Une relation de travail dépersonnalisée

Le caractère statutaire et réglementaire de la relation de travail entre un employeur public et son agent présente bien des avantages : l’employeur maîtrise pleinement cette relation et il n’a pas à débattre avec cet agent des évolutions qui lui paraissent nécessaires ; les normes à appliquer sont les mêmes pour tout le monde et il n’est pas nécessaire d’aller vérifier dans le contenu du contrat si telle disposition particulière existe et permet par exemple telle mutation ; la gestion en est facilitée, car l’ensemble des agents apparaissent en définitive interchangeables et l’employeur public dispose théoriquement librement de ses agents en fonction de l’intérêt du service. Il suffit au demeurant de se référer à tout le contentieux qui s’est développé, en droit du travail, sur les éléments qui sont « de l’essence du contrat de travail », qui ne peuvent être modifiés qu’avec l’accord du salarié, en particulier en matière de mobilité, pour mesurer combien le fait de pouvoir gérer les agents sans se heurter à ces éléments constitue une facilité considérable pour l’employeur public, à laquelle ce dernier ne saurait renoncer sans y regarder à deux fois.

Mais ces avantages, pour l’employeur essentiellement d’ailleurs, ne sont pas sans contrepartie, sur deux points notamment.

Tout d’abord la qualité de la gestion des agents : le fait que l’employeur public ne soit pas amené à conclure un contrat avec l’agent public dépersonnalise en partie la relation de travail ; cela dispense en quelque sorte l’employeur public d’examiner avec l’agent, de façon individuelle et personnelle, la mission précise qui lui sera confiée et les conditions d’exercice par lui de cette mission ; cela favorise le non-dit dans cette relation de travail. Trop souvent, dans la pratique, personne ne précise vraiment au nouvel agent recruté quel va être son travail réel dans l’immédiat ou à un terme rapproché, qu’est-ce qui est attendu de lui, de quelle aide il pourra bénéficier dans sa tâche, sinon même quelle sera sa rémunération. Si la gestion des ressources humaines a tant de mal à devenir réalité dans la fonction publique, la situation statutaire et réglementaire des agents publics n’y est pas pour rien.

Ensuite, sur la relation entre l’agent et son employeur. En l’absence de contrat, l’agent se trouve presque sans réalité face à son employeur ; il n’est qu’un élément parmi d’autres dont ce dernier dispose. L’agent se sent en quelque sorte sans prise sur l’employeur. Il suffit, pour s’en rendre compte a contrario, de mesurer l’attachement du salarié de droit privé à son contrat, car celui-ci donne chair à la relation de travail et offre un objet concret aux échanges entre l’agent et l’employeur. En somme, le contrat prédispose par sa nature même au dialogue, tandis que l’absence de contrat dissuade du dialogue.

Faut-il dès lors introduire du contractuel dans la relation de travail entre l’agent et l’employeur public et peut-on combiner le caractère statutaire et réglementaire et une dose de contractuel ?

Ces questions sont délicates, et y donner une réponse favorable constituerait une rupture importante au regard de plus de cent ans de respect scrupuleux du principe du régime statutaire et réglementaire pur et dur. Et ce principe étant au cœur de notre droit de la fonction publique, d’aucuns pourraient craindre que ce ne soit une voie de déstabilisation du statut de la fonction publique et de disparition progressive du particularisme du droit de la fonction publique, par rapport au droit commun du travail.

L’hypothèse d’une gestion contractuelle

On voit bien pour autant qu’il est difficile de camper indéfiniment sur des principes inventés, il y a plus de cent ans, dans un contexte totalement différent et pour une fonction publique qui avait des missions beaucoup moins diversifiées et qualitatives. Des aménagements sont certainement possibles, sans aller jusqu’à des remises en cause difficilement maîtrisables. Au demeurant d’ailleurs, il ne manque pas d’efforts pour d’ores et déjà personnaliser davantage les relations de travail et la gestion des hommes dans la fonction publique1 : qu’il s’agisse de l’entretien d’évaluation que l’on cherche à formaliser et dont on attend que les termes engagent les parties ; qu’il s’agisse du développement des postes à profil que l’on entend bien gérer dans un dialogue entre l’employeur public et l’agent ; qu’il s’agisse du recours à la formule des carrières-types qui doivent servir à organiser les carrières individuelles, dans un vrai débat entre l’agent et l’employeur ; qu’il s’agisse des contrats d’objectifs proposés aux directeurs et progressivement à d’autres agents…

Bien entendu, tous ces outils d’une meilleure gestion des ressources humaines n’ont aucune portée juridique directe et ne comportent aucun élément contractuel réel. Mais ce sont d’évidents signes de l’intérêt d’une approche d’inspiration contractuelle.

