Bref regard rétrospectif. Il y a vingt-cinq ans, on croyait venue l’heure du reflux massif du travail1. Dans un livre provocateur, Guy Aznar annonçait avec aplomb, Le Travail c’est fini et c’est une bonne nouvelle !2 tandis que Jeremy Rifkin prophétisait La Fin du travail3. Leur constat enthousiaste allait dans le sens de l’émancipation et de l’exigence de solidarité. La réalité ne tardera pas à les contredire. Non seulement le travail occupe toujours dans nos sociétés une position solaire, mais le questionnement sur son statut et son sens revient en force. C’est ainsi qu’Esprit titrait il y a peu : « Comment exister au travail ? Méconnu, méconnaissable, le travail aujourd’hui »4, Bruno Trentin soulignant, quant à lui, l’urgence de « repenser le travail après Taylor »5 tandis que Gérard Haddad abordait, dans un ouvrage sombrement intitulé Tripalium6, la question de « la satisfaction ou plutôt de la jouissance que procure le travail »7. Et n’oublions pas Matthew Crawford hissé en tête des ventes avec son Eloge du Carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail8 ou encore Jérôme Chartier osant trousser en 2012 un Eloge du travail9 ! A quand la réédition de La Joie au travail d’Henri de Man ?! Plus sérieusement, je vous propose d’évoquer trois déplacements significatifs dans la période actuelle qui est celle de la quatrième Révolution industrielle. Ils concernent la place, le contenu et le statut du travail : le retour du travail comme lieu d’interrogation, sa subjectivation et les doutes qui pèsent sur l’avenir du salariat.

Le retour de la valeur-travail

Il y a d’abord ce phénomène inattendu du retour de la valeur-travail au cours de ces dernières années. Un retour assez surprenant par son intensité après une période de reflux au cours de laquelle l’interrogation sur le travail lui-même, sur son vécu et son éventuelle positivité, s’est trouvée largement occultée par la problématique de l’emploi et la thématique de la souffrance. Rien de plus révélateur du changement en cours que le souci affiché de l’aborder par d’autres voies que son seul versant négatif et destructeur. Témoin, cette autocritique de François Chérèque, alors secrétaire général de la CFDT, au terme d’une belle enquête dans le monde du travail : « n’ai-je pas, s’interroge-t-il, une vision de leur situation plus négative que ces salariés ? […] C’est une leçon de vie pour un syndicaliste comme moi, parfois enclin à noircir le tableau… »10. Et un autre responsable cédétiste de souligner que « dans notre projet, le travail n’est pas seulement envisagé sous son aspect de contrainte, de source de mal-être ou de souffrance. Nous voulons aussi le traiter dans sa dimension positive, au travers des satisfactions qu’il peut apporter ».11 Et l’on n’est pas surpris d’apprendre que la CFDT organise, sur le vécu du travail, une grande enquête qui doit toucher le plus grand nombre possible de salariés en vue de mieux comprendre, je cite, « comment il est ressenti, voulu, investi. A-t-il du sens et, si oui, lequel ? Que met-il en jeu individuellement et collectivement ?...»12. Quelque cent cinquante mille personnes y ont pris part. En une dizaine d’années, on est passé de l’utopie de la libération et de la litanie victimaire, au discours de l’accomplissement par le travail envisagé comme expérience existentielle de la personne intégrale. Et cela du fait, essentiellement, de l’absence de solution alternative à son retrait, c’est-à-dire de pratiques et de valeurs capables de structurer aussi fermement la vie individuelle et collective. Et pourquoi cela ? Il n’y a pas de réponse simple.

