Des sommes considérables sont redistribuées aujourd'hui dans le cadre de différentes politiques publiques, mais malgré l'importance de ces revenus sociaux la société française est travaillée par un fort sentiment d'injustice. Fatalisme et révolte attesteraient l'échec des politiques publiques qui fondent notre ordre social. La tentation existe dès lors, soit d'accuser l'inutilité de ces politiques, soit d'en réclamer davantage ; la droite et la gauche se distinguent ici clairement, sans pour autant proposer de lecture convaincante. Entre le discours simpliste des uns sur la responsabilisation des assistés, et certaine tournure victimaire des autres qui sacralisent l'assistance, n'oublie-t-on pas les premiers intéressés ? Qu'en est-il exactement de ce sentiment d'injustice ?

L'injustice sociale, un ouvrage passionnant publié cette année par la sociologue Véronique Guienne apporte une réponse éclairante à cette question.

Une première réponse identifierait le côté superficiel de politiques redistributives ne changeant rien, sur le fond, aux mécanismes d'exclusion et de ségrégation qui travaillent l'économie et la société française. De bons esprits ont noté depuis longtemps que dans ce contexte, certaines politiques publiques bien intentionnées contribuent paradoxalement à renforcer la fragmentation et les inégalités : on songera en particulier aux travaux de Jacques Donzelot sur la politique de la ville, de ceux d'Eric Maurin et de Marie Duru-Bellat sur le système éducatif (L'égalité des possibles, 2002, L'inflation scolaire, 2006, Seuil/La République des idées), ou encore au portrait sans concession de La France injuste par le Canadien Timothy B. Smith (Autrement, 2006). Tous ces auteurs relèvent les échecs d'un modèle social conçu pour assurer la cohérence d'une société mais qui contribue aujourd'hui à creuser les inégalités.

Véronique Guienne va plus loin, en dépassant la mise en évidence des paradoxes du système pour interroger la légitimation implicite des décisions publiques. Si le modèle français bat de l'aile, explique-t-elle en substance, ce n'est pas seulement parce que la société pervertirait les politiques publiques en développant ses propres logiques séparatistes, communautaires ou individualistes. C'est qu'à travers ces politiques publiques se dessine une volonté de dessiner un ordre du monde, et que cet ordre n'est jamais qu'une version partielle de la justice.

Certes, il se donne le plus souvent comme universel : on invoque l'ordre républicain, et la campagne présidentielle a fait apparaître le projet d'un « ordre juste », qui semble trouver une certaine résonance dans l'opinion. Mais le problème est que cette universalité n'existe pas. L'ordre visé par les politiques publiques, celui qui leur confère leur légitimité, ne va jamais réaliser la justice, mais une justice.

Véronique Guienne identifie ainsi trois principes de justice, qui sous-tendent les politiques publiques : l'ordre public, l'ordre moral, l'ordre social. Ces trois versions de l'ordre, qui ont pu apparaître au grand jour dans le passé comme des enjeux politiques officiels, continuent aujourd'hui à guider l'action publique. La question n'est d'ailleurs pas pour l'auteur de mettre en question leur légitimité, mais bien plutôt de les mettre en évidence et de rappeler l'importance de cette notion d'ordre, toujours présentée comme naturelle alors qu'il s'agit d'un construit social. Il s'agit à la fois d'éclairer le débat public en appelant à identifier clairement l'ordre souhaité par le corps politique, et de mieux comprendre les ratés éventuels du système.

De fait, les plus pauvres et les plus fragilisés de notre société apparaissent à la lumière de ces analyses non pas comme les bénéficiaires de ces politiques publiques, mais comme leur cible, ce qui est tout à fait différent.

De nombreux exemples viennent nourrir le propos. L'ordre public dessiné par les politiques de la ville maintient les pauvres loin des beaux quartiers, alors que les jeunes des quartiers populaires sont victimes, autant qu'auteurs, de manque de respect. L'ordre moral prétend distinguer les bons des méchants et contribue à « criminaliser » les conduites répréhensibles : par exemple, la responsabilité parentale en matière d'absentéisme scolaire. Enfin, l'ordre social où, de plus en plus, l'accès à l'aide publique est lié à l'activité économique, ce qui revient à aider ceux qui en ont le moins besoin, que ce soit dans le domaine agricole, de la protection sociale ou du droit des licenciements, .

Le propos est ouvertement militant, mais il touche souvent juste. Si la justice sociale n'est pas au rendez-vous, c'est peut-être qu'elle n'était pas invitée : l'ordre dessiné par les différentes politiques publiques est le plus souvent conçu comme une stabilité, pour ne pas dire une pétrification, alors que la justice se jouerait davantage dans le mouvement.

Que faire ? Plutôt que de dénier toute légitimité à ces trois « ordres », Véronique Guienne propose d'en faire non plus des principes de stabilité, mais des principes de mouvement : une structure sociale transformée par une redistribution plus équitable de la richesse publique ; une dynamique sociale favorisant l'activité, le débat et les mouvements sociaux ; une vie sociale plus souple, permettant de faire coexister des modes de vie différents.