La force des habitudes, le poids des stéréotypes, plus de 30 ans de culture des préretraites, la faiblesse du taux de formation des plus de 45 ans, les réalités de l’emploi et la situation économique impactent à la fois mentalement et structurellement les représentations des salariés et des employeurs.

De tristes représentations

En ces temps de crise, il est tentant de reprendre les mesures d’âge pour passer le cap, mais cela reviendrait à insulter l’avenir : rappelons à cet égard que dans les années qui viennent, et dès aujourd’hui dans le secteur de la santé par exemple, certains secteurs vont souffrir d’une pénurie croissante de ressources et de compétences. Cela reviendrait aussi à renforcer encore l’incapacité de l’ensemble du corps social à penser le vieillissement et à développer un modèle de société qui prenne en compte la (bio) diversité des populations. L’emploi des seniors reste donc un enjeu central et essentiel si l’on veut construire une société plus équitable et plus douce aux différences.

Les représentations restent fondamentalement négatives vis-à-vis de l’âge et si l’on assiste progressivement à une prise de conscience du caractère inéluctable de l’allongement de la durée d’activité, il existe un fossé entre cette analyse et l’action qui devrait en résulter. Pourtant, il est possible de mener des politiques actives et efficaces, comme le font les Pays-Bas, la Finlande ou la Suède. Mais la revalorisation des salariés les plus âgés, la déconstruction des représentations négatives attachées à l’âge à la fois chez les managers et chez les responsables de ressources humaines prendra du temps et demandera imagination et efforts.

La politique de mise en préretraite a été initiée et systématisée lors du premier choc pétrolier de 1973. Non contente d’avoir provoqué une perte de dynamique économique et de création de richesses (matérielles mais surtout de services et d’amélioration du vivre-ensemble), elle a conduit à un véritable « procès en vieillissement précoce » des salariés prenant de l’âge.

Alors que la vie s’allonge et que le vieillissement intellectuel et physique survient de plus en plus tard, conduisant les seniors à être en forme toujours plus longtemps, l’entreprise a renvoyé un signal rigoureusement inverse.

Il faut le rappeler avec force, l’âge ne saurait définir un salarié (ni un individu) ou expliciter sa motivation et ses compétences. Les managers doivent apprendre à valoriser les seniors, à prendre en compte l’expérience ou l’impact du relationnel. Cessons de penser en termes d’âge ou de diplôme et privilégions la compétence et la personnalité.

L’objectif est bien de « revitaminer » la contribution des seniors au développement des entreprises et plus largement à l’ensemble de la société.

Cette approche devrait permettre d’éviter la tentation croissante de l’Etat d’appliquer des mesures toujours plus coercitives pour atteindre les objectifs d’emploi des plus âgés ou de jouer sur la réduction des pensions.

Ce type d’action est seul à même de contribuer à transformer des salariés rendus attentistes et démotivés en acteurs du changement et du développement. L’enjeu fondamental est bien celui de (re) donner du sens à l’activité de chacun mais aussi d’ouvrir à l’invention d’autres mesures concernant l’apport de chaque personne, en intégrant la notion d’utilité sociétale et collective. L’apport sous forme de lien, de relationnel, d’expérience… sont des valeurs à prendre en compte. Plus largement c’est la notion d’activité qui faut interroger.

De la punition à la contribution

Pour les salariés, des plus âgés aux plus jeunes, comme pour les managers, il importe de sortir d’une logique de la punition pour passer à celle de la contribution et de la valorisation. L’allongement de la vie rend nécessaire de mener une politique d’intégration des salariés ayant dépassé la cinquantaine, en premier lieu pour assurer le financement de la retraite par répartition et répondre aux défis de l’allongement de la vie. Mais cette démarche répond aussi à une logique de miroir : dans une économie de marché, l’entreprise se doit d’employer des salariés qui soient à l’image de ses consommateurs. L’allongement de la vie peut logiquement se transformer en opportunité pour la dynamique interne de l’entreprise comme pour son développement.

Reste que l’on ne peut pas aborder la question de l’emploi des seniors sans un minimum de typage de ces publics. Après différentes enquêtes et travaux d’accompagnement des entreprises, nous avons proposé une segmentation selon quatre catégories principales : attentistes (compétents mais démobilisés), dépassés (en perte de compétence et de motivation), rebondissants (en situation de réussite) et florissants (compétents et mobilisés mais à l’extérieur de l’entreprise), qui prennent en compte les différentes attitudes des seniors face à l’entreprise. Elles sont liées en large partie au parcours biographique des personnes et à la qualité de leur formation initiale et continue. Reste que l’on ne peut pas appréhender les seniors d’une façon uniforme sans mesurer les différences de représentations de l’avenir et de situation par rapport à l’entreprise. Comme tout public, les seniors ne sont pas une masse uniforme qui répondrait à un seul type d’injonction ou de discours : les êtres sont plus complexes et heureusement !

L’intergénérationnel n’est pas une donnée « naturelle »

Les directeurs de ressources humaines sont aux premières loges pour mener la bataille, fondamentale, des représentations. Ce travail doit se faire dans les deux directions, juniors et seniors. Il faut casser les représentations souvent inexactes. Il y a en effet toujours eu deux éléments contradictoires à l’égard des jeunes : d’un côté, on les sacralise et de l’autre, on se méfie d’eux. Le discours critique sur les jeunes a toujours existé. Est-il si différent de celui qui était tenu à l’époque où les seniors avaient leur âge ?

On se focalise trop sur les jeunes qui ne sont pas encore dans l’entreprise. Or ceux qui y sont depuis quelques mois ou années ont intégré certaines contraintes et ont sensiblement évolué dans leur approche du monde de travail. Mais surtout pourquoi vouloir que les jeunes s’inscrivent subitement dans des rapports hiérarchisés alors que toutes les normes ont connu une sorte de révolution copernicienne, en particulier dans le domaine de la famille et concernant l’autorité du père ? Les modes de vie se sont démultipliés, la relation au travail et à l’entreprise aussi.

