Dans le milieu des cadres d’entreprise, on entend de plus en plus parler de « solos », de « free-lance » , de « mise à son compte » mais aussi de portage et de TPE. Le recentrage de certaines entreprises de grande taille sur leur cœur de métier les conduit à une externalisation des fonctions, donc des postes et conséquemment des individus. Ce n’est pas un phénomène vraiment nouveau, nous en avons déjà parlé il y a quelques années1, mais la visibilité et vraisemblablement l’ampleur en sont accentuées par Internet.

On trouve ainsi sur La Toile tant des sites de conseils (quelle formule choisir ? comment procéder aux déclarations sociales et fiscales ?) que des « places de marché » , sociétés de portage ou d’intermédiation, parfois basées aux Bahamas (probablement pour échapper à la pluie et aux contraintes juridiques françaises) ou au Royaume-Uni (là, cela ne doit pas être pour la première raison).

Il y a donc un certain nombre de personnes – les figures les plus voyantes sont le pigiste et le consultant mais elles sont loin d’être les seules – qui sont au jour le jour en prise directe sur le marché. Recherche de mission ou offre de compétence sont les deux faces de la même médaille. Le phénomène est patent mais les contours en sont mal définis, conceptuellement et donc statistiquement.

Un vocabulaire à préciser

Le vocabulaire lui-même est loin d’être fixé. Il n’y a pas de synonyme strict mais les mots sont souvent polysémiques, voire employés à contre sens.

Le mot « indépendant » a un sens trop précis juridiquement2 pour pouvoir inclure les personnes qui enchaînent les CDD ou connaissent l’emploi en pointillé, alternant contrats à terme et indemnisation du chômage. « Solo » est assez utilisé sous l’influence des pays anglo-saxons où on parle de « solo » et de « soho » - small office, home office - qui est plutôt l’équivalent de la TPE. Ce terme regroupe plus ou moins en France la nébuleuse des indépendants et fait donc l’impasse sur les bi-actifs et sur ceux qui ont gardé un lien fort avec le salariat en particulier par une gestion intelligente de l’assurance-chômage. Le terme « intermittent » vient à l’esprit quand il s’agit de ceux-ci mais il est tellement connoté par le système d’indemnisation des intermittents du spectacle qu’il est hors de question de l’utiliser3.

Nous préférons parler de « professionnels autonomes » car ce concept inclut tant des salariés - « portés » ou enchaînant les CDD ou les missions d’intérim, alternant contrats et chômage -que des non salariés - entrepreneur en nom propre, gérant majoritaire - et aussi des mi-figue mi-raisin que sont les gérants minoritaires de SARL et des bi-actifs (salarié à temps partiel et indépendant). Leur caractéristique commune est de mettre leur compétence sur un marché et de n’avoir ni actionnaire ni hiérarchie, ce qui n’empêche pas de travailler à deux ou trois dans une même structure juridique.

Tout cela s’appréhende mal dans les statistiques, aussi parce que le recensement a renoncé à la catégorie « travailleurs isolés » depuis 1962 et que la définition des professions libérales de l’INSEE et celle des caisses de protection sociale ne sont pas tout à fait les mêmes.

Sur 2.4 millions d’entreprises en France, 1.2 million n’ont aucun salarié. S’il y a parmi elles des holdings et « coquilles vides » dont raffolent les directeurs financiers, la plupart d’entre elles n’appartiennent à aucun groupe et correspondent à de l’auto-emploi. Parmi elles, nombreuses sont les entreprises du type « DM Conseil » fondée par Dominique Martin et domiciliée dans son salon. Le fondateur peut être un cadre salarié demandant à son entreprise de le laisser passer à mi-temps pour tenter l’aventure de l’indépendance avec un filet de sécurité, un professeur du supérieur organisant sa vie parallèle ou bien un « quinqua » rejeté par l’entreprise et décidé à ne pas rester planté les deux pieds dans le même sabot.

Ces micro-entreprises prennent des formes juridiques diverses. Elles emploient leur fondateur mais l’ampleur de la rémunération varie du tout au tout. Certaines de ces structures n’assurent jamais qu’une carte de visite à leur propriétaire (il vaut mieux paraître consultant que chômeur), dans d’autres cas l’indépendant vit très confortablement, parfois aussi ce système assure à quelqu’un employé officiellement à temps plein ailleurs un complément de rémunération sur lequel il cherchera à ne pas payer de charges puisque sa protection sociale est déjà assurée par ailleurs. On rencontre des autonomes prospères et d’autres qui touchent le RMI. La diversité des parcours est immense, il y a autant d’itinéraires que d’individus. Dans un contexte d’emploi mouvant, le parcours professionnel – on ne saurait parler de carrière – est loin d’être linéaire. Il comporte des passages où tantôt la personne cherche un emploi tantôt elle propose de vendre ses services en direct.

