Les organisations productives (de biens ou de services, secteur public ou concurrentiel) laissent moins d’autonomie à leurs salariés qu’elles ne le prônent pourtant vigoureusement. On a beaucoup parlé des injonctions contradictoires que subissent les salariés, des changements incessants d’organisation, des tensions entre la prescription du travail et sa réalité, mais également de réduction des questions organisationnelles sur des problèmes interpersonnels.

L’exigence de performance économique envisage le travail d’abord comme un coût et l’emploi comme une variable d’ajustement. Le souci des conditions de travail est celui des conditions d’emploi, ce qui n’est pas tout à fait une mise en discussion sur le travail. On peut dire que l’emploi supplante le travail.

La négociation sur le travail a pourtant connu ces toutes dernières années un certain regain dans les entreprises. D’abord canalisée en grande partie dans le champ des risques psychosociaux, du stress et de la souffrance au travail, cette orientation a posé de nombreuses questions de fond : comment en est-on arrivé à être si démuni sur les questions du travail ? Faut-il miser sur la souffrance et le catastrophisme pour développer des revendications susceptibles de faire entendre la voix du travail ? Comment renouveler la négociation sur le travail sachant que l’organisation tend à rester l’objet de la prérogative privée de l’employeur ?

Depuis les années quatre-vingt-dix, les sujets de négociation foisonnent et intègrent de nouveaux ingrédients tels que la santé psychique, donnant lieu à une sorte de « dérive hygiéniste et compassionnelle » (Yves Clot). Ce déport sur l’individu se déplace depuis quelques années sur l’enjeu de la parole. On engage résolument les entreprises à négocier, en partant de l’hypothèse que l’expression de la souffrance et des risques psychosociaux est d’abord le symptôme d’un déficit de dialogue social sur le travail, ce qui n’est pas exactement assimilable à une expression sur l’organisation de l’activité.

Pour autant, rappelons-nous qu’en 2010, le rapport Lachmann-Larose-Pénicaud pour « le bien-être et l’efficacité au travail : dix propositions pour l’amélioration de la santé psychique au travail » ouvrait une nouvelle voie en affirmant que les enjeux de conditions de travail débordent de plus en plus largement le seul champ de la prévention et du travail envisagé comme un ensemble de risques. Les entreprises réalisent qu’une conception étroite des enjeux du travail – le travail seulement défini comme un coût ou un risque – n’intègre pas ses dimensions positives en tant que créateur de valeur et facteur de développement des personnes.

En 2013, un nouveau cadre de référence est travaillé par les partenaires sociaux : celui de la Qualité de vie au travail (QVT). La notion de QVT n’est pas récente, mais la lecture qu’en donnent alors les partenaires sociaux révèle potentiellement une nouvelle ambition puisqu’il s’agit de dépasser les impasses de la souffrance au travail pour repositionner le travail au cœur d’enjeux capables d’articuler conjointement performance économique et performance sociale, et non de subordonner la seconde à une logique redistributive. Ce faisant, il s’agit de faire émerger de nouveaux compromis, fruits d’un travail collectif des acteurs sociaux, soucieux de cohérence et d’alignement des intérêts des individus engagés dans un avenir commun1.

Pour autant, il reste encore difficile d’entendre ce que disent les salariés, d’avoir une réflexion sur le travail et ses conditions de réalisation. Celle-ci doit porter sur les multiples dimensions du travail : la sollicitation de l’expression active et de l’engagement subjectif de la personne dans son travail, de la capacité de chacun et des collectifs à s’organiser pour réagir, pour redéployer l’activité, pour répondre de façon opportune à une situation imprévue. Il ne suffit plus de savoir quoi et comment faire, il faut aussi savoir pourquoi faire et il ne suffit pas de savoir seul pourquoi faire, mais en intégrant les contraintes des autres, en coopérant…

Comment donner à voir ce qui caractérise une organisation adaptée aux exigences du travail ? La QVT, en mettant au cœur de sa définition la capacité des salariés à s’exprimer sur leur travail et à agir sur son contenu, tend à déplacer les repères habituels de la négociation et offre un cadre cohérent. Elle n’est pas l’apanage de la fonction Ressources Humaines. Elle n’est pas non plus un sujet en plus dont il faudrait convaincre les dirigeants mais comme un enjeu transversal, et qui complète leur registre fait de performance, de rationalité économique et organisationnelle… Enfin, les organisations syndicales sont également sollicitées. Comme pour les dirigeants, la mise en visibilité du travail, si elle est reconnue comme essentielle, ne va pas sans poser de problèmes et de remise en cause. Le répertoire revendicatif, concentré sur l’insuffisance des moyens, peut passer à côté d’une question centrale en termes d’alternative organisationnelle.

