La politique est devenue impuissante, faute d’un renouvellement de ses concepts et de l’éclaircissement de sa fonction, dans un monde qui s’est profondément transformé. D’où la nécessité de repenser sa tâche, à quoi s’emploie ce professeur de l’université de Saragosse en examinant d’abord ce que, fondamentalement, nous attendons de la politique, puis en se penchant sur quelques traits de la société contemporaine qui invitent à sa transformation, avant d’essayer d’en tirer les conséquences.

Sa définition de la politique tient en quelques propositions sans concessions. Avant tout, le domaine propre de la politique est celui de la contingence qui implique la possibilité pour ce qui existe d’être autrement, et invite donc à rechercher des alternatives. Elle vise le compromis, car on ne doit attendre de la politique ni plus ni moins que la conciliation des intérêts naturellement divergents. « La politique est un effort acharné pour résoudre les problèmes sociaux en termes d’intégration, un combat contre l’incompatibilité. Ses tâches fondamentales sont la médiation, la convergence, la coopération et l’accord ». La médiation s’impose « parce qu’il n’existe pas de volonté du peuple immédiate et explicite, les institutions de la démocratie représentative créent les espaces publics sans lesquels les intérêts et opinions mal définis peuvent se transformer en arguments politiques précis. C’est seulement après la mise en place d’espaces de ce type que prend forme quelque chose comme un bien commun. »

La pluralité des opinions, des intérêts et des valeurs est le premier trait de nos sociétés avec lequel la politique doit composer, qui fait que le jugement commun auquel on parvient a toujours une limite tragique et qui oblige à renoncer à conférer unité et cohérence à toutes les dimensions de notre vie et à admettre l’existence d’oppositions qui ne peuvent pas être surmontées. Ce qui conduit l’auteur à réfuter les théoriciens contractualistes (J. Rawls, D. Gauthier, B. Ackerman, C. Larmore) et leurs différentes tentatives de construction d’un cadre neutre, au profit d’un autre modèle de démocratie conflictuelle, conçue comme « un espace de combat ouvert, avec des résultats imprévisibles et des équilibres précaires, aussi éloigné de la stabilité consensuelle que de l’indifférence de l’équilibre ».

Dans les sociétés modernes marquées par la pluralité des appartenances, des attributions et des modes d’être, l’antagonisme est en effet inévitable. Nous avons donc besoin de stratégies nouvelles pour vivre avec les particularités, les individualités, les exceptions, les discontinuités, les contrastes et les singularités, qui soient en consonance avec ce que Charles Taylor a nommé la deep diversity qui caractérise nos sociétés.

La mondialisation confère aux agents sociaux une mobilité inédite. Non seulement elle les émancipe du cadre territorial, mais elle suscite des stratégies nouvelles qui les incitent à franchir les frontières et à adopter de multiples identités. Nous nous trouvons donc devant la possibilité inédite de penser des identités qui ne visent plus à exclure, des unités flexibles qui n’ont plus besoin de s’affirmer contre la valeur de la différence. Personne ne sait encore quelle forme prendra la nouvelle politique dans une société polycentrique et marquée par la complexité des normes et des lieux de pouvoir, ni dans quelle mesure il est possible de développer de nouvelles formes de communautés post-étatiques.

Nos sociétés démocratiques sont vulnérables parce qu’elles étendent continuellement le champ des libertés, que nous en avons décidé ainsi et que cela constitue le meilleur moyen de s’accommoder de l’extraordinaire complexité des choses. Mais cette vulnérabilité même les renforce. Une société qui voudrait se protéger absolument contre la conflictualité s’appauvrirait gravement et devrait limiter à tel point la liberté qu’elle s’exposerait à d’autres dangers beaucoup plus graves, explique l’auteur. Voilà quelque chose qu’il faut garder en tête lorsque l’on réfléchit aux politiques de sécurité.

L’Etat, si l’on suit Daniel Innerarity, ne doit plus être considéré comme l’unique instrument qui confère la capacité d’agir politiquement. Les sociétés ont besoin d’une pluralité de scènes pour faire valoir leurs droits démocratiques, et l’exercice du pouvoir politique aux niveaux supra-étatique, étatique et infra-étatique peut être compris comme un élargissement de l’autodétermination, plus que comme une limitation. La souveraineté entendue comme l’exercice illimité et exclusif du pouvoir politique, cède progressivement la place à l’idée d’une souveraineté répartie entre diverses institutions, locales, régionales, nationales, étatiques et internationales, et de ce fait limitée.

Quant à la politique elle-même, on doit la redéfinir dès lors que l’on admet le fonctionnement autonome des différentes sphères ou systèmes sociaux qui constituent nos sociétés. Pour Daniel Innerarity, sa mission est désormais de modérer l’ensemble social et d’assurer la compatibilité des systèmes fonctionnels autonomes. Cela suppose pour l’Etat de s’autolimiter activement, car « sans un réel repli de l’Etat sur son noyau de compétences et sur les biens collectifs fondamentaux, il n’y a pas la moindre chance pour que la politique prenne conscience de l’extrême complexité des processus, problèmes et projets sociaux et parvienne à les gouverner ».

Cette conception qui n’est guère éloignée de la nôtre n’a pas grand chose à voir avec l’Etat minimal en faveur duquel plaide l’ultralibéralisme. Il s’agit plutôt pour les stratégies d’intervention politique de privilégier la manière indirecte, en mettant à disposition de l’argent, des règles ou de l’information afin d’influencer les conditions contextuelles du processus autonome du système sur lequel elles interviennent.

La politique doit chercher à favoriser avant tout la réflexion et la coopération des différents systèmes sur lesquels elle agit. « Les agents sociaux ont évidemment besoin d’une capacité stratégique pour « voir » les avantages d’une coordination positive… ». L’Etat peut ici jouer le rôle d’un tiers-superviseur, qui peut découvrir des perspectives inédites et de nouvelles possibilités de coopération entre les acteurs.

Ainsi conçu, l’Etat cherche à renforcer sa capacité d’observation en multipliant les perspectives et en activant des possibilités restées latentes.

L’auteur en vient alors à définir la tâche de la gauche dans ce contexte. La grande question politique étant désormais de produire la coexistence de types totalement hétérogènes d’hommes, de cultures, de temps et d’institutions, la gauche doit prendre parti pour la complexité contre la simplification, qui est la grande tentation de la droite, comme en témoignent la simplicité mais aussi la popularité de son discours. Le dernier chapitre plaide pour une alternative social-libérale, moyen de rénover la social-démocratie, en favorisant une dérégulation par le bas (à l’opposé de celle prônée par les grands groupes économiques), qui fasse une plus grande part à l’égalité des chances contre la redistribution centralisée.

On a là un livre qui fait réfléchir, et qui, dans la période qui s’ouvre en France, mérite de retenir toute l’attention.