On aurait pu croire que les succès éditoriaux sur le bonheur et le développement personnel seraient une mode passagère, que de la prolifération de l’offre viendrait une certaine lassitude. D’autant que dans les entreprises, les mesures de qualité de vie sont trop souvent cosmétiques. Et l’on se doute que les salariés ont du recul face au marketing d’un travail vendu comme paradisiaque.
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Vertigineuse psychologie positive
C’est oublier le caractère durable de l’essor de la psychologie dite « positive ». Née aux Etats-Unis à la fin des années 1990, par réaction, disent les spécialistes, à la psychanalyse, le freudisme étant présenté comme pathologique et rendant le bonheur inaccessible. A l’inverse, la pensée positive, qui est en phase avec l’imaginaire américain, celui d’une chance donnée à tous de réussir, y a trouvé ses racines. C’est le pays des self-made men et du développement personnel. Mais il est difficile de lui trouver une définition. De même n’est-il pas évident de comprendre s’il y a consensus sur sa valeur scientifique. Un ouvrage de vulgarisation indique qu’il s’agit de « l’étude des conditions et processus qui contribuent à l’épanouissement ou au fonctionnement optimal des gens, des groupes et des institutions »[1]. Plusieurs définitions trouvées en ligne parlent de l’étude de « ce qui donne sens à la vie », voire de « science du bonheur ».
C’est vertigineux, d’autant plus qu’il paraît risqué de s’en méfier. Qui prendrait de la distance avec la joie de vivre ? Cependant, deux faits objectifs y poussent. Le premier est son caractère invasif. La pensée positive se place dans tous les milieux du développement et de l’accompagnement personnel. Education scolaire, formation pour adulte, coaching professionnel, management de proximité, etc., jusqu’aux églises, si l’on en juge par la puissance de l’évangélisme charismatique. Cela fait beaucoup pour être honnête, d’autant que la promesse des messages diffusés est grandiloquente. La deuxième interpellation est le lien fait avec les neurosciences, discipline biologique qui étudie le système nerveux, et qui n’existait pas aux débuts de la psychanalyse[2]. Neuro éducation, neuro management… : ce découpage anatomique impressionne. Qui sont ces auteurs qui promettent une nouvelle vision de notre psychisme issue des sciences du système nerveux et de notre comportement ? C’est anxiogène, notamment dans le secteur de l’enfance. Dans l’insistance des propositions d’aide, des directives pour être efficace et des recettes pour grandir, il n’est pas si facile de faire le tri entre science rationnelle médicale et charlatanisme inutile, et entre bon sens et guérisseurs malfaisants. Avec un peu d’aplomb et d’intelligence, beaucoup peuvent s’installer comme coach ou conférencier, tenanciers du bonheur qu’il reste à découvrir en soi. Cet impressionnant business du charisme est bien décrit dans un excellent documentaire récemment diffusé sur Arte[3]. Que faire ? Sans trancher sur sa solidité scientifique, ni désespérer du libre-arbitre de chacun, à même d’avoir le recul sur cette révolution, interrogeons-nous sur l’effet potentiel dans l’entreprise.
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Instrumentalisation du sens du travail
Pour les défenseurs de la psychologie positive, il est en effet possible de trouver du sens et du bonheur dans son travail, comme de trouver des entreprises où il fait bon vivre. Ce n’est pas innovant. Du « droit au travail » des Lumières à la fierté du travail « bien fait » de Péguy, l’activité professionnelle est peinte depuis des lustres comme émancipatrice. Le travail, cet effort consenti, est la participation de chacun à l’œuvre du monde. Résidant dans le plaisir d’une action libre, décrit Hannah Arendt, il nous met en relation avec autrui. Chacun de nous existe notamment par le travail : on y met du sien dans ce qu’il y a à faire, on y puise de la reconnaissance, on développe ce que j’appellerais un « soi professionnel ». Être dépossédé d’un emploi nous ronge, avoir un métier est un appui identitaire. Et chacun peut trouver un sens à son travail dans le simple respect des consignes[4].
Plus précisément, les travaux des sociologues Christian Baudelot et Michel Gollac ont montré le caractère variant de la contribution du travail au bonheur[5]. Tout le monde n’aspire pas à être heureux au travail, ou n’en a pas les moyens ou le choix. L’étrange opération « J’aime ma boîte » qui, chaque année, promeut un jour de fête dans les entreprises[6], interroge ; est-ce du bonheur prescrit ? Réfléchissons donc à ce qui peut instrumentaliser le sens et la valeur du travail, quand il est considéré comme la voie de l’épanouissement personnel. Nous serions d’abord motivés par une quête du bonheur, donc en phase avec des attentes toujours plus fortes des entreprises ? Nous serions consentants à des engagements comportementaux sans limite ou presque ? Difficile à croire comme hypothèse de management.
