La question de l’anticipation est revenue sur le devant de la scène avec l’irruption de la pandémie. L’interrogation sur notre capacité à prévoir envahi l’espace médiatique et politique. Si ce débat s’avère légitime, il est un défi plus discret, qui concerne pourtant la très grande majorité des cadres et des autres salariés, et qui interroge aussi notre capacité d’anticipation.

En effet, les réformes successives du système de retraite depuis le début des années 2000 font écho au vieillissement de la population et à l’augmentation de l’espérance de vie. Elles imposent un allongement de la durée de la vie professionnelle, qui fait l’objet de contestations et de négociations encore récentes. Toutefois, phénomène plus insidieux, l’évolution des différentes mesures (durée de cotisation, âge légal, taux plein…) conduit aussi à une individualisation des droits à la retraite. Ceci implique donc d’adopter de nouveaux réflexes d’anticipation dès l’entrée dans la vie active afin de préparer au mieux la fin de son parcours professionnel.

Ce sujet s’avère d’autant plus critique que le nombre de chômeurs de 50 ans ou plus, en augmentation régulière depuis le choc pétrolier, ne diminue que très peu depuis 2015[1]. Plus préoccupant encore, l’allongement de la durée des cotisations et le retour extrêmement difficile des seniors sur le marché du travail ont amené des chercheurs a créé une nouvelle catégorie statistique dénommée « seniors n’ayant ni emploi ni retraite » (NER). En 2015, celle-ci regroupait 1,4 millions de seniors de 53 à 69 ans sur le territoire métropolitain, qui ne sont ni en emploi, ni en retraite[2]. On peut malheureusement craindre que les conséquences de la pandémie aggravent cette situation.

Dans ce contexte, dès 2005, les partenaires sociaux ont signé un accord interprofessionnel[3] instaurant notamment la mise en place des entretiens de deuxième partie de carrière pour les salariés de 45 ans et plus. Ces entretiens étaient destinés à permettre à chaque salarié de faire le point avec son responsable hiérarchique, au regard de l’évolution des métiers et des perspectives d’emplois dans l’entreprise, sur ses compétences, ses besoins de formation, sa situation et son évolution professionnelle. La loi de 2014 a remplacé cette procédure par les entretiens professionnels[4]. Elle généralise le principe de l’anticipation à l’ensemble des salariés de plus de deux ans d’ancienneté et sans condition d’âge.

Toutefois, malgré ces procédures d’entretien, un travail de recherche réalisé en 2013 dans le cadre d’un partenariat avec l’Udecam, le syndicat professionnel des agences média, suggère que les cadres rencontrent de réelles difficultés lorsqu’il s’agit d’anticiper individuellement leur carrière[5]. L’enquête a été menée au moyens d’interviews approfondis auprès de 26 personnes de 45 ans et plus. L’échantillon était composé d’environ 70 % de femmes, ce qui correspond au fort taux de féminisation de la profession. La question principale était la suivante : « comment voyez-vous votre situation professionnelle dans dix ans si vous restez dans cette entreprise ? ». La synthèse des résultats a montré que près des trois quarts de ces cadres se trouvaient en situation de confusion ou d’ignorance.

 

Comment expliquer les difficultés à anticiper ?

Il convient tout d’abord de préciser qu’à l’époque le secteur des agences média se trouve aux avant-postes de ce que l’on nomme aujourd’hui la transformation digitale[6]. Ces entreprises ont dû changer de business model en très peu d’années. Elles ont dû passer d’un rôle historique de centrale d’achat d’espaces publicitaires à celui d’architecte des stratégies de communication de leurs annonceurs. Ceci impliquait notamment de combiner les métiers liés aux médias traditionnels avec l’évolution très rapide des technologies dans les médias numériques. Toutefois, l’analyse approfondie des résultats autorise à sortir de ce contexte et suggère la nécessité d’une mise en perspective de l’anticipation de la carrière.

Pris dans leur ensemble, le traitement statistique des interviews (analyse lexicale) a fait apparaitre l’importance de la vie familiale et collective. Pour beaucoup, anticiper sa carrière, c’est d’abord prendre en compte les contingences de la vie privée et la qualité des relations sur le lieu de travail. Ces sujets apparaissent bien avant les compétences car certaines périodes de la vie ou certains collectifs de travail offrent plus ou moins de marges de manœuvre. Ce peut être, par exemple, la responsabilité d’éducation des enfants (compte tenu notamment de la féminisation de l’échantillon) ou la confrontation aux stéréotypes de l’âge, particulièrement pour les plus jeunes et les plus âgés. Il apparaît par ailleurs clairement que la qualité des relations dans l’équipe de travail est prioritaire.

