Dans le cadre parfaitement adapté d’un amphithéâtre du CNAM, Etienne Klein et Yves Lichtenberger ont confronté leurs visions sur le lien, la convergence, la distance, l’opposition, les relations entre science et société.

Le thème traité, « science et société », pourrait apparaître étranger aux réflexions et travaux « traditionnels » de l’OdC centrés sur le travail et le rôle des cadres. Les questionnements induits par le sujet, l’impact sur l’éducation, le « pouvoir-faire », l’attrait des études scientifiques pour de futurs cadres… en font bien un sujet adhérant aux préoccupations de l’OdC, comme le fait remarquer Bernard Jarry-Lacombe dans son introduction. Le travail des ingénieurs notamment, mais peu ou prou de tout cadre, s’appuie et parfois joue sur la science et sur les innovations qu’elle permet d’envisager. Cela suggère de nombreuses questions. Les usages supplantent-ils la science dans le quotidien ? Les évolutions de l’internet, des portables, tablettes et autres outils de « connexion » technique et sociale sont-elles poussées par les ingénieurs, les cadres commerciaux, les investisseurs ou les consommateurs ? Les cadres acteurs ou relais de l’évolution de la société peuvent-ils être absents des controverses sur les produits, effets ou lacunes de la science (OGM, nucléaire, climat...) ? L’attractivité des métiers scientifiques, la confiance ou non dans l’avenir et la recherche, le goût pour l’innovation laissent-ils indifférents les (futurs) cadres ?

L’idée de progrès associé à la science, la confiance en la science et la technique semblent un peu en panne, et pourtant on parle sans cesse d’innovation… et on souhaite tous un monde meilleur.

La science : un moteur du bonheur devenu un frein au malheur ?

Etienne Klein évoque la « période moderne » (de Descartes aux décennies récentes) comme un temps où la maîtrise de la science avait pour but bonheur et liberté et où toute innovation apparaissait comme enchâssée dans un projet de civilisation.

Sur cette dernière notion, Yves Lichtenberger a une lecture différente. Pour lui, seule laisse des traces l’innovation qui « reste », via ses usages et dérivés, et donc s’inscrit de fait et a posteriori dans la civilisation.

Il poursuit en soulignant que toute innovation est en soi une rupture, avec des risques de désarticulation de plus en plus grands avec le temps.

Pour Etienne Klein, la défiance dans l’avenir conduit aujourd’hui à attendre de la science un maintien de la situation acquise, comme une réponse à la crainte de la disparition du progrès. L’amour du progrès a laissé place à l’anxiété due au risque de son absence.

Il en trouve un exemple dans le quotidien : l’innovation dans l’entreprise, autrefois vécue comme un moteur et un épanouissement, est devenue, sur injonction des dirigeants et des financiers, un élément incontournable de survie. Mais pour Yves Lichtenberger, peu importe le moteur de l’innovation, c’est son existence qui compte.

Au-delà des divergences d’appréciation, la science porte en elle-même son ambivalence : certains visent l’immortalité de l’homme, pendant que d’autres pensent la fin du monde (cf par exemple le succès des thèses catastrophistes associées au 20 décembre 2012 et autre « suicide collectif »).

On ne veut voir qu’à court terme et on pense l’éternité possible !

Vous avez dit « progrès » ?

Un détour par le dictionnaire symbolise la difficulté d’appréhender le progrès de façon universelle. Ainsi lit-on dans le même ouvrage que le progrès est une transformation « en mieux », et que progresser peut avoir un retentissement négatif.

La « période moderne » a une vision positive, considérant que ce qui ne va pas est en soi une niche d’amélioration via le progrès, négativité qui contient en soi une énergie utile à sa propre transformation.

La « post-modernité » que nous connaissons aujourd’hui, ou « dépassement de la modernité », s’accompagne d’une vision plus pessimiste, moins « combative » : la post-modernité est la modernité sans les opportunités offertes par la modernité, selon Etienne Klein.

Maintenir l’état stationnaire est certes un objectif, plus facile et plus maîtrisable qu’atteindre un état. Pourtant les effets pervers du « progrès » étaient prévisibles pour qui voulait les anticiper (Marx ou Dickens l’avaient fait !)… De son côté, Paul Valéry disait que si l’homme sait assez souvent ce qu’il fait, il ne sait jamais ce que fait ce qu’il fait…

Il ne suffit d’ailleurs pas pour le scientifique d’anticiper, il faut aussi d’être entendu. Or, nouvelle ambivalence, le citoyen aime « se faire peur », mais de ce fait ou paradoxalement, il apprécie encore davantage d’être rassuré. Ainsi en atteste l’audience des « climato-sceptiques » que les intervenants qualifient de populistes scientifiques.

