Je ne connais pas le métier de trader. Mais j’ai eu l’occasion, ces dernières années, d’intervenir dans plusieurs grandes entreprises dans lesquelles l’activité principale est le traitement de l’information : télécommunications, vente de matériels ou d’applications informatiques, etc. Dans ce secteur de l’IT (Information Technology) l’activité de « manipulation de symboles », les formes d’organisation du travail, d’interactions et de contrôle ressemblent à celles de la banque et de la finance.

Le mot-clé de ces systèmes complexes est l’interdépendance. Tout dysfonctionnement en un point peut faire dérailler l’ensemble. Il n’y a pas de risque zéro.

Le travail et l’organisation

On trouve là un grand nombre de personnes dont l’essentiel de l’activité se déroule seul, face à un écran. La relation « primaire » de travail s’effectue dans ce face à face avec un « non-humain », lequel formate et représente, de façon toute virtuelle, les enjeux réels et les destinataires concrets de l’activité. La relation hiérarchique prend la forme d’un tête à tête. Le supérieur, couramment appelé mon « n+1 » ou « mon hiérarchique », confie des tâches et fixe des résultats. Il dicte à son « n-1 » des consignes, des ordres. Il apporte des conseils, du soutien. Ce même supérieur note les résultats dont dépend le montant de l’intéressement, un avancement ou une mutation.

La relation hiérarchique prend donc la forme d’une relation inter-personnelle, exclusive et confinée, quelque peu perverse aussi, dès lors que les résultats de l’évalué dépendent de l’action de l’évaluateur. Toujours est-il que ce mode de relation opère en cascade : le « n+1 » est lui-même encadré par un « n+2 », et ainsi de suite.

Seul face à son ordinateur, pris dans une relation de tête à tête qui tourne parfois à la prise de tête, cela n’exclut nullement des interactions avec d’autres humains. Avec les collègues que l’on côtoie sur un open space, dans le couloir ou à la cantine, qui font souvent le même travail que vous et à qui l’on se compare. Ceux avec lesquels on co-opère dans le quotidien de l’activité, souvent ailleurs et différents. Indiens, marocains ou slovaques, ils assurent la maintenance des logiciels. Sous-traitants locaux, mis à disposition ou auto-entrepreneurs, ils veillent au matériel et fournissent des prestations qu’il est difficile de délocaliser.

A la différence de la relation hiérarchique, relativement durable et protégée par le droit du travail, la relation commerciale est exposée à la rupture quasi-immédiate. Non que les prestataires soient effectivement interchangeables. L’essentiel est qu’ils pensent qu’ils le sont. « Mets leur la pression aux prestataires » : c’est que m’assène quotidiennement mon hiérarchique, rapporte ce jeune informaticien, qui précise : « en me disant de stresser les prestataires, il me stresse et il le sait très bien ». Même les relations de travail dans l’entreprise virent sur le mode menaçant de la « relation client-fournisseur ».

Accident fatal ?

S’inspirant de ce qu’ils savent ou croient savoir des moteurs d’engagement des salariés américains, de hauts dirigeants des grandes entreprises de l’IT ont cru bon d’assécher la négociation d’entreprise de tout ce qui ne se traduisait pas en monnaie sonnante et trébuchante. Tout se quantifie et tout se monnaye. Les « politiques du chiffre » ont cette vertu cardinale : elles fournissent des indicateurs tangibles. Tangibles pour quoi ? Non pour mesurer l’effectivité des politiques (ce que voudraient faire croire les managers qui gouvernent dans le secteur public), mais pour fournir une base de calcul à l’intéressement, jugée suffisamment objective pour que les gens s’y fient. Et dès lors, de les « motiver ».

A cette conception pavlovienne correspond l’idée que la compétence est incorporée au système technique et d’organisation. Les humains sont interchangeables – y compris les dirigeants qui, protégés par leur parachute (doré), peuvent sauter à tout moment.

Le hic, ce sont les grains de sable, les « dysfonctionnements » ou des personnes telles que Jérôme Kerviel. On sait que crises, accidents et catastrophes surviennent après que des risques se soient accumulés, à défaut que des incidents critiques aient été « récupérés », sans qu’il ait été tenu compte d’éventuelles alertes.

