Lors du deuxième confinement, fortes d’une première expérience, les entreprises se retrouvent globalement mieux organisées pour lui faire face. Les salariés sont mieux équipés pour le télétravail, les collectifs de travail et les managers ont déjà construit des habitudes de travail à distance, des formations en ligne ont été développées.

Des inégalités dans la capacité à télétravailler

Même si une partie des déterminants de la sphère privée sont moins forts lors de ce deuxième confinement, car, par exemple, un grand nombre d’élèves sont accueillis en présentiel par le système éducatif, les inégalités restent fortes dans la capacité à télétravailler.

Cette capacité dépend tout d’abord des déterminants structurels, liés à la matérialité des tâches (plus facile d’assurer une vente par correspondance que de poser des briques à distance) et aux taux d’équipements des salariés. Or, les inégalités d’accès aux outils numériques dépendent des secteurs d’activité et de la taille de l’entreprise. Ensuite, cette capacité à télétravailler dépend des déterminants individuels, aussi bien en lien avec la sphère privée (la position dans le cycle de vie - ex. célibataire, des enfants grands qui ont quitté le foyer… ; la structure du foyer - ex. monoparental, couple avec/sans enfants… ; présence ou pas des enfants en bas âge - qui ont besoin d’être accompagnés dans leurs déplacements ; sexe - lors du premier confinement, la prise en charge des enfants a été davantage assurée par les femmes[2] ; équipement à domicile ; organisation de l’espace à domicile - ex. avoir un espace à soi pour travailler[3]), qu’en lien avec la sphère professionnelle (l’équipement dont la personne dispose au travail et la possibilité de l’utiliser à distance de son poste de travail, le métier exercé, la position hiérarchique, les spécificités de l’activité…).

Les inégalités dans la capacité de télétravailler englobent donc les inégalités numériques, qu’il s’agisse des inégalités d’accès (taux d’équipement et d’accès, aussi bien à domicile qu’en entreprise) ou d’inégalités d’usages. En contexte professionnel, ces inégalités numériques dépendent non seulement des parcours personnels et professionnels (donc des inégalités sociales), mais aussi du cadre socio-organisationnel (Boboc, Metzger, 2019) qui permet aux individus de construire des relations sociales riches et pérennes, qui conduiront aussi au développement des usages. Notons ici l’importance de la construction collective des usages qui a besoin, non seulement de temps, mais aussi de l’action des managers, en mesure d’organiser les espaces de discussions nécessaires à cette co-construction au sein de leurs équipes. Pour eux, cela suppose le développent de nouvelles formes d’expertise, aussi bien relative aux métiers qu’au numérique, qui leur redonnent une proximité avec les membres de leurs équipes (Benedetto-Meyer, Boboc, 2017). Les liens sociaux, en présentiel, sont déterminants pour la dynamique des apprentissages.

Travail et distance

A cause de la distance qu’il impose par rapport aux autres membres de l’équipe, le télétravail peut avoir des conséquences sur le lien social au niveau des collectifs de travail. La distance géographique renforce souvent d’autres sources de différenciation, voire d’inégalités entre les salariés, qui se soldent par des rapports plus distants entre eux. A titre d’exemple, ces sources peuvent concerner la langue (« barrière de la langue »), les positions hiérarchiques, le capital culturel, social ou économique (avec des répercussions en termes de codes sociaux, de normes de comportement), les statuts juridiques (CDI, intérimaire, sous-traitant…), les cultures et codes de métiers, les rapports entre le client final, le producteur, le bénéficiaire, le prestataire.

Le présentiel, par l’intersubjectivité qu’il permet, est le meilleur moyen pour ajuster ces différents types de distances, en permettant un enrichissement de la sociabilité et un développement de son réseau relationnel.

Un travail  à distance qui perdure peut conduire à des changements au niveau de la conception et organisation du travail, de la dynamique relationnelle au niveau des équipes de travail et de la culture organisationnelle, car il influe sur la charge de travail, la gestion de l’activité professionnelle, la motivation et la satisfaction au travail, l’identification aux normes et valeurs de l’organisation, la communication et la collaboration au sein des équipes, les relations et l’insertion socio-professionnelle, la reconnaissance, la socialisation et l’évolution au sein de l’organisation, la santé physique et psychologique (Greer, Payne, 2014 ; Vayre, 2019).

Télétravail, collaboration et numérique

Même si tous les salariés ne peuvent pas dérouler leur activité en télétravail, le numérique a néanmoins rendu possible la continuité pour un bon nombre d’entre eux. De plus, le contexte, inédit, a conduit certains acteurs, institutions ou secteurs (comme, par exemple, l’enseignement supérieur) à avoir un recours encore plus massif aux outils numériques. Mais le numérique peut ajouter d’autres formes de distance par les différences d’équipement, d’habileté ou de connaissance informatique. Celles-ci peuvent renforcer les inégalités existantes et affaiblir l’intersubjectivité. En ce qui concerne la collaboration, à maintes reprises, les études ont montré que les échanges numériques prolongent des échanges construits en présentiel, au sein des collectifs déjà existants (Boboc, Gire, Rosanvallon, 2015 ; Benedetto-Meyer, Klein, 2017).

