Laurent Berger propose une lecture de la situation que nous vivons comme levier pour se relever, par-delà l’urgence sanitaire. Parce que la CFDT entend « parler à tous de questions d’intérêt général », les convictions d’un homme public sont légitimes.

La crise est porteuse d’enseignements, au premier rang desquels nous avons choisi de « privilégier la vie avant toute autre considération économique ou sociétale », et que « nous avons besoin de services publics accessibles à tous, qui fonctionnent efficacement ». Voilà l’exigence de prendre soin des autres érigée en modèle de développement, incluant un haut niveau de protection sociale et une transition vers une production durable. Le syndicalisme n’est jamais loin tout au long de l’ouvrage avec l’affirmation d’une nécessaire « écoute des travailleurs » comme « bonne méthode en période de crise », comme « mise en évidence de tous ceux qui sont à la marge », comme nécessité de « repenser l’organisation du travail ». Ne serait-ce que pour ne pas penser le risque sanitaire sans penser le risque humain. A ce titre, la CFDT avait demandé que le gouvernement soit épaulé par un conseil d’experts en sciences sociales.

C’est la revanche de l’expertise sociale et des sciences humaines quand la technicité est devenue dominante. La revanche d’une forme politique que nous avions presque oubliée avec la pression financière sur l’économie réelle. A contre-courant, L. Berger pose ainsi le paradoxe apparent de la fin du « sentiment que la politique était impuissante » (« avant on disait que le care et l’écologie allaient détruire des emplois ») et des limites de l’Etat qui « ne peut agir seul ». Apparent car il nous est proposé de voir dans cette crise « la fin d’une certaine verticalité stérile ». Sans doute est-ce le point central : « certains citoyens, comme les organisations collectives, sont empêchés : il faut leur permettre de faire ». Voyons-y un parallèle avec la sociologie du travail se penchant sur la quête de pouvoir d’agir et d’autonomie des salariés, engoncés dans une activité parcellisée, d’autant plus qu’elle est souvent abstraite.

Car l’Etat « manque de capteurs » : ses responsables seraient-ils structurellement hors-sol ? L. Berger plaide pour un rôle essentiel des collectivités, arguant même pour des politiques d’emploi et de formation territorialisées, « au plus près des bassins d’emploi ». Oui, « il subsiste un problème général d’articulation de l’action de l’Etat avec les acteurs de terrain ». Les collectivités, certes, mais aussi « le secteur associatif parfois perçu comme un supplément d’âme ».

A court terme, que faire ? Le plaidoyer ne suffit pas. La relance économique doit passer par un jeu « en attaque et pas seulement en défense » pour créer des emplois par-delà leur indispensable protection. Une politique volontariste, par exemple de rénovation thermique. Des dispositifs puissants de formation et de transferts de compétences. Des innovations dans les formes d’emplois et d’employeurs. Des logiques locales au plus proche des travailleurs : « ce qui fait la différence, ce sera l’engagement de tous les acteurs ». On pense aux Territoires zéro chômeurs de longue durée mais aussi à certains bassins d’emploi particulièrement dynamiques.

Voilà la question du travail remise au premier plan, « matériau essentiel de l’action syndicale », à traiter plus finement que comme une quantité dont on manque : cela passe par un tri dans les secteurs selon leur utilité sociale, par une reconnaissance réelle des travailleurs, par une optimisation de l’articulation des temps, par une écoute de ce que les salariés ont à dire sur l’organisation de l’activité. Ici est posée « une codétermination à la française », faite d’une meilleure représentation du travail dans les conseils d’administration, d’un dialogue économique et social de qualité et d’un dialogue professionnel favorisant la coopération.

Voilà également l’enjeu de l’efficacité fiscale pour une politique publique protectrice des citoyens : les « biens communs que sont l’hôpital, l’éducation, la sécurité, la culture ; l’assurance pour tous les citoyens que le service rendu correspond à leurs besoins en matière de solidarité et d’universalité ». L’énorme dette de la relance ne doit surtout pas nous priver d’un débat sur la politique fiscale.

L. Berger appelle ainsi à « un nouvel Etat-providence », moins prescripteur (là encore une analogie avec le monde du travail), à une « conférence sociale et écologique » en amont pour poser un diagnostic sur les enseignements de la crise pour chaque acteur. La crise doit déboucher sur une nouvelle action publique qui articule Etat, collectivités, société civile organisée et collectifs d’individus de type convention citoyenne. Cela passe par une écoute des fonctionnaires et opérateurs publics et par la fin des politiques limitée à la pierre angulaire de la réduction des coûts : « nous avons besoin d’une gouvernance qui mette les différents acteurs en relation » argue le secrétaire général de la CFDT, se référant à Michel Rocard.

Ce jeu institutionnel a besoin d’un horizon et la « transition écologique » l’est parce que « la question environnementale est facteur de relance », tout en soulignant que « la véritable révolution est celle d’entrer dans le concret de ce qu’elle apporte en termes de travail et d’emploi ». La CFDT a commencé cet engagement public à concilier les impératifs écologiques et sociaux : le « pacte du pouvoir de vivre » est un cadre politique d’idées, de revendications, de dialogue, d’engagements, de fertilisation entre grandes associations et mouvements de la société française, dont le déclencheur est le moment terrible des attentats de 2015 qui vit les citoyens ressortir leurs drapeaux signifiant le besoin de se serrer les coudes. Prendre soin, déjà.

Le cadre de cet horizon porteur est bien celui de l’intégration européenne, que présente L. Berger, nouveau président de la Confédération européenne des syndicats, avec précision, regrettant que « la réalité ne soit pas à la hauteur des promesses ». Ici sont dressées des mesures claires et concrètes pour une Europe sociale qui protège les plus fragiles, les jeunes, et qui pose une ambition industrielle et fiscale dans un monde incertain.

Loin de la représentation trop souvent usitée sur les syndicats, cet ouvrage rappelle que leurs militants et responsables sont des acteurs publics fondés à « repenser la démocratie », définie comme « la prise en compte des conflits qui traversent la société » et « la capacité à organiser la confrontation des intérêts contradictoires ». Une pensée du compromis incontournable dans une société divisée, pour éviter actions et réponses uniformes et décevantes. Pour éviter « une pratique du pouvoir ultra-centralisée ». La démocratie vit du dialogue social, de l’intervention des partenaires de l’action publique (« le gouvernement a besoin d'interlocuteurs pour faire bouger la société »), mais également d’un débat public que L. Berger souhaite plus « civilisé », en réponse aux populismes notamment. En somme, un besoin d’esprit de responsabilité sociale. Derrière les replis et confinements nécessaires, la dure crise est un appel à des transformations. Nous vivrons en effet ce que nous changerons.