Pris individuellement, le traitement statistique des interviews (cartes cognitives) suggère au moins trois obstacles potentiels. Le premier concerne la signification que beaucoup d’entre nous accordent au mot « anticiper ». Le deuxième concerne les risques attachés à l’attachement au poste de travail. Le dernier vient d’une confusion éventuelle entre atteinte des objectifs et maintien dans l’emploi. Voyons en détail chacun de ces obstacles à l’anticipation.

Comme évoqué précédemment, nos modes d’anticipation demeurent fortement influencés par notre environnement. C’est précisément le cas pour la signification du mot « anticiper ». En effet, au pays de Descartes et de Fayol, pour beaucoup d’entre nous, anticiper c’est prévoir. Toutefois, prévoir implique de pouvoir analyser et déterminer des objectifs dans des environnements, qui s’avèrent parfois extrêmement confus. Aussi, dans l’impossibilité d’y « voir clair », nombreux sont ceux repoussent le plan d’action et finissent par s’installer dans le statu quo. Ceci s’explique aussi par la charge de travail, qui prive souvent les cadres du temps de recul nécessaire pour des décisions parfois engageantes, tant pour leur avenir que celui de leurs proches.

Face aux difficultés de la prévision, la vision néolibérale propose une autre définition de l’anticipation. Anticiper, ce n’est pas prévoir mais plutôt savoir faire preuve de proactivité, d’opportunisme, de nomadisme, d’agilité… Toutefois, c’est ignorer le peu d’évolution des pratiques de gestion. En effet, de nombreux travaux de recherche, dont certains encore très récents[7], corroborent la persistance du modèle de la carrière traditionnelle en France. Malgré ce qui peut se lire dans les médias, les meilleurs salaires et statuts hiérarchiques récompensent toujours statistiquement les cadres restés dans la même entreprise[8]. Certes, le nombre de ces « carrières à vie » est en diminution mais le fossé qui sépare ces « insiders » des « outsiders » confère un réel risque à l’initiative individuelle. Engagement et loyauté sont toujours de mise...

Le deuxième obstacle repéré dans les interviews concerne plus spécifiquement les cadres de profil « expert ». Comme de nombreux français, ils se distinguent par leur très fort attachement au travail. A titre de comparaison, britanniques ou danois lui accordent beaucoup moins d’importance[9]. Ces cadres prennent un réel plaisir à développer leur expertise. Toutefois, cet attachement va souvent à l’encontre de toute perspective de mobilité. Ceci les amène souvent à faire le choix d’une carrière dans le même poste, les plaçant en situation de fragilité lors de changements stratégiques, économiques ou technologiques. 

Enfin, ce même attachement au travail peut être une des explications du troisième obstacle repéré dans les interviews. Ce dernier concerne le risque de confusion entre performance et maintien dans l’emploi. En effet, si la généralisation du management par objectifs a eu le mérite de clarifier les attentes de l’entreprise, avec le modèle de gestion néolibéral, l’atteinte des objectifs ne constitue plus une garantie suffisante. Les logiques économiques et stratégiques priment. Elles peuvent mener à la perte d’emploi malgré l’atteinte des objectifs annuels. C’est très probablement ce qui a justifié le choix du législateur imposant à l’entreprise de distinguer les deux entretiens (évaluation des performances et entretien professionnel). Toutefois, certains cadres ne semblent pas l’avoir compris.

 

Favoriser une gestion plus systémique

Cette liste des obstacles à l’anticipation individuelle de carrière demeure probablement incomplète et a besoin d’être approfondie. Cette étude mériterait d’être confirmée par d’autres travaux. Toutefois, elle met en lumière de réelles difficultés auxquelles sont confrontés de nombreux cadres et autres salariés. Dès lors, il est possible de faire des recommandations à trois niveaux : réglementaire, social et individuel.