La plupart des personnes concernées aujourd’hui ont moins de trente-cinq ans ou plus de cinquante et les raisons qu’elles mettent en avant sont diverses : sas vers ou à partir de « l’emploi fixe », moyen de concilier la vie professionnelle avec la vie familiale et personnelle, refus de la dépendance hiérarchique…

Une question qui se pose ouvertement

Professionnels, chercheurs et syndicalistes s’intéressent à ce phénomène. Salons, sites Internet, lettres électroniques, magazines, articles de presse en font état. Le comité de parrainage de Solos Connexion a publié une adresse aux pouvoirs publics appelant à la transparence et à la simplification pour les indépendants. Le ministère de l’économie, des finances et de l’industrie (DICAS) a publié un mémorandum se demandant s’il s’agissait d’un phénomène médiatique ou d’une nouvelle génération d’entreprise. Les TPE ont fait l’objet d’études, dont le rapport Bockel, mais celui-ci n’envisage ce type d’entreprise que dans la perspective d’une activité naissante appelée à se développer et pas comme une forme stable d’auto-emploi. Sur le sujet « les métamorphoses de la subordination » , les chercheurs de la Maison des Sciences Humaines Ange Guépin de Nantes organisent des journées d’études rassemblant juristes, sociologues et économistes. L’UCC-CFDT a organisé un groupe de travail ainsi qu’une session de recherche à l’Institut des Sciences Sociales du Travail (ISST de Sceaux).

De nombreuses « places de marché » se créent, dans des conditions juridiques variables. Le portage salarial se répand. D’après le rapport du GREP, il concerne en France une dizaine de milliers de personnes, mais le rapport, focalisé sur les sociétés de portage ayant pignon sur rue, ne prend pas en compte le portage amical réalisé de temps en temps par une société ou une association pour rendre service à un ami. Si le portage est théoriquement hors la loi (une lecture stricte du Code du Travail conduit à qualifier cette technique de « délit de marchandage4 »), on peut penser que ce secteur va s’organiser et se moraliser, comme l’a fait auparavant le secteur de l’intérim. Un syndicat professionnel rassemble déjà un certain nombre de sociétés de portage et elles proposent de négocier une convention collective des salariés portés et envisagent une action en vue de modifications législatives.

Cette incertitude juridique n'est pas sans conséquences. Très récemment (le 19 février 2001), une société de Grenoble a été condamnée à cent mille francs d'amende avec sursis pour prêt illicite de main d'œuvre ; une société parisienne, « faute d'avoir des textes qui régissent [son] activité », est sortie du partage salarial classique « pour entrer dans les obligations du Code du travail tel qu'il est » et devenir « une société de consultants autonomes répondant aux obligations légales et à la convention collective Syntec ».

Le Professeur Gaudu explique que la forte distinction existant en droit français entre droit civil et droit commercial, qui remonte à la période révolutionnaire et était déjà considérée par la doctrine comme dépassée en 1945, perdure. Le Code civil, écrit pour l’homme « normal » de l’époque, paysan ou propriétaire foncier, traite des professions libérales, de l’agriculture et de l’immobilier. Les relations entre l’entreprise et ses salariés sont définies par le droit du travail, branche autonome mais issue du droit civil5. Le Code civil définit le « louage d’ouvrage », c’est ce qu’on appelle le contrat d’entreprise, et le « louage de service », id est le contrat de travail. Le droit commercial est un droit dérogatoire, la qualité de commerçant est liée à l’acte de commerce (achat/vente). Les relations entre entreprises relèvent principalement du commerce mais l’essor des services aux entreprises a beaucoup développé le contrat d’entreprise (contrat d’architecte, d’entrepreneur de bâtiment, artisanat, entreprises de nettoyage, sous-traitance de service, une partie des professions libérales). Mais la situation se complique et là aussi les frontières deviennent plus floues.