La plus évidente est sa fonction économique de « gagne-pain ». Sans doute mais ce n’est pas suffisant puisque à la question posée en 2010 : « si vous aviez suffisamment d’argent pour vivre bien, continueriez-vous à travailler ? », près de la moitié des sondés répondent positivement (47,4 %), 14 % demeurants hésitants13. Ce qui laisse entendre que, pour près de deux personnes sur trois, la considération du gain n’est nullement exclusive. 90 % en attendent un « épanouissement personnel », un réel accomplissement. Et cela, parce que le travail constitue, on le redécouvre, un mode d’expression et de communication de première grandeur aussi essentiel à la personne que le langage, le parler. Il contribue décisivement à la construction de soi. Ce que Mounier, après Hegel et Marx, exprime ainsi : « tout travail travaille à faire un homme en même temps qu’une chose ». Où le travail se dévoile donc comme un langage permettant à chacun d’exprimer une part de son être propre dans le déploiement de son énergie physique, intellectuelle, morale et même spirituelle avec la dimension esthétique du travail. Ce que vient d’illustrer M. Crawford dans son Eloge du carburateur : « j’ai toujours éprouvé un sentiment de créativité et de compétence beaucoup plus aigü dans l’exercice d’une tâche manuelle que dans bien des emplois définis comme ‘‘travail intellectuel’’. Plus étonnant encore, j’ai eu souvent la sensation que le travail manuel était plus captivant d’un point de vue intellectuel ».

Et puis, troisième raison, on n’a pas encore trouvé mieux que lui pour asseoir le processus d’accès à la citoyenneté effective, d’entrée dans le jeu social et sociétal plénier. Il constitue, en cela, l’un des grands « ordres symboliques de reconnaissance » selon l’expression de Jean-Marc Ferry14. Une demande de reconnaissance qui n’est que le corrélât de la subjectivation croissante du travail salarié.

La subjectivation

Ce terme renvoie au fait caractéristique d’une activité impliquant de plus en plus intensément la personne du travailleur dans l’acte de travail. C’est le résultat d’un processus sociétal complexe incluant une dimension économico-technique : l’entrée dans la société cognitive, celle du savoir, de la force de travail intellectuelle ; une dimension culturelle : le monde de l’individu et une dimension politique : le souci de lui faire sa part dans tous les secteurs de la société à commencer par l’entreprise (cf. les lois Auroux). Résultat, pour simplifier : là où le travail était défini par la réalité objective du poste, il est désormais de plus en plus indexé sur les capacités personnelles du salarié. D’où le glissement de la qualification à la compétence et la montée en puissance des critères classants succédant au descriptif de poste.

C’est un progrès vers cette humanisation du travail que Friedmann ou Simone Weil appelaient de leurs vœux il y a quatre-vingts ans. Mais on ne peut se dissimuler la part d’ombre de cette évolution que je me contenterai d’évoquer :

  • Des relations plus personnalisées avec un risque d’exposition plus forte à la brûlure. C’est en tant que personne totale impliquée dans l’œuvre et non plus comme rôle, que le salarié intervient désormais et c’est en tant tel qu’il se sent apprécié, évalué, jugé sur un mode qui n’est plus seulement fonctionnel mais existentiel. De là la montée des risques psychosociaux, du burn out largement entendu et du harcèlement moral. D’où l’importance du « masque » social et juridique protecteur du visage exposé à nu.
  • L’indissociation accrue entre vie professionnelle et vie privée du fait de cette implication personnelle, de la nature de plus en plus intellectualisée de l’activité et des techniques de communication marquant l’abolition de la frontière entre travail et vie privée. Symbole de cette évolution : le développement des open spaces où l’espace privé du salarié tend à disparaître.
  • Enfin, la déstructuration du collectif encouragé par le néo-management du temps de l’individu. Par un mouvement de balancier bien connu, il a en effet, complètement misé sur lui et érodé le collectif organisé à l’heure où culmine la structure du travail en réseau. D’où des injonctions contradictoires entre appel à la collaboration et exacerbation de la concurrence entre salariés sur fond de « diviser pour régner ». Face à cette lame de fond, les propositions de P. Sudreau en 1975 en vue d’une meilleure association des salariés au pouvoir dans l’entreprise et les réformes audacieuses introduites par les lois Auroux ont pesé d’un assez faible poids. Et il faut convenir que, sur le terrain, les salariés se sont montrés plus concernés par la mobilisation en faveur de la qualité que par les « groupes d’expression » de 1982.