Nous parions sur le fait que les entreprises ont besoin de régulations et de discussions collectives et que celles-ci ne se réduisent pas à un supplément d’âme ou à objet d’image vantant le bien-être. L’entreprise « libérée » ne se décréte pas et l’autonomie professionnelle, au travail, n’est pas un octroi dépendant du bon vouloir patronal. Nous parions également que ce sont bien les entreprises, leurs managers et les représentants des salariés qui s’en emparent et non des tiers qui s’interposent entre salariés et directions, salariés et représentants syndicaux, empêchant chacun de débattre réellement des tensions qui traversent l’activité, de s’engager dans une réflexion équilibrée, susceptible de formuler des propositions transformatrices soutenables.

Or, la mise en débat de l’activité souffre profondément de l’adaptation progressive de nos cadres cognitifs aux cadres de références qui fondent la légitimité et la rationalité des choix organisationnels. Pourquoi ? Parce qu’un mur semble séparer le « monde de l’organisation » en tant qu’entité de production et le monde de l’entreprise en tant qu’entité juridique et économique. Autrement dit, les exigences productives se heurtent à l’organisation, à la division du travail, aux règles gestionnaires.

La mise en discussion du travail ne doit donc pas se limiter à des espaces de parole et à un droit d’expression amélioré. Ce qui est frustrant et paradoxal, c’est que dans le même temps, des dirigeants font l’apologie de l’entreprise libérée, sans voir les limites du modèle… et ne voient pas non plus en quoi la QVT représente un processus social et politique bien plus robuste pour réconcilier l’entité entreprise et l’entité société. Ce qui suppose effectivement de parler de pouvoir, de décision, de subsidiarité, de rénovation profonde du rôle du management de proximité, des outils de gestion, etc.

Il me semble donc qu’on devrait outiller le dialogue professionnel et inonder les entreprises de techniques simples, que les managers pourraient s’approprier facilement pour s’engager dans un dialogue professionnel qui puisse « négocier l’organisation » et non pas seulement parler du travail. L’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) avance dans ces directions, avec des outils d’auto-évaluation qui laissent la place aux acteurs sans faire à leur place. Ce faisant, le dialogue social peut lui aussi gagner en professionnalisme et en légitimité en allant progressivement sur des champs sous-investis, tels que la vitalité des métiers, la promotion d’une vision exigeante de la performance.

La mise en débat de l’activité est donc un levier de performance. La crise de l’engagement des salariés, la progression de l’absentéisme, les risques psychosociaux, le burn-out, la conflictualité ont des coûts financiers, sociaux et humains incontestables. Mais comment valoriser la mise en débat de l’activité ? Les outils de gestion sont faibles dans le champ du social. La satisfaction professionnelle des salariés ne se résume pas à un faible taux d’absentéisme ou d’accidents du travail. Ces « prothèses intellectuelles que constituent les outils de gestion » (Moisdon, 2005) sont l’objet de charges régulières, de plus en plus documentées mais elles continuent de prospérer, en particulier dans des champs qu’on pouvait penser « protégés » : le social. Les controverses sur le greenwashing, le socialwashing restent vivaces tandis que la demande de transparence ne cesse de s’affirmer. Le reporting extra-financier ignore la qualité de vie au travail et ne parvient pas à rendre compte de la qualité de l’organisation d’une entreprise.

1 : Cf. P. Levet, « Des risques psychosociaux à la Qualité de Vie au Travail. Équiper les acteurs pour négocier le travail, l’expérience de l’Anact », in Revue Négociations n°19, De Boeck, janv. 2013.