Si l’actualité est plutôt aux réticences devant un « progrès » dont on mesure qu’on ne le maîtrise pas, on a toujours connu les « pro » et les « anti »-science. Deux citations le démontrent, notamment par leur côté contrasté et quasi idéologique, l’une empruntée à Condorcet, dans Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1794), convaincu que les progrès de l’esprit humain sont indéfinis, l’autre à Baudelaire dans Curiosités esthétiques, (1855) qui veut se garder « comme de l’enfer » d’une « idée fort à la mode, […] l’idée de progrès ».

La science d’hier et d’aujourd’hui

La connaissance a-t-elle une valeur par elle-même ou doit-elle être applicable, et appliquée ? La réponse tient sans doute en partie dans les trois milliards d’euros injectés dans les 27 kilomètres du « collisionneur » de particules du CERN à Genève.

Le temps est passé où la science était vécue comme une idéalité, porteuse de connaissances améliorées, socle de l’humanité à la place des religions. Un paquet de cigarettes en atteste ! Qu’aurait-on vu en France il y a quelques siècles, ? « Fumer déplaît à Dieu », alors qu’on voit aujourd’hui « Fumer tue ». La santé du corps s’est substituée à la santé de l’âme.

Ambivalence encore que cette référence si fréquente à la science au moment où elle est contestée, marginalisée. Les sciences, surtout « dures », plus que les sciences sociales, sont objet de désaffection (étudiants, et surtout étudiantes), de méconnaissance effective (échec des vulgarisations, cf. les OGM, l’effet de serre,..), d’attaque philosophique ou politique (« être expert » est alternativement un recours, un alibi ou une insulte).

Ambivalence toujours avec le statut de la technologie, hyper-présente dans le quotidien, qui transcende l’action individuelle et même collective. Les bricoleurs-innovateurs des ordinateurs sont désormais contraints à utiliser le « clé-en-mains » à la Windows ou autres.

Face à cette technique envahissante et parfois frustrante se développe une forme de résistance qui a cassé l’outil de prédiction. Dans les années 50 ou 60, l’an 2000 était imaginé, un futur configuré. Qui aujourd’hui se soucie de l’an 2050, en préjuge les contours ? Est-ce par crainte de succomber à la « démesure technologique » ?

L’image répulsive d’un avenir inconnu, non maîtrisé, non maîtrisable incite à une posture défensive de la science et vis-à-vis d’elle : « Eviter la catastrophe au lieu de fabriquer l’avenir ».

Science, société et démocratie…

Il est patent que le débat démocratique et l’expertise scientifique ne font pas bon ménage. Est-ce une chance ou un risque ?

Une opportunité sans doute : imagine-t-on un débat parlementaire pour ou contre la théorie d’Einstein ? Plus généralement, quand le citoyen ou l’idéologue vient s’immiscer dans le débat d’initiés, les contraintes, l’instrumentalisation de la science « vraie ou fausse » ne sont pas éloignés.

Un risque assurément : Cette étanchéité entre débat et science contribue à la désaffection des étudiants et du public, à l’incompréhension de la science, de ses enjeux, de ses impacts. Le danger est réel d’une forme de communautarisme intra-scientifique, version pervertie d’un souhaitable partage inter-sciences et inter-scientifiques, donc d’un réel et fructueux dialogue inter-disciplinaire, laissant toute leur place aux sciences « humaines ».

Le rêve d’un débat construit et utile se heurte à un paradoxe (seulement apparent ?) : comment débattre d’un sujet inconnu, la science, et comment le connaître sans en débattre ?

Et si ce débat s’instaure, parlera-t-on de la connaissance en elle-même, de la décision à en tirer ? Et qui parlera ou sera le plus écouté ? Le citoyen, l’électeur, le politique, le scientifique, l’économiste ? Et dans quelle échelle des temps ? La science existe en effet comme une tension, une procédure, un mouvement, et non comme un état.

La tendance favorable aux Baudelaire sur les Condorcet s’inverserait-elle ?

S’accompagnerait-elle de l’utile éclairage - ni diktat, ni silence - des experts scientifiques auprès des décideurs politiques ? En effet, si le socle de la démocratie est la primauté de la conscience sur la compétence, il est d’autant plus nécessaire de développer le besoin, l’intérêt et la possibilité de s’informer, à tout le moins d’éviter de désinformer.

Ce débat idéal éclairera (éclairerait ?) les activités scientifiques, le sort et la condition des scientifiques. Ce débat rétablira (rétablirait ?) la jubilation de la recherche, la joie de la confrontation des idées, l’enrichissement de la contradiction.