Les nouvelles contraintes auxquelles les entreprises ont à faire face, ainsi que les aspirations de certains cadres eux-mêmes, mettent au premier rang de l’actualité une question ancienne dans sa nature mais nouvelle dans ses termes pour les cadres, celle de la qualité de vie au travail. En effet, le cadre a longtemps été un salarié “à part”, qui pouvait être amené à s’intéresser aux conditions de travail de ses subordonnés, mais pour qui ces questions n’étaient pas pertinentes. Il se définissait par sa responsabilité, ses missions, son attachement à l’entreprise, sa loyauté à la direction, et non pas comme un salarié pouvant éprouver du plaisir et de l’angoisse, compte tenu des conditions concrètes dans lesquelles il était placé (espace, environnement physique, temps, rythme). Il se pourrait que les années 1990-2000 marquent à cet égard un tournant décisif. Ainsi, interrogés sur les principaux facteurs de leurs difficultés professionnelles, les cadres répondent (enquête APEC 1998) :

  • conditions de travail 41 %,
  • réorganisation de l’entreprise 35 %,
  • chômage 10 %,
  • salaire 6 %,
  • mobilité 4 %.

La mise en œuvre de l’ARTT a servi de révélateur et de catalyseur à une préoccupation croissante de qualité de vie, absente jusqu’à présent des leviers d’action des gestionnaires, même si elle faisait l’objet de prises de position syndicale. Cette qualité de vie au travail du cadre dépend en partie de lui-même, et également de facteurs qui lui échappent autant qu’à sa direction (qualité des transports, équipements en crèches, etc.). Mais il reste que l’entreprise a une responsabilité à exercer dont elle pourra de plus en plus difficilement échapper.

La nature même de ce qu’il faut entendre par “vie au travail” ou “conditions de travail” doit être redessinée en fonction des spécificités du groupe des cadres.

Le travail du cadre et son évolution

A défaut de recherche globale sur ce sujet, il n’est possible que d’articuler des observations éparses mais qui ne sont pas sans convergence.

Abordons tout d’abord le travail du cadre manager. Il anime des réunions, rédige des rapports, contacte des clients, s’entretient avec ses collaborateurs… La spécificité du travail du cadre manager est d’associer contenu technique et contenu “managerial”, cette dernière partie constituant la totalité de l’activité des “managers” et des dirigeants. Comment se déroule-t-elle ?

  • Le travail du manager est très fragmenté. Une étude française sur des "cadres moyens" donne des séquences de moins de 27 minutes pour les trois quarts du temps de travail. De nombreux événements imprévus viennent perturber l’activité.
  • Les cadres passent beaucoup de temps en déplacement.
  • Une part essentielle du travail du cadre est d’ordre relationnel
  • Les activités de management sont orientées par des tensions, des conflits, des pressions croisées, des injonctions paradoxales. Il faut déléguer mais garder le contrôle, prendre des initiatives mais rester fidèle à la politique de la direction, partager de l’information mais en garder pour soi, innover mais ne pas choquer…

A travers ces caractéristiques bien connues, on a déjà une partie du tableau qui fait la “grandeur” et les “servitudes” du cadre : une activité fragmentée, relationnelle et informationnelle, soumise à des tensions, et faiblement anticipatrice (Langa, 1997).

Quant aux cadres spécialistes et experts1, ils consacrent beaucoup de temps à collationner, produire et diffuser une information souvent surabondante. Ils ont à animer des réseaux leur permettant d’obtenir de l’information et d’utiliser leur compétence, y compris en dehors des canaux officiels. Ils ont également à entretenir leur expertise, une tâche permanente qui ne se limite pas au travail visible. Ils sont les premiers concernés par les TIC, notamment comme utilisateurs, et soumis à la pression des immenses opportunités qu’elles recèlent.

A partir de ce constat, on peut dégager plusieurs facteurs d’évolution qui accentuent ou transforment certains de ces aspects.

- Un contexte sociétal : Deux facteurs ont une influence sur les conditions du travail des cadres : le développement de l’idéologie individualiste et les incertitudes des stratégies d’entreprises.

Nos sociétés placent l’individu, son rôle et sa responsabilité propres, au cœur du fonctionnement social. La référence au poids des structures est démodée : une nouvelle norme de jugement se développe, la norme “d’internalité” (Beauvois, 1994). C’est à soi qu’on impute les succès ou les échecs (par opposition à l’externalité qui les impute aux facteurs extérieurs). L’idéologie libérale de nos sociétés occidentales, par sa référence à la liberté et à l’action individuelles, convient donc bien aux cadres et en même temps elle fait de plus en plus reposer sur l’individu le succès ou l’échec de ses entreprises.

L’incertitude économique générale fournit également une absence de repère pouvant déstabiliser le cadre dans son environnement de travail. Les politiques commerciales sont fluctuantes, les mouvements financiers rapides et secrets : de nombreux cadres ont de plus en plus de mal à lire les stratégies d’entreprises qu’ils sont pourtant chargés d’appliquer.

