs finaux de ces nouveaux outils de gestion, la refonte de processus de production ou de gestion ignorant les inéluctables courbes d’apprentissage, la mise en place de systèmes d’évaluation négligeant la performance collective pour ne retenir que la seule performance individuelle, l’évaluation encore sans négociation collective et préalable des critères d’évaluation et donc sans transparence de ces derniers , la mise en place de systèmes de rémunération fondés exclusivement sur des augmentations individuelles… les exemples au quotidien ne manquent pas pour illustrer le caractère trop souvent réducteur des critères retenus pour prendre une décision. La logique financière, la dictature du court-terme, le seul pilotage ou la seule compétitivité par les coûts caractérisent encore trop souvent les choix de gestion, les décisions des entreprises. Or c’est bien au cœur de ces choix, de ces décisions que se jouent la prise en compte des parties prenantes, la prise en compte de critères sociaux, environnementaux, sociétaux, les pratiques opérationnelles de prévention des risques de toutes natures, industriels, écologiques, mais aussi sociaux, sur l’emploi, la santé au travail.

Les cadres au cœur des choix de gestion

Si la pression externe a sa propre pertinence, cette pression interne est tout aussi essentielle car c’est bien concrètement à ce niveau, au quotidien, dans les entreprises et les groupes que s’exerce la responsabilité des entreprises. La responsabilité professionnelle des cadres, souvent au cœur de ces décisions, de ces choix, est aussi engagée. L’éthique personnelle, la déontologie professionnelle participent de cette responsabilité, à condition que puissent s’exercer un réel droit à la parole, un droit à l’expression collective de logiques alternatives, différenciées pour élargir la grille des critères de décision, des critères de gestion ou même un droit d’opposition lorsque des décisions sont contraires à l’intérêt général. La confrontation des logiques, le débat contradictoire, sont aussi des leviers pertinents de la recherche d’équilibres, des leviers de la régulation économique et sociale, aucœur même des processus de décision, des pratiques managériales, des pratiques sociales et environnementales des entreprises, des pratiques de développement durable, que nous souhaitons faire évoluer. Le chantier est sans doute immense mais l’enjeu est de taille. Il contribuera à l’émergence d’un modèle européen de management et de pilotage des entreprises, respectueux de notre volonté de conjuguer performance économique et progrès social, pour toutes les parties prenantes.