Je suis chef de projet sénior dans le groupe Atos et élue secrétaire CFDT du comité d’entreprise européen depuis plusieurs années. Ces comités sont des instances chargées de représenter les salariés d’une société et de ses filiales à l’échelon de l’échelon européen. Ils constituent actuellement la structure la plus commune d’information et de consultation transnationale au niveau des entreprises dominantes et de leurs filiales. Il en existe aujourd’hui un millier, ce qui signifie que 40 % des entreprises multinationales concernées se conforment aux directives européennes en la matière. Les sièges sociaux des entreprises disposant de comités d’entreprise européens sont majoritairement implantés en Allemagne (203), aux États-Unis (165), en France (123), au Royaume-Uni (116) et en Suède (76)1. Les secteurs dans lesquels ils sont les plus nombreux sont la métallurgie, la chimie, l’agriculture, le bois-bâtiment et les services financiers. Plus de la moitié d’entre eux sont issus de firmes présentes dans plus de dix États. Ils intègrent de plus en plus de membres issus des pays d’Europe centrale et orientale, mais il est encore très rare qu’ils soient créés par les entreprises dont la maison mère se trouve dans un nouvel État membre2.

Par leur intermédiaire, les travailleurs sont informés et consultés par la direction quant à l’évolution de l’activité et de toute décision transnationale significative susceptible d’affecter leurs conditions de travail ou d’emploi. Chaque membre du comité est tenu à une obligation de confidentialité à l’égard des informations auxquelles il a accès (et à condition d’être présentées comme telles par l’employeur). Il est également soumis au secret professionnel pour toutes les questions relatives aux procédés de fabrication.

Les prérogatives du comité européen sont analogues à celles des comités d’entreprise locaux mais portent sur un périmètre européen. Les comités d’entreprise locaux conservent toutes leurs prérogatives, le dialogue européen s’ajoute au dialogue local en délivrant une vision globale et européenne. Je m’interroge cependant sur la pertinence de ce niveau européen dans une économique ouverte et un groupe mondial. La limite européenne est restrictive ; quand je parle à un dirigeant de l’entreprise, lui a une vision internationale et globale alors que moi je suis mandatée par un collectif strictement européen.

Les États membres de l’Union européenne sont tenus de garantir le droit d’établissement de comités d’entreprise européens dans des sociétés ou groupes de sociétés qui comptent au moins mille salariés au sein de l’UE et dans d’autres pays de l’Espace économique européen (Norvège, Islande et Liechtenstein), en présence d’au moins cent cinquante salariés dans chacun des deux États membres. Le processus de création d’un nouveau comité d’entreprise européen découle d’une demande formulée par cent salariés de deux pays ou d’une initiative de l’employeur3. Cette mise en place est vraiment différente derrière l’uniformité statutaire, le patronat ayant des cultures d’un pays à l’autre peu comparables. Reste qu’il s’agit d’un outil pour apprendre de l’autre dans tous les domaines professionnels et sociaux et qui permet d’établir un dialogue permanent avec la direction générale ainsi qu’entre les représentants des salariés. Les comportements induits par les comités locaux s’appuient sur la légitimité du niveau extra-national que propose le comité de groupe, mais mon rôle est d’assurer une coordination verticale (entre les comités) et horizontale (entre les représentants). On y verra ici, s’il le fallait, une illustration des responsabilités managériales des élus, a fortiori s’ils sont syndiqués car ils doivent en plus de leur mandat assurer un dialogue au sein de leur syndicat et fédération. Je navigue entre l’esprit européen - qui est réel - et les intérêts locaux, entre les projections et les attentes de court terme.

Loin des salariés, peu connus du grand public sauf en cas de drame social, les comités européens sont des lieux utiles pour apprendre à se comprendre. Je cite l’exemple autour de la traduction d’un mot. Dans la Tour de Babel que peut être un comité, les mots plus qu’ailleurs ont un sens et chaque culture linguistique raisonne différemment autour du même terme. Il y a comme une hypersensibilité sur l’usage des mots. Le dialogue entre syndicalistes est même parfois âpre lorsque le comité est consulté sur des transferts et déplacements d’activités au sein de l’Union du même groupe. Certains représentants y voient des opportunités d’emplois quand d’autres sentent le vent se tourner contre leurs établissements et sont en quête d’informations que demandent les salariés. L’information-consultation est obligatoire pour les fusions, acquisitions ainsi que les plans sociaux.