Des évènements fâcheux auraient pu être évités si l’on avait écouté certains techniciens avant le lancement de la navette Challenger, et de même lors de crises industrielles ou écologiques, celle de la plateforme pétrolière de BP, ou, le jour où ce texte est écrit, celle provoquée par la rupture des réservoirs de boues toxiques d’une usine hongroise d’aluminium.

De même de risques professionnels, comme chez France Télécom, où - on l’oublie un peu trop - il a été question de suicides à caractère professionnel depuis une décennie. Dans tous ces cas, des personnes ont donné l’alerte, mais sans effets.

Voici donc des personnes qui défient, heureusement, les postulats de la logique marchande. Elles s’écartent résolument de la rationalité qu’on leur prête ou à laquelle on voudrait qu’ils se plient. Au-delà de ce qui figure à l’écran, elles se soucient de l’effectivité de leurs actes et expriment une volonté d’œuvrer à un bien commun.

Court-circuitant la relation hiérarchique, à rebours de leur intérêt personnel en termes de rémunération ou de carrière, elles entendent faire prévaloir ce que leur dicte leur conscience professionnelle. Insensibles à l’opinion diffuse qui prête aux « siffleurs d’alerte », notamment en France, un comportement déloyal pouvant être assimilé à une délation, elles préfèrent encourir le reproche de leurs pairs plutôt que de démissionner.

La revue des Cadres de la CFDT a livré récemment un numéro consacré à l’alerte professionnelle (Dénoncer ou alerter, n°439, juin 2010). Il en ressort qu’en France, les lanceurs d’alerte se sentent d’autant plus légitimes qu’ils se sentent « autorisés » par le collectif auquel ils appartiennent. Les instances représentatives du personnel, lorsqu’elles existent, jouent ce rôle. A défaut de syndicat, ou de reconnaissance du fait syndical, il faudrait, estime la CFDT Cadres, que le droit d’alerte soit encadré par des règles juridiques à un niveau international.

Sortir du piège

De ces remarques, une observation générale se dégage. L’air du temps est enfumé par le registre de la culpabilité. La Société Générale victime des agissements de Kerviel, ou Kerviel victime d’un système fondé sur la spéculation : la question est, en tant que telle, piègeante. Ce même piège est à l’oeuvre dans des affaires dites de « harcèlement » ou lorsque des ouvriers licenciés séquestrent des cadres pour faire monter les enchères du préjudice subi.

Il y a là une terrible alchimie de la logique victimaire, du procès judiciaire et de la réparation monétaire. Ces mêmes ingrédients se mélangent dans l’anthropologie gestionnaire des firmes. L’organisation et le management y sont conçus d’après le modèle d’un homo oeconomicus essentialisé, tiré par les sucres rapides de l’intéressement, poussé par la culpabilité de ne pas honorer un contrat (plus ou moins léonin), reproduisant en cascade des rapports contractuels menaçants sur ses subordonnés et fournisseurs. Tout cela fait système et ce système est, en tant que tel, pervers : fondé sur l’irresponsabilité des acteurs et leur interchangeabilité, il pousse à la tricherie et à la faute bien plus qu’il n’incite à des comportements responsables.

Culpabilité ou responsabilité, cette polarité dessine deux modèles de gestion, d’organisation et de management dans les systèmes complexes que sont la banque, la finance, les industries du traitement de l’information comme d’ailleurs celles de la chimie ou du nucléaire. Ou bien tous les maillons de la chaîne sont systématiquement supervisés, inspectés, sécurisés, contrôlés de façon hypercentralisée et intégrée dans des dispositifs non-humains, désolidarisés les uns des autres autant que le permet la cohérence de l’ensemble. Auquel cas l’hyper-rationalité du « système » va de pair avec la suspicion à l’égard des humains envisagés comme « facteurs de risques ».

Ou bien l’interdépendance est envisagée en termes d’appropriation des finalités, de compétence et de conscience professionnelle, d’espaces de co-responsabilité solidaire et décentralisée, d’informatique répartie et apprenante, de cohésion à fabriquer.

Il ne s’agit pas d’opter entre l’enfer ou le paradis. Mais entre la sur-gestion des comportements fautifs et l’a-gestion des comportements responsables, un nouvel équilibre est sans doute à inventer.

Ce texte a été publié dans la revue « Esprit » en novembre 2010.