Monde complexe, l’entreprise est le lieu de rencontre de rationalités diverses. La gestion d’un tel univers exige une instrumentation variée, et l’utilisation de différents outils offre la possibilité de piloter efficacement l’entreprise, de porter un jugement sur ses performances et de déterminer les stratégies adéquates en vue de son développement durable.

Ancienneté des instruments

La plupart des instruments de gestion utilisés actuellement ont vu le jour il y a plusieurs siècles, et ont été parachevés en lien avec le système taylorien-fordiste. Ce système allie un mode de production particulier à une organisation du travail spécifique. Le fordisme associe production et consommation de masse, il favorise l’émergence d’un cercle vertueux dans lequel le développement de l’entreprise va de pair avec celui de la société. Parallèlement, le taylorisme organise le travail autour de tâches élémentaires et individuelles, les coûts de main-d’œuvre directe représentent l’essentiel des coûts de production. Dans un monde basé sur la standardisation des produits, la concurrence se joue sur les prix et la performance des entreprises passe par la maximisation de la productivité du travail et la réduction des coûts. Et les instruments de gestion classiques permettent de mesurer l’évolution de ces critères. Ainsi la comptabilité analytique a pour but de déterminer et de contrôler l’évolution des coûts de production des produits, tandis que le contrôle de gestion modélise l’entreprise afin d’en décrire la performance, enfin, la comptabilité générale appréhende les résultats sous l’angle financier. L’instrumentation de gestion, qui s’est construite en phase avec le système taylorien-fordiste, tente d’appréhender les diverses dimensions de la performance de l’entreprise au niveau productif, marchand et financier et est en cohérence avec le monde productif qu’elle décrit.

Changement du monde

Pourtant, depuis le début du siècle, de nombreux changements sont intervenus. La concurrence s’est accrue, les marchés financiers se sont fortement développés et les grandes entreprises développent des stratégies avant tout mondiales. Ceci n’est pas sans conséquences sur la structure, l’organisation et le système productif des firmes. Aussi, les concepts classiques de productivité et de compétitivité évoluent : la compétitivité s’est déplacée vers une concurrence hors prix, la productivité ne trouve plus sa source dans le travail individuel mais dans l’organisation... Or, l’instrumentation de gestion n’a pas intégré ces transformations. Des outils comme la comptabilité analytique ne peuvent appréhender les nouvelles réalités productives telles la diversification des produits, la réduction de leur cycle de vie ou l’accroissement des charges indirectes. De même, avec la montée des investissements immatériels, les anciens instruments financiers ne sont plus à même d’en saisir les dimensions qualitatives et la rentabilité.

Obsolescence de l'instrumentation de gestion

Toutefois, l’instrumentation classique continue à être massivement utilisée par les entreprises, alors qu’elle décrit un monde qui n’est plus. Par conséquent, les entreprises gardent une vision taylorienne du travail et une approche fordiste de la production. L’ancienne stratégie de domination par les coûts est toujours privilégiée par les dirigeants, tandis que la gestion financière - conséquence du développement des marchés financiers - tend à prédominer. Le maintien de pratiques de gestion inadaptées entraîne nécessairement des effets négatifs, notamment sur l’emploi. Alors que certains licenciements sont légitimes, force est de constater le nombre croissant d’entreprises qui réduisent leurs effectifs tout en réalisant d’importants profits. Les justifications avancées par les dirigeants sont généralement liées aux problèmes financiers et à la nécessaire rationalisation du système productif. Les instruments de gestion classiques semblent dicter de tels comportements : les salariés sont considérés comme la seule et unique variable d’ajustement dans la mesure où le travail continue d’être vu comme un coût et non comme source de valeur et de performance des firmes. La réduction des effectifs, certes, rassure financiers et managers par son effet mécanique sur les comptes, mais n’est pas sans conséquences sur la société. Les firmes continuent à engranger des richesses tandis que la montée du chômage et de l’exclusion, nées de la déresponsabilisation des entreprises, génèrent des coûts croissants supportés par la collectivité. Le cercle vertueux engendré par le système taylorien-fordiste n’est plus d’actualité, et la pérennité des entreprises se fait maintenant au détriment des équilibres sociaux et sociétaux. Or, à terme, elles ne pourront survivre dans un environnement précaire, ce qui se répercutera sur leur performance et sur celle de la nation. Aussi, l’incohérence des outils de gestion par rapport aux réalités économiques est certaine et provoque des effets non négligeables : le problème de répartition des richesses se fait de plus en plus pressant. Il est donc nécessaire de revoir l’instrumentation de gestion classique qui ne répond plus à ses anciennes ambitions.

Responsabiliser aux coûts externes

Pour ce faire, les concepts classiques de productivité, de performance doivent être revus et sont désormais appréhendés dans leur totalité. De nouvelles notions voient le jour. On parle maintenant de productivité et de performance globale, alors que le terme d’entreprise citoyenne apparaît, en vue de re-responsabiliser les firmes vis à vis de la société. Parallèlement, de nouvelles approches de gestion sont proposées. Elles intègrent toutes une redéfinition des anciens outils ou de certains agrégats comptables. Ainsi, les cadres d’analyse de la valeur ajoutée et des coûts sont modifiés, afin de saisir toutes les sources de performance non prises en compte jusqu’alors par l’instrumentation de gestion classique. Cependant, les différentes méthodes n’ont pas toutes les mêmes ambitions : certaines tentent de saisir toutes les sources performances du système productif et des nouvelles activités de l’entreprise, d’autres ont pour but l’efficacité sociale et essaient d’intégrer les ressources humaines dans leur cadre de référence. Aussi, plusieurs méthodes de gestion préconisent la prise en compte des coûts humains, organisationnels et sociaux. Ces approches renouvellent l’approche classique de la gestion dans la mesure où elles analysent par exemple certaines décisions d’investissements ou de sous-traitance sous un angle nouveau, et donnent naissance à des orientations de gestion qui ne jouent pas nécessairement contre l’emploi. Par ailleurs, des entreprises ont développé de leur propre chef des approches qui ont pour but de responsabiliser les gestionnaires grâce à la prise en compte des coûts externés et sociétaux. Dans ces conditions, la gestion d’une entreprise ne se fait pas forcément au détriment de l’emploi et des équilibres sociaux : de telles méthodes permettent de réconcilier l’économique et le social. Bien que certaines de ces approches aient fait leurs preuves en entreprise, d’autres présentent toutefois des limites quant aux hypothèses qu’elles sous-tendent. Par ailleurs, diverses difficultés peuvent être rencontrées au sein des firmes lorsqu’il s’agit de mettre en place une nouvelle instrumentation de gestion. On observe en effet une réticence culturelle tant du côté des syndicats que de la direction, puis-qu'innover dans les méthodes de gestion revient à accepter la redistribution du pouvoir au sein de l’entreprise et la négociation globale quant aux critères de performances qui doivent être retenus, en vue de juger des résultats de la firme.

Malgré ces réticences, il semble nécessaire de revoir les outils classiques au vu des effets négatifs qu’ils provoquent à court terme sur l’emploi et qu’ils risquent d’engendrer à long terme sur les firmes, la société et la nation. Toutefois, l’expérimentation de nouvelles approches demande du temps et doit correspondre aux motivations propres des dirigeants.