Dans son rapport de 2003 consacré à la fonction publique, le Conseil d’État évoque l’hypothèse d’un contrat d’affectation sur emploi. Pour le Conseil d’État, il s’agirait, dans la nouvelle voie ainsi explorée, d’admettre que le régime juridique applicable à un fonctionnaire en position d’activité puisse découler à la fois de son statut et d’un contrat qu’il a lui-même négocié et conclu avec son autorité gestionnaire. La raison d’être de ce nouveau contrat de droit public serait de contribuer à la mise en œuvre du principe directeur énoncé par ailleurs dans les propositions du Conseil d’État, à savoir l’adaptabilité des ressources humaines dont disposent l’État et les autres collectivités publiques à la réalité des métiers et fonctions à exercer pour une administration publique performante.

Ainsi, pour prendre un exemple concret, le contrat d’affectation sur emploi ne devrait pas stipuler que l’emploi en question est celui de professeur dans l’un des collèges de la région d’Ile-de-France, mais celui de professeur dans tel collège, tant il est évident que les caractéristiques de l’emploi, les objectifs concrets que l’on peut assigner à son titulaire, et les appuis, notamment en termes de formation, que l’on peut lui consentir pour atteindre ces objectifs, n’ont pas nécessairement à être identiques pour tous les collèges de cette région. Il s’agirait donc d’aboutir à la signature d’un bref document contractuel tenant compte d’un échange de vues préalables entre le fonctionnaire et l’autorité gestionnaire et prenant acte d’engagements réciproques.

Ce « contrat d’affectation sur emploi » – dont le contenu pourrait, en substance, être de définir les caractéristiques de l’emploi, les objectifs et les moyens qui y sont attachés et de fixer la durée pendant laquelle l’agent y est affecté – n’aurait par lui-même aucun effet juridique possible sur la stabilité d’emploi du fonctionnaire, telle qu’elle demeurerait garantie par le statut général.

S’agissant de l’articulation plus générale entre contrat et régime unilatéral, on relèvera que dans les entreprises publiques à statut le caractère statutaire et réglementaire du régime applicable aux agents a toujours été combiné avec l’existence d’un contrat de travail individuel ; cette combinaison peut poser des problèmes en cas de discordance entre l’un et l’autre, mais la jurisprudence a dégagé en ce cas les conditions de conciliation des deux textes.

Séparer grade et emploi

Ce contrat d’affectation sur emploi suppose, pour avoir son plein sens, que la séparation entre le grade et l’emploi, qui constitue une des caractéristiques de la fonction publique de carrière, soit réellement assurée. Ce qui signifie que l’on aboutisse à ce que tout ce qui détermine la situation de l’agent ne découle pas seulement de son grade et de sa position purement administrative, mais que certains éléments liés à l’emploi occupé conditionnent cette situation de l’agent, notamment pour ce qui est de la rémunération.

Dès lors en effet que le volet « emploi » de la vie de l’agent revêt de l’importance, il y a possibilité, à côté du volet « grade », de faire de ce volet un élément de contrat. Et grâce à ce contrat portant sur l’emploi, on peut imaginer pouvoir régler pour l’avenir des problèmes d’ordre de l’emploi qui ne peuvent l’être dans une stricte approche statutaire et réglementaire. On pense en particulier à la question de l’affectation des agents (notamment des enseignants et des policiers) dans les quartiers difficiles. On sait qu’aujourd’hui on continue d’affecter dans ces quartiers les agents en début de carrière, sinon même des agents non titulaires, alors qu’au contraire il serait souhaitable d’y affecter les agents les plus expérimentés, a priori plus aptes que des débutants à répondre aux besoins des usagers. Ce résultat constitue la négation même du service public, qui veut que tous les usagers aient accès au même service, dans les mêmes conditions, sur l’ensemble du territoire. Et il constitue la manifestation éclatante de l’échec du principe du caractère statutaire et réglementaire qui a précisément pour objet de donner à la puissance publique les prérogatives dont elle a besoin pour répondre au mieux aux exigences du service public : or ce principe n’a jamais permis d’utiliser correctement les prérogatives dont dispose cette puissance publique en matière d’affectation des agents et qui théoriquement lui permet de choisir les personnels dont elle a le plus besoin pour tel ou tel service et de les affecter dans ce service. Et cela malgré les efforts engagés depuis plusieurs années, qu’ils prennent la forme de nouvelle bonification indiciaire2, de priorité de mutation ou d’accélération d’avancement.