De ce point de vue, les différences entre les juniors et les seniors sont sans doute plus importantes qu’auparavant. N’oublions pas les effets de la fin de la culture du plein emploi, une génération de pères mise au chômage, l’impact d’écarts de rémunérations qui n’ont cessé d’augmenter, la rémunération des actionnaires privilégiée au détriment de celle des salariés… Tout cela a contribué à changer le regard des jeunes sur l’entreprise.

Dernier point : il faudrait favoriser non seulement l’intergénérationnel entre les jeunes et les plus âgés mais aussi apprendre à faire travailler les 40 ans avec les 60 ans, les 20 ans avec les 35 ans. D’autant plus qu’aujourd’hui une génération ne se forme plus en 20 ans, mais parfois seulement trois et cinq ans ! C’est en particulier le cas pour la maîtrise des nouvelles technologies. L’expression « de mon temps » ne recouvre plus la même temporalité.

Il faut accepter que l’intergénérationnel ne soit pas spontané et nécessite un travail préalable. L’échange entre générations, entre personnes différentes n’est pas une donnée « naturelle » mais un construit social qui s’apprend et se prépare. On a naturellement tendance à avoir peur de l’autre, du changement, de la mixité. Dans la réalité, les choses se passent très différemment selon les contextes et selon les enjeux. L’accompagnement, le travail de déconstruction des a priori est vital… et pas seulement au sein de l’entreprise. Le pari de l’intergénérationnel ne fera pas l’économie d’un travail de fond auprès et par les syndicats dont le discours est trop souvent décalé par rapport à cette révolution démographique silencieuse.

Il ne faut pas se leurrer. Le travail sur les représentations des seniors va prendre des années, sans doute une génération. Les effets ne devraient se faire sentir réellement que pour ceux qui ont 45 ans aujourd’hui. Cela nécessitera beaucoup d’information, de pédagogie et de répétition. Car en dehors de la répétition, rares sont les techniques de communication qui fonctionnent.

Il s’agit de mettre en œuvre une politique de petits pas, à l’aide de signaux adressés à l’ensemble de l’entreprise. On peut en citer quelques-uns : faire bénéficier les plus de 45 ans de formations, intégrer dans la notation des managers leur capacité à gérer la diversité au sens large, favoriser la mixité générationnelle et les binômes, si possible composés d’un homme et d’une femme.

Il y a un travail de fond à mener auprès des plus hauts managers et de l’encadrement intermédiaire pour leur faire comprendre cette nouvelle donne démographique. À eux ensuite d’expliciter les faits et les choix de l’entreprise à tous les publics concernés, y compris les plus jeunes.

Les dirigeants, et les DRH, doivent adresser des messages forts, affirmer une politique en direction des seniors et montrer qu’elle intéresse et profite à l’ensemble de l’entreprise. Les entreprises qui agissent depuis des années sur le confort au travail et sur l’ergonomie des postes ne changent pas les conditions de vie seulement des seniors : les améliorations concernent l’ensemble des salariés. De la même façon qu’une ville rendant l’accès aux bus plus facile ne pratique pas une politique « senior » mais une action au profit de tous, et favorise la fréquentation de biens collectifs.

Agir par étapes

Quelle que soit la méthode développée, il importe de construire le processus en plusieurs étapes complémentaires et structurantes.

Une première étape, indispensable, concerne la sensibilisation des décideurs à la question des travailleurs plus âgés et à la dynamique intergénérationnelle. Rien ne peut se faire sans l’engagement des décideurs et sans avoir travaillé sur leurs propres représentations. Il y a fort longtemps que Michel Crozier a montré que l’on ne pouvait changer les choses seulement par l’annonce d’une volonté. Il faut que le corps social soit convaincu de l’apport du changement. Agir sur la motivation et l’implication des seniors en faisant l’économie d’un travail de fond auprès des décideurs et des cadres des ressources humaines ne peut qu’entraîner une déperdition d’énergie et de moyens. De même qu’il est central de travailler sur les propres représentations des seniors sur l’âge.

Une deuxième étape est constituée par un temps d’écoute et d’information des personnels concernés. Trop souvent les bilans professionnels, quand ils existent, restent seulement des entretiens formels et superficiels. Le plus souvent personne n’y croit et personne ne s’investit. Dans une collectivité, quelle qu’elle soit, le besoin d’être écouté est central. Être écouté cela veut dire compter. Ne pas être seulement un pion sans responsabilité et sans rôle.

La troisième étape concerne l’action vers les seniors. Un des systèmes les plus efficaces me semble être l’organisation de périodes de trois à cinq jours en workshop résidentiel permettant aux salariés concernés de faire un point global sur leur situation et leurs attentes, de comprendre les objectifs de l’entreprise et d’y trouver leur place, d’envisager des stratégies d’adaptation professionnelle et personnelle… Ces sessions sont aussi des moments privilégiés pour travailler sur soi, sa santé, sa capacité de communiquer vers les autres, sa compréhension des enjeux sociétaux… L’effet d’une démarche de ce type se mesurera grâce à la mise en place d’un baromètre qualitatif pour comparer l’avant et l’après tant en ce qui concerne ces salariés que le management.

Nous sommes entrés dans la société de la seniorisation. Si nous restons cantonnés dans nos certitudes, nous prenons le risque de dérives et d’une confrontation entre les générations. Si nous innovons, agissons sur nos représentations, il sera possible de faire de la contrainte démographique un levier pour réaliser une société plus douce à vivre pour tous les âges.