Sur le plan réglementaire, l’analyse des accords paritaires et des textes de loi depuis le début des années 2000 permet de comprendre que les partenaires sociaux et les gouvernements successifs sont conscients de la nécessité d’impliquer toutes les parties prenantes et particulièrement les entreprises dans la gestion de l’allongement de la durée de vie professionnelle. De nombreuses mesures légales ou conventionnelles, depuis la Validation des Acquis de l’Expérience[10] jusqu’aux récentes évolutions du Compte Personnel de Formation[11], ont été mises en place en faveur de la sécurisation des parcours professionnels. Toutes ces mesures vont dans le sens du projet de flexicurité initié par la Commission Européenne en 2007[12]. Mais comme le montre l’analyse de Jørgensen à propos du marché du travail danois[13], le système de flexicurité doit reposer sur des éléments constitutifs de la société. D’autre part, il peut comporter des « pièges à pauvreté ». Dans le cas du Danemark, Jørgensen fait référence aux émigrés et aux réfugiés mais en France on voit bien qu’il faut y ajouter les NER. En somme, il semble difficile de faire abstraction des spécificités nationales et des négociations devraient conduire à mieux prendre en compte la vulnérabilité en fin de carrière. Cette situation interroge notre éthique et met en danger la cohésion sociale.

Sur le plan social, les résultats de l’enquête ont montré l’importance de la vie privée et de la vie collective. Aussi, s’il est question d’une évolution du modèle de société, le processus d’anticipation de carrière devrait contribuer à une meilleure prise en compte de la vie privée et des relations au travail. Une lecture attentive du modèle de formulaire d’entretien professionnel proposé par l’état[14] montre que ces sujets ne sont toujours pas clairement abordés. Les nouveaux comportements attendus (anticipation, proactivité, formation tout au long de la vie…) devront pouvoir mieux s’ajuster avec les autres sphères de la vie des cadres et des salariés. La démarche devrait être inclusive. Enfin, sur le plan individuel, dans la mesure où la gestion des carrières et le fonctionnement du marché du travail n’ont pas fondamentalement changé, la nécessité d’anticipation individuelle de la carrière peut ressembler à une injonction paradoxale et aboutira probablement encore souvent à un statu quo.  Maintes fois l’entretien professionnel peut apparaître hors sol, une formalité qui atterri dans un placard. A la demande d’anticipation et de proactivité vis-à-vis des cadres et salariés devrait correspondre une incitation vis-à-vis des organisations. Si l’objectif est une flexicurité du marché du travail, il faut engager des négociations et faire preuve de créativité pour améliorer la flexicurité de la gestion des carrières.

 

[1] CF. Insee.fr/fr/statistiques/2489498

[2] Cf. A. d’Isanto, J. Hananel, Y.Musiedlak, « Un tiers des seniors sans emploi ni retraite vivent en dessous du seuil de pauvreté », DRESS Etudes et Résultats n°1079, sept. 2018, n°1079.

[3] Accord national interprofessionnel du 13 octobre 2005 relatif à l’emploi des seniors en vue de promouvoir leur maintien et leur retour à l’emploi.

[4] Loi n° 2014-288 du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale.

[5] J.-Y. Hamiot, « L’anticipation de la deuxième partie de carrière - Le cas de cadres du secteur des agences média », thèse pour l’obtention du grade de docteur en sciences de gestion » Université de La Rochelle. 2015.

[6] Dans le prolongement de cette enquête, l’Udecam a d’ailleurs mis en place un programme d’accompagnement de cette transformation en 2014, un cursus diplômant de 18 mois à destination de 200 collaborateurs du secteur, financé par l’Afdas, l’Opca de branche.

[7] Voir notamment : J. Pralong, M. Peretti-Ndiaye, « Les cadres devraient-ils être ‘‘nomades’’ ? Scripts de carrière et qualité de carrière de cadres français ». Revue Française de Gestion, 260 (7), 91-109, 2016.

[8] Voir aussi l’analyse s’appuyant sur 4 508 parcours de carrière : G. de Larquier, D. Remillon, « Assiste-t-on à une transformation uniforme des carrières professionnelles vers plus de mobilité ? Une exploitation de l’enquête ‘Histoire de vie », Travail et Emploi n°113, janvier-avril 2008.

[9] Cf.  touteleurope.eu/actualite/sondage-la-realite-sociale-europeenne.html

[10] Loi n° 2002-73 de modernisation sociale du 17 janvier 2002.

[11] Loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel.

[12] CF. ec.europa.eu/social/main.jsp?catId=102&langId=fr.

[13] « Le récent recalibrage du marché du travail et du système de protection sociale au Danemark », in Politiques sociales et familiales, n°112, 2013. pp. 15-27.

[14] Cf. vae.gouv.fr/IMG/pdf/o36-entretien_professionnel_290115.pdf.