On peut penser que le mécanisme du contrat permettrait mieux de trouver une solution, car ce qui fait défaut au dispositif actuel, c’est qu’il entend modifier des comportements par des règles abstraites et impersonnelles, qui ne donnent jamais lieu à des engagements réciproques. Si l’employeur public peut s’engager par un contrat d’affectation avec un agent, précisant en détail à l’égard de celui-ci l’ensemble des conditions de son affectation (rémunérations annexes, formations d’adaptation aux postes, tutorat, avantages de carrière sur une durée de trois à cinq ans, mobilité future…) et si ce contrat a une réelle portée juridique (l’agent pourra s’en prévaloir en cas de manquement), alors la situation est changée. On est en présence de partenaires vraiment responsables et au lieu de fonder un espoir sur le jeu de mécanismes que personne ne maîtrise, on le met dans la capacité de partenaires responsables à agir par engagements réciproques.

D’autres exemples de l’utilité d’une approche contractuelle de la gestion des hommes dans la fonction publique pourraient être également développés : pour la préparation à l’accès aux emplois d’encadrement, pour la mise en œuvre d’une réelle mobilité professionnelle ou pour une meilleure façon pour les enseignants d’assumer leurs obligations de service sur plusieurs établissements.

Une voie pour introduire du dialogue

Bien sûr, on peut avoir le sentiment qu’obliger la puissance publique à passer par le contrat, c’est risquer de réduire ses marges de manœuvre et son efficacité. Mais c’est précisément là où est l’illusion, comme on l’a vu à propos de l’affectation dans les quartiers difficiles. Il est de plus en plus erroné de penser que l’on peut gérer des agents par simple exercice du pouvoir unilatéral. Bien gérer suppose nécessairement la personnalisation et le dialogue ; tout le monde est d’accord là-dessus. Et l’aboutissement de pareille exigence et pareille approche n’est-il pas le contrat ?

Bien sûr, ce contrat ne saurait être le contrat de travail de droit commun ; ce serait un contrat adapté aux exigences du service public et qui tienne compte du fait que l’agent est titulaire d’un grade et relève pour partie d’une gestion administrative, qui le garantit contre l’arbitraire et le favoritisme.

Lorsqu’il a été question à la fin du XIXe siècle de créer un statut de la fonction publique, l’objectif était de doter les agents publics d’un « état », c’est-à-dire d’une situation juridiquement protégée pour éviter que les agents ne soient dans la dépendance du pouvoir politique.

Cet état est aujourd’hui bien acquis. Ce qu’il faut maintenant, c’est éviter que cet « état » ne signifie immobilisme, gestion impuissante à régler les problèmes difficiles, corporatisme... On peut légitimement penser que la voie contractuelle, dans un monde où le partenariat devient de règle, constitue précisément pour la fonction publique le moyen d’échapper à de telles pesanteurs et de se tracer de nouvelles perspectives. On renouerait au demeurant avec un courant de pensée très vivace à l’aube de la fonction publique, au début du XIXe siècle, poussant à ce que la notion de contrat ne disparaisse pas de la fonction publique ; ce courant prônait déjà un « contrat de fonction publique ». Le jour paraît en tout cas venu d’avoir un dialogue très ouvert sur le sujet entre tous les acteurs de la fonction publique. Le débat devrait porter bien sûr à la fois sur la dimension individuelle de la relation contractuelle entre employeur public et agent, mais aussi sur la dimension collective, qui doit encadrer la négociation individuelle et lui apporter toutes les garanties nécessaires. Il y a là un facteur incontournable de renouvellement du dialogue social dans la fonction publique, si l’on veut renforcer le contenu et le sens de ce dialogue.

1 : Voir notamment le texte de François Fayol, « Contribution pour le développement des ressources humaines cadres dans les fonctions publiques », avril 2003. Disponible sur www.cadres-plus.net

2 : Les « nouvelles bonifications indiciaires » (NBI) sont définies dans la loi 91-73 du 18 janvier 1991. Elles sont attribuées pour certains emplois comportant une responsabilité ou une technicité particulière dans des conditions fixées par décret. Elles sont prises en compte pour le calcul de la pension de retraite dans certaines conditions, et sont soumises à une cotisation pour la vieillesse.