Cela se passe en général vers 18 heures, 18 heures 30, quelquefois plus tard. Le téléphone sonne, et d’une voix pas très assurée quelqu’un demande comment on fait pour adhérer à la CFDT Cadres. Puis, très vite, il se met à raconter son histoire. Souvent la même : un nouveau manager est arrivé, plusieurs collègues sont déjà partis. L’un d’eux a même été accusé de harcèlement. Le cercle se resserre, notre interlocuteur sent que cela sera bientôt son tour : qu’est-ce qu’ils vont inventer ? Il se sent seul. Non, il n’en a pas encore parlé à sa famille.

Comment nous a-t-il trouvés ? Par les voies les plus diverses. Sur internet, en lisant dans un journal le nom de la CFDT Cadres, en téléphonant à la Confédération, par un ami. Peu importe, après tout. Il ne connaît pas grand-chose au syndicalisme, et quant au droit du travail, ce n’est même pas la peine d’en parler. Il a pensé à prendre un avocat, mais pour quoi ? Il n’a même pas encore reçu sa convocation.

C’est ici que le vocabulaire commence à faire défaut. Nous allons, la plupart du temps, « prendre en charge » son dossier. Mais le terme suggère une passivité fort éloignée de ce qui va se passer en réalité. Car le travail que nous entreprenons alors ensemble consiste précisément à lui permettre de reprendre la main, à quitter la position passive de la victime pour reprendre le contrôle de sa situation. En d’autres termes, il s’agit de l’aider à affirmer ses droits, et plus profondément sa qualité de personne, celle que le droit lui reconnaît et qu’un management par la déstabilisation tend à lui retirer.

Quand vous signez un contrat de travail, vous le signez en tant que sujet de droit, à égalité avec un autre sujet de droit, la personne morale qui vous embauche. Certes, la particularité de ce contrat est qu’il vous place dans une relation de subordination vis-à-vis de votre cocontractant. Mais cela ne signifie pas que vous renonciez à votre qualité de personne, à votre dignité et à vos droits. Au contraire, une tendance majeure du droit du travail depuis plus d’une vingtaine d’années est de faire pénétrer les droits fondamentaux à l’intérieur du monde du travail. C’est le cas, en particulier, du droit d’expression.

C’est dans les situations de conflit que réapparaît cette dimension juridique de la relation de travail : le droit définit d’abord des limites, des frontières à ne pas franchir. En temps normal, on se contente de vivre et travailler à l’intérieur de ces limites, sans trop s’en occuper. C’est quand un conflit survient que les limites réapparaissent, et c’est malheureusement là que le jeu se fausse. Car s’il n’est pas illégitime pour les parties de réexaminer les termes du contrat – après tout, nous sommes dans le monde du droit – il est pour le moins curieux que nombre d’entreprises cherchent alors systématiquement à contourner les droits de leurs salariés, et au premier chef des cadres. Soit en abusant de leur méconnaissance du droit, soit en le fragilisant de telle sorte qu’ils ne seront pas en position de faire valoir ses droits. Le comble de ce management par la déstabilisation, c’est l’invention d’une faute : outre la gravité morale de ce type de pratique, c’est un manquement grave vis-à-vis de l’esprit même du droit. Car la faute personnelle, qui constitue un motif de rupture du contrat, annule purement et simplement celui-ci et retire donc tous ses droits au salarié. En l’accusant d’une faute, on l’exclut de l’espace du droit. On le prive de sa qualité de personne, au sens juridique du terme, pour n’en faire plus qu’un objet dont on peut se défaire. Le droit romain, à l’origine, avait prévu une catégorie pour les êtres humains dépourvus de droits : on les appelaient les servi. Les esclaves. Persona sui juris, servus non est : la personne est un sujet de droit, l’esclave ne l’est pas.

Il ne s’agit pas, à la façon intempestive d’un Spartacus, d’appeler à la révolution, mais de comprendre la portée de certaines pratiques en vigueur aujourd’hui. Au sens strict du terme, c’est une injure qui est faite au salarié. Injuria : en droit romain, à nouveau, un déni de justice.

Le langage du droit a sa rudesse, mais il permet de lire la relation de travail dans ce qu’elle a de plus cru ; il permet, avec une rigueur remarquable, d’en approcher les limites. Connaître ces limites est essentiel dans un monde devenu plus agressif, où entre la méconnaissance de la loi et son contournement délibéré, des pratiques sauvages se multiplient. Plus profondément, et nous sommes ici au cœur de notre vision syndicale du monde, défendre les intérêts des salariés implique de les aider à se saisir comme des sujets de droit, et non des choses que l’on peut manipuler et dont on peut se débarrasser.

A la CFDT Cadres, nous avons souvent montré une certaine réticence envers la culture du contentieux. Nous lui préférons une négociation en amont, et l’expérience nous montre que les intérêts des cadres sont généralement mieux défendus de cette façon. Il n’en est pas moins essentiel de réinvestir le monde du droit. Quand les licenciements économiques et les plans sociaux sont remplacés par des procédures pour faute, l’attaque contre le collectif de travail se joue à travers son point faible : les individus.

Il n’est pas question, bien au contraire, de faire une croix sur le collectif : l’expérience du portage salarial montre au contraire comment, dans un secteur encore récent et marqué a priori par une extrême individualisation des situations, une sécurisation collective est à l’œuvre. Mais il faut comprendre que dans un contexte marqué non seulement par le durcissement, mais aussi par le détournement de la relation de travail, ce sont de plus en plus les personnes que nous aurons à défendre. Leur attacher des droits spécifiques, comme cela a été fait avec l’accord de 2003 sur la formation professionnelle continue, est l’une des voies de cette contre-attaque.