Indépendance juridique, dépendance économique

Le droit du travail favorise la décision unilatérale de l’employeur : les salariés sont pris dans le lien de subordination, l’employeur possède un « pouvoir disciplinaire » qui, s’il n’est pas sans limites, est néanmoins prégnant. Le contrat de travail n’est pas un contrat entre égaux. Prenant acte de ce fait, le législateur a, au fil du temps, construit un droit protégeant la partie la plus faible par des dispositions collectives. Certaines dispositions sont « d’ordre public », c’est-à- dire que les parties au contrat (les signataires du contrat de travail : l’employeur et le salarié) ne peuvent y déroger. Par exemple, même si travailleur et donneur d’ordre en sont d’accord, un salarié ne peut pas travailler quinze heures par jour ou sept jours par semaine. De telles dispositions n’existent pas (tout au moins, pas à la même échelle) entre donneur d’ordre et sous-traitant. Le nombre d’heures que passe le consultant indépendant sur un dossier ne regarde pas son client. C’est une des raisons pour lesquelles beaucoup d’entreprises à la recherche de la maximalisation du profit essaient de faire passer des travailleurs du contrat de travail au contrat d’entreprise. Il existe des sous-traitants, des franchisés qui sont plus exploités que les salariés « normaux » ; des entreprises, même de deux ou trois cent personnes, qui sont totalement dépendantes d’une grande. L’indépendance juridique s’accompagne d’une dépendance économique. La sous-traitance en cascade des travaux, en particulier dans le domaine du bâtiment et des travaux publics mais aussi dans les transports, a conduit le juge à rechercher la responsabilité du maître d’ouvrage en matière de paiement. Ce qui est valable pour le paiement des travaux peut l’être aussi en ce qui concerne la sécurité, porte par laquelle passe une bonne partie de l’organisation du travail.

Requalification ou non

La Sécurité sociale et les syndicats ont souvent tendance à demander, l’une pour encaisser des cotisations, les autres pour homogénéiser le traitement de la main-d’œuvre, la « requalification » de contrat d’entreprise (en honoraires) en contrat de travail (en salaires). La loi dite Madelin (11 février 1994) avait établi la présomption d’indépendance, la loi Aubry 2 (19 février 2000) a retourné cette présomption. La jurisprudence semble maintenant relativement stable en matière de requalification. Il existe un certain nombre de cas bien établis où on reconnaît qu’il y a dépendance mais non salariat mais aussi des requalifications, comme récemment pour des chauffeurs de taxi.

Le livre VII du Code du travail regroupe un certain nombre de professions qui font l’objet de « dispositions particulières ». Ces professions vont des assistantes maternelles aux dockers, en passant par les marins et les mannequins, les travailleurs à domicile et les gérants non salariés de succursales de maison d’alimentation de détail (on s’étonne de ne pas y trouver les éleveurs de ratons-laveurs). Les travailleurs de ces professions peuvent ne pas bénéficier de certaines dispositions, pourtant essentielles, du Code du travail. Ainsi la jurisprudence française considère que les VRP n’ont droit ni au SMIC ni à la législation sur le temps de travail. C’est la même chose pour les cadres dirigeants même s’ils ne sont pas dans le Livre VII. Les journalistes sont considérés en France comme salariés alors qu’ils sont fréquemment considérés comme indépendants dans d’autres pays d’Europe mais dans les faits la tendance est forte de traiter une grande partie d’entre eux (les pigistes) comme une main-d’œuvre sans beaucoup de droits et même de ne pas leur verser de salaire mais des droits d’auteur n’ouvrant droit à aucune protection sociale.

Travailleurs non subordonnés ?

La protection sociale des non salariés se rapproche de celle des salariés. Depuis la nouvelle convention UNEDIC, ils peuvent même dans certaines circonstances profiter du droit qui paraît le plus exotique pour un indépendant, celui à l’indemnisation du chômage. Le vocabulaire du contrat de travail est de plus en plus appliqué à des non salariés en matière de durée du contrat et d’indemnités de rupture, dans le droit français comme dans le droit communautaire. Il est d’ailleurs à noter que le droit communautaire parle de « travailleurs » sans préciser qu’il s’agit obligatoirement de travailleurs salariés. Les agents commerciaux sont des mandataires, pas des salariés, pourtant la Chambre commerciale de la Cour de Cassation, à propos du non renouvellement d’un contrat, a transposé un principe de droit du travail, la nécessité de motivation, dans le domaine du droit commercial. Dans le cas du référencement (ou contrat de fournitures), la jurisprudence condamne la brusque rupture des relations commerciales. Dans le cas des concessionnaires automobiles, pour qu’il puisse y avoir exclusivité (c’est-à-dire que le concessionnaire ne vende que des produits du constructeur), le contrat doit être d’au moins cinq ans ou le préavis de résiliation ordinaire d’au moins deux ans. On voit donc qu’il peut exister des garanties pour les travailleurs ou les entreprises dépendantes, que ce n’est pas parce qu’on est hors du droit du travail qu’on est dans le non droit. L’organisation collective des professionnels non salariés existe d’ores et déjà dans certains cas. Concessionnaires automobiles, agents d’assurances, agriculteurs intégrés dans la chaîne des industries agroalimentaires, professions du domaine sanitaire et social, un certain nombre de secteurs non salariés se voient appliquer des dispositions légales, réglementaires ou conventionnelles en matière de contrats : contrat-type, contrats collectifs agréés ou homologués par l’Etat. On peut même arriver à ce que Maître Jacques Barthélémy appelle « une convention collective de travailleurs indépendants ».