- Des formes d’organisation : Plusieurs évolutions organisationnelles touchent directement le cadre dans sa situation de travail. Tout d’abord, les allègements d’effectifs ont conduit à supprimer de nombreux postes dans les services fonctionnels et d’assistance. La “lean organisation” est une organisation amaigrie et le cadre doit réaliser des tâches qui pouvaient être faites par d’autres : analyse de tableaux chiffrés, prise de rendez-vous, saisie de textes et envoi de messages.

L’entreprise post-moderne est aussi une entreprise où le client est davantage présent, y compris en dehors du secteur commercial. Les cadres ressentent de plus en plus une pression du client comme en témoignent les récentes enquêtes nationales sur les conditions de travail2, même si le nombre de personnes en contact direct avec un client ou un public n’augmente pas.

Dans l’entreprise d’aujourd’hui, s’exerce une pression croissante du collectif de travail, même chez les cadres (29 % des ingénieurs le ressentent en 1998 contre 10 % en 1991). C’est surtout une organisation où la pression du temps s’accroît considérablement. Une majorité de cadres a aujourd’hui le sentiment de devoir “satisfaire une demande immédiate” (59 % contre 53 % en 1991 et 35 % en 1984). Le sentiment d’urgence se généralise, à la fois parce que le mode d’organisation de l’entreprise repose sur des “flux tendus” et également parce que se répand une véritable “culture de l’urgence” (Aubert, 1998, Terssac-Tremblay, 2000) grandement soutenue par le développement des TIC.

Ces éléments convergent vers le sentiment largement partagé d’un accroissement de la “charge de travail” : 66 % des cadres jugent la charge de travail “excessive” contre 47 % en 1992 (APEC, 2000). Le débordement de tâches professionnelles au domicile personnel est aussi monnaie courante : 68 % des cadres (contre 29 % des autres salariés) emportent du travail chez eux et 55 % y reçoivent des appels téléphoniques professionnels (sondage CSA-Liaisons sociales, avril 2001).

Bien entendu, cette croissance de la charge de travail correspond également à une règle intériorisée par les cadres eux-mêmes. Ceux-ci se vivent le plus souvent comme des individus responsables, devant accepter les imprévus et être disponibles. Ceux d’entre eux occupant des fonctions de management sont porteurs vis-à-vis des autres salariés d’une logique d’efficacité à laquelle il leur est difficile d’échapper eux-mêmes.

- Un mode de management : C’est évidemment par le mode de management actuel que la situation du cadre est le plus affectée. Le cadre est à la fois partie prenante, acteur et parfois cible d’un mode de management impulsé par les directions générales, mais dont il est le relais.

Les formes de contrainte pesant sur le cadre changent : à l’autorité inflexible du patron succèdent la concurrence intense et l’instrumentation de gestion encadrant les comportements, aboutissant à une “contrainte souple”. Surtout, l’implication subjective est de plus en plus exigée : plus encore que les autres salariés, le cadre doit adhérer aux valeurs de l’entreprise, s’engager dans ses objectifs, voire s’identifier à elle.

Dans ce que E. Enriquez appelle les “structures stratégiques” (1997), on cherche à gérer non seulement le travail des salariés mais aussi leur inconscient, de manière à obtenir de leur part un dévouement sans faille. Les managers jouent un rôle essentiel dans ce type de structure : ils fixent des objectifs, mobilisent leurs équipes, diffusent les mythes, contrôlent et sanctionnent. Bien sûr, l’individu risque d’être “pris au piège” de ce fonctionnement : comment résister à la pression quand elle est si forte ou comment retrouver une identité quand on a perdu son emploi ?

La nature du travail de l’encadrement et certaines de ses conditions d’exercice revêtaient en partie des caractéristiques inévitables surtout pour ceux travaillant en situation concurrentielle. Cela signifie-t-il qu’aucune action n’est possible ? Nous pensons au contraire que des politiques peuvent être mises en œuvre pour améliorer ce qui peut l’être.

Les facteurs de résistance au stress

Il faut revenir d’abord sur les processus générateurs de stress : ce n’est pas le poids de la charge de travail ou la rigueur des contraintes en eux-mêmes qui l’engendrent. Une insuffisante sollicitation, on le sait, est également destructrice. C’est l’insuffisance ou l’inadéquation des ressources dont dispose l’individu pour faire face à ces sollicitations qui peut faire problème. Trois éléments sont déterminants pour permettre à l’individu d’affronter ses contraintes :

  • le degré d’autonomie dont il dispose. Les facteurs de trouble seraient maxima quand il y a à la fois forte charge de travail et sentiment de l’intéressé de n’avoir pas de marge de manœuvre pour y faire face. On a vu, en effet, que des tendances au renforcement des contrôles n’étaient pas absentes.
  • un excès de liberté est également un facteur anxiogène, aussi le niveau de soutien social est-il un élément essentiel. Certaines difficultés trouvent leur origine dans le sentiment du cadre d’être seul à affronter les aléas ou à atteindre les objectifs. Ce soutien manque dans les contextes où la peur de ne pas être “à la hauteur” bloque la parole et où l’esprit de “combat” étouffe les capacités d’écoute et l’acceptation d’essais et d’erreurs.
  • le degré de reconnaissance est aussi un élément très structurant des situations professionnelles difficiles. Le fait d’être reconnu par le milieu organisationnel aide à surmonter les contraintes.

