Les organisations de travail évoluent, et avec elles des « sciences de gestion » dont il faut rappeler qu’elles sont d’abord et surtout des manières de voir, de dire et de décrire les activités managériales. Trois ouvrages récents viennent nous rappeler que les théories et les pratiques du management sont ancrées dans leur temps. Les unes et les autres se succèdent, certaines s’imposent durablement quand d’autres disparaissent aussi vite qu’elles sont apparues.

C’est le charme du vademecum de Luc Boyer que de proposer un florilège de noms et de citations qui composent une introduction à la « culture générale » du management et de la gestion des ressources humaines. Un historique faisant une place notable à l’essor des conventions collectives après Mai 68, un répertoire des acteurs et des auteurs (dans lesquels Jean Auroux côtoie Daniel Bell), et enfin un rappel des méthodes avec des fondamentaux mis en perspective : l’ensemble se lit rapidement et ménage quelques surprises. Son principal intérêt est de rappeler l’importance des acteurs dans un domaine qui s’est d’abord construit dans la pratique.

Une opinion que ne renierait pas Christian Thuderoz, ancien militant cédétiste qui enseigne aujourd’hui à l’Insa de Lyon. Mise en perspective historique des nouveaux enjeux du management, son dernier ouvrage rappelle utilement que dans l’économie d’innovation qui a succédé au monde industriel où la valeur tenait d’abord dans les capacités de production, les salariés entendent, plus que jamais, négocier leur contribution à l’aune de leur rétribution et de la reconnaissance de leurs compétences.

L’intérêt de cet ouvrage réside toutefois moins dans son acuité sociale que dans son réel souci pédagogique. Des textes clés sont cités, articulés à des études de cas qui ne cessent de reposer la question : que signifie « manager » des hommes ou des organisations ? Comment cet art, né dans la débrouille (c’est le premier sens du terme) mais qui s’est toujours pensé comme une science, a-t-il évolué tout au long du vingtième siècle ?

Les grandes questions ne varient pas : prévoir, organiser, optimiser, contrôler, gérer la main-d’œuvre et les relations sociales. En revanche, chaque époque leur redécouvre une articulation et un sens différent. La nôtre est engagée dans une révolution des processus de production et d’organisation du travail qui met sous tension les réponses historiques, sans pour autant les épuiser ou les frapper d’obsolescence.

C’est tout l’intérêt d’un retour aux classiques (Taylor, Drucker, Herzberg), mais aussi aux penseurs critiques comme Daniel Mothé, ou même à Simone Weil dont le texte sur la grève fait l’objet d’un beau commentaire. Le management apparaît alors moins comme un corps de doctrine que comme un champ de forces, un lieu qui résonne d’enjeux sociétaux et économiques dont chaque théorie n’est jamais qu’une formulation à un moment et dans un temps donnés.

Encadrer ne saurait alors être conçu comme une science mais demande à être appréhendé comme une pratique sous tension, comme le rappelle Frederik Mispelblom Beyer dans son dernier livre : Encadrer. Un métier impossible ?

Ce livre est le fruit de vingt années d’enquêtes et d’une posture de recherche qui consiste à travailler avec les personnes interviewées, « de haut en bas et de bas en haut », et qui se ressource dans le consulting. Dans cette posture originale, recherche et conseil ne s’opposent pas mais se fécondent réciproquement. Résolument ancré dans le concret, ce livre est mû lui aussi par la volonté de mettre en valeur le dynamisme d’une activité qui ne saurait être codifiée ou enfermée dans un dogme.

Encadrer, explique Frederik Mispelblom Beyer, c’est d’abord « ferrailler », c’est-à-dire être engagé dans un rapport de force avec la matière, mais aussi avec les hommes que l’on encadre. Cette formule du ferraillage définit physiquement une activité qui est d’abord un effort et une confrontation. Tous azimuts : car la pression d’en haut vaut bien la pression d’en bas. L’autonomie et la confiance affichée sont entachées de formes de dépendance et de défiance, l’encadrant est lui-même encadré et soumis à des formes de contrôle quelquefois plus contraignantes encore que les siennes : principes moraux, codes déontologiques, contraintes de corps et morales de métier se doublent ici, dans une analyse inspirée de Bourdieu, d’une volonté de distinction qui met le cadre sous tension : il lui faut s’identifier au corps des encadrants, des ingénieurs, mais aussi et simultanément s’en détacher dans un contexte de concurrence.

Ceux qui font travailler les autres ont toujours des choix à faire, et les font. A côté des adeptes zélés du nouveau management, l’auteur repère aussi des formes de résistance, des cadres qui feignent de croire à la culture managériale en vogue ou la détournent de manière subtile. Le métier, ses pratiques et ses règles, peuvent être l’un de ces espaces de résistance qui dessine des connivences discrètes entre encadrants et encadrés.

On pourra ici s’agacer d’un vocabulaire qui sent par moment sa culture cégétiste, mais ce sont des observations de situations professionnelles concrètes qui nourrissent la pensée, avec leurs traits quotidiens, à la fois banals, besogneux et extraordinaires. Il s’agit moins pour Frederik Mispelblom Beyer de postuler une résistance idéalisée que de rompre avec certain discours de la dénonciation des outils de gestion, dénonciation qui porte en elle une part de fatalisme. Des espaces de liberté ou tout au moins de retrait existent, tels serait le propos de cet ouvrage qui tente de mesurer la distance, les « failles » entre les slogans et les pratiques.

Les objectifs et les cultures fixés par les directions se nouent toujours à la réalité des situations, notamment humaines. Le cadre est alors défini comme celui qui « tente » : de dire ce que l’on fait et où l’on va, d’unifier les orientations et les représentations du travail, d’élaborer en somme des compromis productifs.

La parole est dès lors centrale dans une activité qu’on pourrait dire d’interface, et qui peut être vécue et représentée de façon passive – le cadre « victime » – mais aussi comme une activité : mettre des paroles en actes, des orientations dans des cadres opérationnels. Un métier « impossible » dans l’absolu, puisqu’il se situe en permanence dans une frontière entre le faire et le dire, entre le haut et le bas, le possible et le réel.

Luc Boyer, Management des hommes. Historique, grands acteurs et auteurs, méthodes, outils, perspectives. Editions d’organisation, 2006.

Christian Thuderoz, Histoire et sociologie du management. Doctrines, textes, études de cas. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2006.

Frederik Mispelblom Beyer, Encadrer. Un métier impossible ? Armand Colin, 2000.