La notion de parasubordination est proposée par certains auteurs, dont Jacques Barthélémy. Pour ce dernier, elle regrouperait à la fois des indépendants en état de dépendance économique et certaines catégories de cadres. Cette notion existe dans certains Etats-membres de l’Union, en particulier en Italie, elle n’est pas unifiée. Nul doute que la réflexion devra être poursuivie, au niveau français comme au niveau communautaire.

Néanmoins, que la parasubordination devienne ou non une catégorie juridique, cela n’empêche pas de réfléchir à ce que Thienot Grumbach, professeur de droit et avocat, appelle le « droit à l’insubordination », contrepoison du lien de subordination. Le droit de retrait des salariés en matière de sécurité, la clause de conscience des journalistes, le respect de la déontologie professionnelle sont des éléments constitutifs de ce droit à l’insubordination. De même, dans les textes du 11° Congrès de l’UCC (avril 2001-Amiens), l’UCC affiche la nécessité d’un droit d’opposition, droit de dire non, dès lors qu’un ordre hiérarchique serait contraire aux pratiques professionnelles légalement admises. Un cadre comptable ou un directeur juridique salarié, a le droit - et le devoir - de refuser d’exécuter un ordre qui mettrait en jeu sa responsabilité professionnelle. Tout ce que cela lui apporte aujourd’hui, ce sont des indemnités pour licenciement abusif si l’employeur s’obstine mais on peut imaginer autre chose dans le cadre d’une évolution légale et sociétale qui ferait que la citoyenneté ne s’arrête plus aux portes de l’entreprise. De façon symétrique, le contrôle des contrats d’entreprise devrait empêcher que le donneur d’ordre abuse de sa position dominante pour contraindre l’indépendant à s’autoexploiter.

« Un droit se constitue lorsque les gens concernés se regroupent et payent des personnes pour s’occuper de leurs problèmes », explique le Professeur Gaudu. Une des questions qui se posent est celle de la nature de ce regroupement : sera-t-il plus efficace, plus légitime, s’il est totalement indépendant sur le mode corporatiste ou s’il s’inclut dans une organisation plus vaste, avec les salariés ?

Dans ce numéro, des professionnels autonomes nous ont raconté leur expérience ; une juriste, Marthe Gravier et deux sociologues, Anne-Chantal Dubernet et Françoise Piotet, nous parlent des différents aspects de cette catégorie en formation ; Maître Jacques Barthélémy et Laurent Coquelin comparent les systèmes de protection sociale, nous nous interrogeons sur la formation professionnelle ; Brigitte Biche et Jean Le Monnier exposent les conclusions de leur étude sur le portage. Enfin, François Fayol pose la question des rapports des professionnels autonomes et du syndicalisme.

1 : Voir en particulier « Vassal, mercenaire, adepte » , n° 351 (mars 1992) et « Frontières floues » n° 374 (octobre 1996) de CADRES CFDT.

2 : Rappelons la définition donnée par l’URSSAF : « La qualité de travailleur indépendant est reconnue à toute personne physique exerçant, même à titre accessoire, une activité non salariée et non agricole, à titre artisanal, commercial ou libéral, par exemple en tant que entrepreneur individuel, gérant majoritaire de SARL ou de SELARL ou membre d’un collège de gérance majoritaire, associé unique d’une EURL gérant ou non, associé de fait ou membre d’une société en participation, associé d’une société en nom collectif en commandite simple ou par actions » .

3 : Le régime des intermittents du spectacle a perverti les rapports entre employeurs et travailleurs à un tel point que l’échange rémunération contre travail fait quasi-systématiquement intervenir un tiers, que ce soit les ASSEDIC ou le Fonds de garantie des Salaires, c’est- à- dire la collectivité. Il ne saurait être élargi à l’ensemble des secteurs économiques sous peine de faire exploser les comptes.

4 : Code du travail, Art L .125-1. Toute opération à but lucratif de fourniture de main-d’œuvre qui a pour effet de causer un préjudice au salarié qu’elle concerne ou d’éluder l’application des dispositions de la loi, de règlement ou de convention ou accord collectif de travail, ou « marchandage », est interdite.

5 : Art 1708 : Il y a deux sortes de contrats de louage : celui des choses et celui d’ouvrage.