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Ecrasant poids sur l’individu
Le problème de la psychologie positive en entreprise en effet est de présenter le bonheur comme une compétence personnelle attendue. Et non pas comme une possibilité dont on discuterait les conditions. Ce faisant, on ouvre la voie à une quasi-obligation au développement personnel. La sociologue Valérie Brunel décrivait dès 2004 comment les approches psychologiques avaient modifié les rapports professionnels[7]. Ce sont les évolutions managériales depuis les années 1990 qui tendent à transformer chaque salarié en entrepreneur, individuellement responsable des missions qui lui sont confiées. L’übérisation et le télétravail contraint en sont des exemples plus actuels. L’individu prend de plus en plus sur lui. Au travail, la relation salarié-employeur est régie par un contrat professionnel, des relations managériales, un engagement de compétences objectives. L’individu semble devoir porter ce poids tout au long de sa carrière ; serait faible celui ou celle qui n’aurait pas de projet professionnel. Le slogan « Soyez acteur de votre vie professionnelle » du Salon du travail et de la mobilité est évocateur. Epuisante assertion, inquiétante dérive à la franchisation, au remplacement de la relation d’emploi par un contrat commercial.
Il y a ainsi le risque d’un détournement de la relation contractuelle vers un rapport davantage connoté moralement, avec ce que cela comporte comme ambigüité. Le très intéressant livre Happycratie d’Eva Illouz et Edgar Cabanas[8] décrit notamment, comment, avec la psychologie positive, des entreprises semblent inverser la pyramide de Maslow, pionnier des théories de la motivation. Le bonheur serait un préalable au succès et non l’aboutissement possible si les conditions de travail sont bonnes. Cette inversion de l’échelle des besoins humains élude la question des appuis professionnels, des besoins réels des salariés. Il est plus habile pour les organisations de déplacer leurs responsabilités sur le potentiel personnel et donc de pousser chacun à se dépasser, plutôt que de se pencher sur les défaillances structurelles et managériales.
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Le problème de l’intériorisation
Dans ce monde de management par l’autonomie, la valorisation de l’humain n’a pas de limite, puisque la quête du bonheur et de la réalisation de soi est sans fin. Le salarié intériorise un contrôle implicite de son comportement. Ce faisant, l’entreprise alourdit la charge cognitive des salariés. L’ouvrage collectif Les servitudes du bien-être au travail, mêlant sociologues, ergonomes et psychologues du travail, décrit le « management de soi », plaçant la responsabilité individuelle au centre de la productivité, et même de la vie[9]. Notre bonheur dépendrait de notre capacité à gérer notre vie : notre emploi du temps, notre famille, nos relations... Le problème n’est pas d’essayer de faire mieux, mais d’être encouragés à être performants. La psychologie positive regorge de technicité de gestion. Pourquoi cette épuisante injonction à l’auto-contrôle ? La psychologisation et la surgestion sont des étouffoirs des relations humaines. La vraie vie est au contraire imparfaite et la vulnérabilité n’est pas une anomalie.
Cette intériorisation s’ajoute à une autre révolution qui lui est concomitante. Notre attention est sollicitée en permanence par les flux numériques, captée par la peur de manquer quelque chose. Cette stimulation est fatigante, d’autant qu’elle ne pousse pas au doute et au recul. Chaque SMS, chaque message des réseaux sociaux, chaque page en ligne doit être pensé, l’espace virtuel nécessite d’être représenté mentalement. Le monde numérique est un monde parallèle à notre monde réel mais qui ne lui ressemble pas : dans le virtuel le temps n’existe pas.
Les militants de la santé au travail savent la difficulté à établir une prévention primaire au plus proche des décisions managériales. On a moqué à juste titre les dispositifs de bien-être souvent décoratifs, ludiques, semblant pensés pour se tenir à la périphérie du travail, quand ils ne sont pas des dispositions para-médicales comme la méditation « en pleine conscience » : métro-dodo mais yoga au boulot. Nous savons à travers plus de dix années de débats et d’accords que la qualité de vie au travail (QVT) est une politique exigeante. Pourtant, des aménageurs d’espaces continuent de vendre des « solutions de travail flexible » trop décorrélés de la vie réelle et du ressenti des salariés. Plus largement, le monde des consultants en QVT est malheureusement fait d’autant de charlatans que d’experts en transformation des organisations.
