Cette nouvelle livraison reprend et actualise un précédent livre (Cf. revue n°419) en s’adressant plus explicitement aux responsables d’entreprise. Il est d’un côté allégé des détours historiques ou de considérants multiples, de l’autre il est presque aussi conséquent en volume (quoique nettement meilleur marché !) par la tentative d’intégrer sur la notion de « travailleur du savoir » une typologie des organisations, des managements et des modes de gestion adaptés. Ce faisant, il a peut-être aussi perdu au passage un peu de ce qui faisait le charme touffu du premier ouvrage ; une accumulation parfois difficile à hiérarchiser, d’éléments contribuant à cerner un domaine émergent, empruntant beaucoup aux publications académiques, sans modélisation, mais qui laissait justement le lecteur dans l’obligation de faire lui-même le tri.

Repartant de la distinction entre les travailleurs et les professionnels du savoir, il cherche à établir la correspondance entre ces différentes « ressources humaines », les formes organisationnelles adaptées (inspirées de la lecture mintzbergienne de Max Weber) et les modalités ou spécificités du management de ces ressources. Les travailleurs du savoir sont compatibles avec les bureaucraties professionnelles cognitives, lesquelles relèvent de pratiques de gestion relativement classiques : une logique managériale prépondérante s’appuyant notamment sur des systèmes d’évaluation de la performance. Les professionnels du savoir exigeraient des adhocraties, toujours cognitives mais également identitaires, ils seraient résistants à l’emprise managériale mais soumis au jugement de leurs pairs (selon des échelles de prestiges).

Au nombre des bureaucraties cognitives, l’auteur désigne les SSII (notamment tournées sur les ERP) et les cabinets d’audit comptable mais également dans le domaine RH et management par exemple, la Cegos et le cabinet Hay. Il discute ainsi, dans le secteur de la presse, les analyses montrant que s’y développe un modèle « industriel et vertical », de véritables « machineries rédactionnelles » s’appuyant sur le rubricage et la hiérarchie rédactionnelle.

Ainsi, le rédacteur en chef de Liaisons sociales peut voir dans l’organisation du quotidien, une illustration du concept de « travailleurs du savoir » cohérent avec une « bureaucratie professionnelle cognitive », par différence avec l’équipe et l’organisation responsable du magazine mensuel, lieu d’exercice composé de « professionnels du savoir » dans une organisation qui exige plus de créativité et de collectif.

Au nombre des adhocraties cognitives il cite les plus prestigieux cabinets anglo-saxons (Boston Consulting Group, Mc Kinsey) ou encore des structures émergentes dans le domaine des finances.

Reste tout de même une place pour des formes intermédiaires, hybrides, dont l’auteur propose des illustrations dans les secteurs R&D notamment. C’est dans ces univers que l’auteur commente différents exemples de gestion de chercheurs, au-delà des tentatives et des limites de mise en œuvre de « double scale evaluation ».

Le dernier chapitre témoigne enfin du foisonnement des raisonnements et des tentatives pour intégrer le capital intellectuel dans la valorisation et le reporting des activités.

L’ouvrage de Jean-Pierre Bouchez présente l’avantage d’arpenter dans de multiples directions ce qui est encore un continent noir de la gestion, une terra incognita de la performance et un angle mort de la GRH.

Tant que les travailleurs experts, exerçant des activités largement relationnelles, pour des productions essentiellement immatérielles étaient peu nombreux, minoritaires, peu organisés et somme toute de bonne volonté, la focale est restée braquée sur les masses laborieuses (toujours suspectées du coup d’être un peu dangereuses !) et sur les conditions tayloriennes de la productivité. Si, comme nous le croyons, la production non matérielle est en passe de devenir l’essentiel, alors il faut bien constater qu’il n’y pas de pensée alternative à la fécondité du principe de la division du travail codifié par Taylor… pour la production matérielle. Il n’y a pas plus d’instrumentation disponible qui permette à l’ambition gestionnaire de traiter valablement du travail intellectuel sur des productions immatérielles. Les monographies et emprunts multiples à la presse restitués par l’ouvrage, pour rendre compte de l’extraordinaire hétérogénéité des réalités et des réponses tentées, le prouvent au risque parfois de laisser le lecteur dans l’idée qu’il n’y a décidément pas encore d’enseignement lisible.

Plusieurs questions restent donc ouvertes. La distinction entre les travailleurs et les professionnels du savoir rappelle fâcheusement la classique segmentation verticale par niveau (cadres, non cadres) dont nous savons combien elle résiste mal à l’épreuve interculturelle et aux univers toujours plus exigeants en initiative et autonomie. Ensuite, le concept même de travailleurs ou professionnels) du savoir permet-il véritablement de cerner une (ou plusieurs réalité(s) nouvelle(s) ?

Jean-Pierre Bouchez, implicitement mais clairement à travers les exemples proposés, traite d’une réalité certes en croissance mais très minoritaire, élitiste et limitée (banquiers, consultants, journalistes). Lorsqu’il liste ce que sont les professionnels du savoirs, il précise : « (…) on trouve des experts (notamment dans le champs de la R&D) au sein de grandes firmes, des éditorialistes « en vue » dans les médias, des consultants de haut niveau, mais aussi des professionnels créatifs (designers industriels, publicitaires...) ». Alors même qu’il serait difficile de trouver des travailleurs qui ne mobilisent pas de savoirs ni qu’il y aurait des entreprises sans matière grise, c’est quasiment « les peoples » du monde du savoir (peu différent du travail intellectuel) qui intéressent l’auteur.

Dit autrement, si l’ouvrage avait traité sur la même logique des « travailleurs (qui se servent) du vélo » (pour produire), les postiers seraient probablement au nombre des simples travailleurs et les « professionnels du vélo » seraient limités à ceux qui sont sélectionnés pour le Tour de France. La notion d’entreprise de matière grise ne résiste pas mieux et surtout, il ne rend pas compte des évolutions de nature de l’ensemble de la production et de l’accroissement informationnel vertigineux qui transforment largement les situations de travail du plus grand nombre, y compris le compagnon d’atelier (ouvrier hier encore) devenu un intellectuel (il ne touche plus la matière), très au-delà du gain numérique de la frange haute des « élites intellectuelles ».