L’entreprise en situation de marché ne deviendra pas un havre de paix, et d’ailleurs de nombreux cadres ne le souhaiteraient pas. Mais des modes de gestion spécifiques peuvent créer des conditions pour aider les individus à faire face aux situations difficiles : on voit les répercussions d’une telle politique sur l’esprit avec lequel peuvent être conçus des outils comme l’entretien d’évaluation, le « coaching », la mobilité, la formation, la communication interne…

L'action sur le travail lui-même

On l’a dit, le travail du cadre est souvent un domaine occulté. Même les discussions autour de la réduction du temps de travail ont souvent négligé cet aspect.

Une prise en compte de la qualité des conditions de travail passe par une explicitation du problème. Il serait souhaitable de développer l’usage de grilles d’analyse adaptées au travail des cadres.Y. Lasfargue propose une démarche de mesure de la charge de travail, en combinant le temps et la densité du travail (“ergostressie”). Cette évaluation, prenant en compte la charge de travail induite par le poste de travail, l’organisation, l’ambiance générale et la vie extra-professionnelle, prend en compte les charges physique et mentale que l’individu est susceptible de supporter (dans ce qu’elles génèrent de stress et de plaisir).

Dans tous les cas, les modes de management sont toujours en cause dans les problèmes de conditions de travail. En vue d’améliorer la situation, on peut envisager des actions susceptibles de :

  • rendre plus clairs les objectifs et les priorités (la surcharge s’explique souvent par le manque de priorisation),
  • réduire les obligations de “reporting” au maximum (les services de contrôle de gestion et d’administration générale devraient être incités à la prudence),
  • simplifier les procédures et supprimer les tâches jugées inutiles (le “reengineering” des processus va dans ce sens),
  • limiter le recours au lancement de “projets” (concurrents du point de vue du temps consacré par les cadres),
  • limiter les déplacements à ce qui n’est pas envisageable par une communication à distance, (le recours aux vidéoconférences devrait enfin se développer),
  • favoriser ouvertement la délégation de responsabilités (vieux sujet devant être sans cesse réactualisé),
  • recréer des postes d’"assistance" pouvant soulager les cadres de tâches administratives ou de traitement d’information.

Concernant l’organisation du travail personnel, des consultants suggèrent : une réduction du nombre de réunions, une autodestruction des “mails” non consultés, une amélioration de l’ergonomie des logiciels… Toute une réflexion sur la productivité du travail immatériel reste à entreprendre (Lasfargue, 2000, Baron, 2001).

Au-delà des conditions du travail lui-même, on voit enfin qu’il y a dans la question de la qualité de vie au travail un vaste domaine touchant à la place de la vie professionnelle dans l’ensemble de la vie personnelle et sociale. Nous considérons qu’il y a, dans la qualité et l’équilibre globaux des différents aspects de la vie, une variable de gestion que les entreprises ne peuvent plus ignorer. Elle devrait les conduire à prendre en compte des demandes de plus en plus diversifiées (les très jeunes cadres, les femmes cadres, les couples à double carrière, les “seniors”…) et donc à faire preuve d’innovation. C’est un rôle important des organisations syndicales que de les y pousser.

AUBERT N. et de GAULEJAC V. (1991), Le coût de l’excellence, Paris.

BARON X. (2001), Penser la productivité du travail immatériel et qualifié in La grande rupture, dir. P. Bouffartigue, La Découverte.

BEAUVOIS J.-L. (1994), Traité de servitude libérale, Paris : Dunod.

De TERSSAC G., TREMBLAY D. (2000), Où va le temps de travail ?, Toulouse : Octarès.

ERINQUEZ E. (1997), Le jeu du pouvoir et du désir dans l’entreprise, Paris : Desclée de Brouwer.

LANGA M. (1997), L’activité des cadres : un objet d’étude, vol. 1, Performances Humaines et Techniques, n° 91.

LASFARGUE Y. (2000), Techno mordus, techno exclus ? Paris : Ed. d’Organisation.

* : Auteur notamment, avec F. Dany, de La nouvelle gestion des cadres (Vuibert, 2002 à paraître) et contributeur dans l’ouvrag collectif Les cadres, la grande rupture (La Découverte, 2001). 1Rappelons par exemple que, selon la dernière enquête du CNISF, 46 % des ingénieurs n’exercent aucune responsabilité d’encadrement (ils sont chercheurs, experts, consultants, informaticiens…). 2Voir les enquêtes MES-DARES comparatives (1984, 1991, 1998).