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Développement personnel ou bien-être organisationnel
L’approche par la psychologie positive de la santé mentale élude en effet les facteurs qui pourrait la menacer. « Le bonheur prescrit n’est qu’une coquille vide masquant le délitement des conditions de travail » tacle Sophie Le Garrec[10]. Les salariés font face à des organisations du travail de plus en plus difficiles. Si on parle de bonheur, pourquoi ne pas évoquer de ce qui peut l’enfreindre ? Nous savons qu’un travail trop exigeant, qu’un manque d’autonomie ou un manque de reconnaissance sont porteurs de troubles psychosociaux. Les six grands facteurs de risques issus du « rapport Gollac » en 2011 restent la référence en la matière[11]. Les salariés ne sont pas dupes mais ils attendent un contre-courant qui sifflerait la fin de la niaise allégation à « naviguer en mode happy pour performer ». Qui en finisse avec les messages de « cool attitude », représentation trompeuse de la réalité, comme le hygge réduit le quotidien à du réconfort. Il ne s’agit pas de nier l’intérêt professionnel des compétences informelles. Mais le management dit « humaniste » a ses dérives : trop grande place accordée à l’évaluation comportementale, approche des compétences centrée sur l’individu au risque d’éluder le caractère collectif de la réussite. Il ne s’agit pas non plus de jouer les inquisiteurs du bien-être au travail. Des responsables de ressources humaines y puisent un appui qui les légitime dans leur responsabilité de favoriser un management bienveillant, ou simplement de rappeler quelques évidences de respect de la personne au travail parfois oubliées sous la pression du quotidien.
Eblouie par la promesse du bonheur, la psychologie positive prend ainsi le risque de nous enfermer dans un « connais-toi toi-même » tout à fait dévié. La philosophe Julia de Funès l’explique dans un intéressant pamphlet[12] : « L’individu n’est pas appelé à rationnaliser, à se concentrer sur lui-même, mais à trouver sa place dans l’ordre du monde ; une vie réussie est une vie ordonnée ». Si le bonheur est une affaire de liberté intérieure, il ne résulte pas mécaniquement d’un effort tourné sur soi-même. Le sens du travail se construit en effet dans l’expérience vécue et relue avec les autres.
L’épanouissement professionnel dépend d’abord des conditions du travail. Les salariés ont besoin d’autonomie réelle, qui n’est pas l’indépendance, car elle dépend des coopérations. Ils ont besoin d’écoute et d’échanges sur la qualité du travail[13], de soutien social, de reconnaissance du rôle joué dans l’entreprise, d’appuis pour mieux répartir la charge. C’est l’enjeu de la QVT qui met au centre le travail, les conditions de sa réalisation, et notamment la qualité de l’expression. Elle légitime le ressenti des salariés. Les échanges sur l’activité ne se résument pas à une injonction au bonheur ni à la plainte d’une domination permanente. Le bien-être, qui est un sentiment général de satisfaction et d’épanouissement dans et par le travail, dépend moins du développement personnel que des ressources organisationnelles. Certainement pas d’une introspection narcissique dans une ambiance sirupeuse, imposées par des gourous qui ne doutent de rien.
[1]- Jacques Lecomte, Introduction à la psychologie positive, Dunod, 2014. Voir plus récemment « Le guide santé du bonheur », hors-série n°6, Le Monde / La Vie, Sens & santé, 2022. [2]- En 1998 le premier succès éditorial de vulgarisation de neuropsychologie La source du bonheur (Christian Boiron) explique comment éviter toute souffrance inutile en comprenant les mécanismes de nos « trois cerveaux ». Intuitif, mais non prouvé. [3]- Claire Alet et Jean-Christophe Ribot, « Le business du bonheur », Arte, 2022. [4]- Cf. L. Tertrais, Le goût du travail, Mercure de France, 2021. [5]- Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France, Fayard, 2003. [6]- https://jaimemaboite.com. [7]- Les managers de l’âme, La Découverte, 2004. [8]- Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier Parallèle, 2018. [9]- Sophie Le Garrec (dir.), Les servitudes du bien-être au travail. Impact sur la santé, Eres, 2022. [10]- Les servitudes du bien-être au travail, op. cit. [11]- Voir par exemple le dossier de l’INRS www.inrs.fr/risques/psychosociaux/facteurs-risques.html. [12]- Développement (im)personnel. Le succès d’une imposture, Editions de l’Observatoire, 2019. [13]- Sur le droit d’expression et l’analyse de l’activité, le site de la revue propose une sélection d’articles, www.larevuecadres.fr/dossiers-thematiques/14.