Les sujets sont donc très lourds et très complexes. Mais le dialogue est indispensable. On se souvient de l’impact en 1997 quand le groupe Renault annonçait la fermeture abrupte de l’usine belge de Vilvoorde à quelque trois mille salariés. La justice française avait condamné la Régie pour inobservation de l’accord qui avait institué le comité européen. Les décisions du tribunal de Nanterre confirmées en appel par la cour de Versailles sont transposables aux autres entreprises dotées d’un comité européen. La société était tenue d’informer et de consulter le comité européen à l’occasion de « toute décision susceptible d’affecter considérablement les intérêts des travailleurs ». Il n’est pas indispensable de consulter au préalable le comité pour toute décision à prendre, mais il est impératif de le faire lorsqu’à l’examen des faits, l’annonce a posteriori d’une décision déjà prise prive cette information de tout effet utile. « L’antériorité de l’information et de la consultation ne constitue pas un principe général et absolu, mais le comité de groupe européen ne saurait être transformé en une instance d’enregistrement de décisions déjà prises quand celles-ci ont des conséquences importantes sur un plan social » note une juriste4. Chez Atos, le comité européen fonctionne bien et le dialogue est plutôt riche, même si on peut regretter un manque d’anticipation. Nous sommes informés sur la stratégie industrielle à trois ans mais dans une approche qui reste trop générale et qui doit progresser.

Se concentrer sur une stratégie de long terme

L’enjeu est de construire une sorte de vision commune des salariés pour parler à la direction générale quand elle présente les grandes lignes des projets du groupe. Les frontières sont parfois floues entre information-consultation et négociation. Nous avons besoin de suivre les changements qui nous sont décrits et de le faire en commun tant chaque entreprise du groupe peut être complexe et transnationale. Toute l’habilité du travail des représentants des salariés est de mettre en commun leurs informations et de recomposer à travers l’information forcément incomplète donnée par la direction une vision sur les décisions stratégiques et leurs implications concrètes. Faute de quoi, le comité n’intervient qu’à la marge. L’expertise est un outil particulièrement utile.

La composition et le fonctionnement de chaque comité d’entreprise européen sont adaptés à la situation spécifique de la société via un accord signé entre la direction et les représentants des travailleurs des différents pays concernés. La particularité des comités est que le fonctionnement et les moyens qui vont pouvoir être exercés par le comité sont intégralement décrits dans un texte résultant d’une négociation entre les parties. Chez Atos, ils sont quarante titulaires et autant de suppléants, qui sont importants au regard du turn-over pour permettre une stabilité du comité. Ils dialoguent avec le représentant de Thierry Breton, ex-président-directeur général de Thomson et de France Télécom-Orange. L’ancien ministre de l’Économie est président du directoire du groupe Atos depuis 2008 et président-directeur général depuis 2009. Les représentants des salariés viennent principalement d’une dizaine de pays parmi vingt-quatre représentés : cinq Français, quatre Allemands, trois Hollandais, trois Espagnols, trois Anglais, deux Belges, un Suisse, un Croate…

Pour animer un tel lieu, une organisation en commissions est indispensable : une commission par zone géographique de plusieurs pays, une commission économique en lien avec des experts de Sextant, des commissions chargées d’étudier des enjeux spécifiques tels que l’optimisation fiscale ou le label Great place to work. Tous les dossiers sont intéressants à étudier. J’y vois des opportunités de mieux comprendre la gouvernance au sein du groupe, et ses différentes influences. Ainsi du cabinet international Boston Consulting Group, même s’il est très difficile d’évaluer la qualité des cabinets de conseil en stratégie, faute d’accès à un niveau approfondi d’information. Nous butons sur l’analyse financière, or, celle-ci est centrale : le pilotage par la réussite, par la marge dégagée, c’est complexe à décortiquer et à questionner. La grande variable de la stratégie, c’est le coût d’ajustement, et donc essentiellement les salaires. La complexité de ces systèmes de politique de rémunération est un défi pour les représentants du personnel. Pour questionner les règles de gestion, j’attends beaucoup du rôle que feront les administrateurs représentants les salariés au conseil de surveillance lorsqu’ils seront mis en place comme le veut la réforme de 2014. Le dialogue social est un dialogue qui se doit d’être économique. Ainsi, « les comités européens d’entreprise qui fonctionnent bien sont ceux qui mettent en œuvre des actions de prévention très en amont des restructurations » analyse le think-tank Confrontations Europe5. Ceci exige un dialogue régulier au sein des comités européens entre représentants des employés et des employeurs avec des cultures de relations professionnelles très différentes, en vue d’établir une confiance mutuelle.

Prendre part à une Europe qui s’ouvre au monde, s’enrichir des cultures différentes, dépasser le rôle économique et aller vers la négociation de protections et de droits nouveaux, développer et promouvoir l’implantation d’acteurs syndicaux et d’un dialogue social respectueux dans tous les pays d’Europe et au-delà, sont des vecteurs qui portent mon mandat : agir de et à l’intérieur des multinationales, se concentrer sur les stratégies de long terme que permet cette dimension internationale, assortie d’une touche de passion européenne.

1 : Source : Confrontations Europe, 2016.

2 : Atos est une société européenne (societas europaea) qui peut exercer ses activités dans tous les États membres de l’Union européenne sous une forme juridique unique. Il y a plus de 2 000 sociétés européennes dont une vingtaine en France : Airbus, Dior, LVMH, Pierre & Vacances, la Scor, la Macif...

3 : Cf. http://ec.europa.eu/social/ Rubrique Comités d’entreprise européens.

4 : Les Echos, 10 juin 1997.

5 : Dialogue social n°104, juin 2016.