Il reste à inventer une forme de management tendu vers l’équilibre entre le collectif, le social organisé et l’individu. La voie en avait été tracée dès les années trente par G. Gurvitch lorsque, dans le sillage de Proudhon, il appelait de ses vœux l’émergence d’un social « transpersonnel »15 faisant sa part à l’aspiration à la reconnaissance.

Le salariat est-il menacé ?

Je m’étais interrogé sur ce point dans un article de la revue Projet de décembre 2013 intitulé « Salarié, une espèce en voie de disparition ». Le constat est le suivant :

Alors, le salariat est-il voué à disparaître comme l’annonce Jean-Pierre Gaudard18 : sortie du salariat et entrée dans le temps de l’emploi mobile, nomade, après Wolfang Lecher qui, dès les années quatre-vingt, prédisait une configuration d’emploi selon la répartition : un noyau de 25 % de salariés stable, 25 % de salariés à temps plein et une constellation périphérique de statuts mêlés allant du faux salariat à la vraie indépendance dans une forme d’artisanat de masse qu’évoque Denis Pennel dans Travailler pour soi19.

Ce n’est pas à proprement une question nouvelle. Ce qui l’est, c’est l’ampleur du phénomène qu’elle annonce.

1 : Ici entendu comme travail contraint, emploi reconnu et rémunéré. Mais le travail n’est qu’une part de l’activité beaucoup plus large qui se déploie aussi dans le presque bien nommé « temps libre ».

2 : Belfond, 1997.

3 : La Découverte, 1997.

4 : Octobre 2011.

5 : La Cité du travail. Le fordisme et la gauche, Préface d’Alain Supiot, Fayard, 2012, p. 207.

6 : Le tripalium étant un instrument de contention des animaux en vue de leur ferrage, aussi présenté comme instrument de torture. A noter que jusqu’au dix-huitième siècle, le bourreau sera appelé « travailleur ».

7 : Tripalium. Pourquoi le travail est devenu une souffrance, Ed. F. Bourin, 2013.

8 : La Découverte, 2013.

9 : Grasset.

10 : Patricia, Romain, Nabila et les autres. Le travail, entre soufrances et fierté, Albin Michel, 2011.

11 : Ph. Maussion, CFDT Magazine, juin 2011, p. 7. On pourrait aussi citer l’écrivain italien Antonio ennacchi déclarant à propos de son roman Mammouth : « L’usine n’est pas seulement le locus infernalis de Virgile. Elle est aussi et surtout un lieu d’humanité auquel il faut restituer une dignité », Liana Levi, 2013.

12 : CFDT Magazine, octobre 2016.

13 : Cf. Jean Krauze, Quel Travail voulons-nous ? La grande enquête, Les Arènes, 2012.

14 : Dans Les Puissances de l’expérience, T. 2, Les ordres de la reconnaissance, Cerf, 1991.

15 : Cf. J. Le Goff, Georges Gurvitch. Le Pluralisme créateur, Michalon, 2012 et le livre bien informé et stimulant de J.-M. Le Gall, L’Entreprise irréprochable. Réciprocité, responsabilité, démocratie, DDB, 2011.

16 : De 1931, sous-titré Les camemberts de l’espace et du temps.

17 : Alternatives économiques, avril 2015.

18 : Ed. François Bourin, 2013.

19 : Seuil, 2013.

20 : Avec près de deux tiers des emplois créés soit, en 2014, un total de près de 5 millions.

21 : Cf. J. Le Goff, Du Silence à la parole, Une histoire du droit du travail, P.U.R. 2006, pp. 193 sqq et 328 sqq.

22 : Qui, dans La Conquête du travail (Ed. Village mondial, 1995) a mené la charge dans les années quatre-vingt-dix contre le salariat.

23 : Cf. tout récemment, par exemple, le Conseil des Prud’hommes de Tours, 10 mai 2016 et la Cour d’appel d’Orléans, 20 juillet 2016.

24 : Selon lequel toute perte d’emplois dans un secteur s’accompagne d’une création équivalente ou supérieure dans un secteur plus moderne : du primaire au secondaire, du secondaire au tertiaire et… du tertiaire au quaternaire ?