La qualité du télétravail (et des activités collaboratives inhérentes que celui-ci comporte lorsqu’il s’installe dans la durée) dépend de la qualité des liens en présentiel. Ces liens sont affectés par les deux phases de confinement. Leur force est affaiblie. La période qui les a séparées (de surcroît, ponctuée par des congés d’été) est restée sous l’emprise des protocoles sanitaires (ex. seule une partie du collectif présente à un moment donné sur le lieu de travail). Ainsi, elle n’a pas forcément laissé le temps aux liens de se reconstruire (que partiellement), ni aux idées spontanées de se développer et de prendre la forme de nouveaux projets qui mûrissent et se lancent. L’intersubjectivité que le présentiel seul apporte pleinement s’est globalement dégradée, faute d’échanges spontanés, non-médiés.

Dans des organisations jugées trop rigides, ralenties et engoncées dans leurs procédures et processus, des alternatives organisationnelles ont vu le jour (entreprise libérée, méthodes agiles...) pour « fluidifier » leur fonctionnement. Ces innovations organisationnelles en matière de collaboration, qui proposent des « principes libérateurs du travail », sont, elles aussi, affectées par la distance. Un des principes qui caractérisent les méthodes agiles, par exemple (qui visent la rapidité et la souplesse d’action en s’appuyant sur des équipes soudées) est l’absence de hiérarchie formelle et de cloisonnement étanche au sein des projets informatiques : les différents spécialistes (concepteurs, développeurs, testeurs, exploitants) doivent contribuer à toutes les étapes de la production, de manière à prendre en compte, le plus tôt possible, toutes les contraintes d’exploitation et les différents contextes d’usages.

Par ailleurs, ces méthodes sont très codifiées. Par exemple, un « stand-up meeting », autrement dit une « réunion debout », en présentiel (au cœur de la philosophie du lean management), a lieu tous les matins,  pour permettre aux développeurs de faire un point rapide de coordination sur les tâches en cours et sur les difficultés rencontrées. Ce point doit se faire maintenant à distance. Or, ces réunions à distance, même si elles représentent une solution pour la transmission des informations et l’organisation de l’activité, demandent une organisation particulière et ne remplacent qu’en partie les réunions en présentiel (ex. certains participants sont très à l’aise pour prendre la parole, d’autres moins, certains peuvent être oubliés ; l’organisation des tours de parole peut conduire à une perte de spontanéité).

D’une manière plus générale, dans le mode agile, qui suppose que les différents acteurs engagés dans le processus (concepteurs, développeurs…) collaborent sans hiérarchie, ni chefs de projet, les régulations entre acteurs peuvent être entravées faute de présentiel. Par ailleurs, l’autonomie de ces acteurs se heurte souvent à des contraintes structurelles – technologiques, gestionnaires et financières –, coûteuses à traiter, qui nécessitent des coordinations nombreuses et des négociations à des niveaux managériaux élevés. Ces régulations peuvent être aussi entravées par l’absence de présentiel. Or l’absence de régulation managériale peut conduire à des formes d’exclusion, comme à des formes de sur-engagement ou sur-adhésion, comme cela a été, par exemple, souligné dans le cas des entreprises libérées (Picard, 2015).

D’autres études des applications empiriques des principes d’entreprise libérée soulignent l’insuffisance des modes de régulation, la perte de repères, la lassitude des plus impliqués, la dépendance vis-à-vis de la figure du leader, etc. (Gilbert et al., 2017). Parmi les limites de ces processus de libération, d’autres auteurs insistent sur le risque que l’entreprise libérée engendre d’autoriser les dirigeants à tenir un discours idéaliste et généreux sur le « pourquoi » de la « libération », en ne s’intéressant que partiellement au « comment », qui incombent aux salariés. Ces derniers se voient parfois en situation de résoudre des dilemmes, sans l’aide des instances managériales nécessaires pour organiser et porter ces discussions autour de leur résolution (Rousseau, Ruffier, 2017). Toutes ces limites risquent d’être fortement exacerbées par la distance.

Dans certains cas néanmoins, ce manque de présentiel semble être atténué, notamment pour les personnes qui ont l’habitude de travailler ou d’échanger ensemble et qui vont continuer à le faire même si elles ne se retrouvent pas en présentiel pendant une longue période. La notion de « distance transactionnelle » (Jézégou, 2007) permet d’expliquer ce sentiment de proximité (sur les plans cognitifs, éducatifs et sociaux) qui se maintient entre des personnes éloignées géographiquement et qui explique la cohésion des mini-collectifs de travail, avec des membres distants. Dès lors, il est probable que le télétravail en confinement ait augmenté l’isolement des salariés plutôt isolés et maintenu les liens déjà forts entre d’autres salariés. Il convient néanmoins de rappeler que les activités de travail évoluent et que ce sentiment d’isolement peut s’atténuer lorsque les salariés retrouvent une activité qui fait sens pour eux, dans le cadre d’un nouveau projet, de surcroît lorsque, ainsi, ils sont amenés à échanger avec des collègues avec lesquels ils ont déjà eu des liens forts.

Une fois de plus, la qualité du télétravail et, plus précisément, des collaborations à distance dépendent de la qualité des liens en présentiel.

De l’importance des régulations managériales

Si la distance peut distendre le lien social, si les communications numériques en contexte professionnel se construisent en grande partie sur celles en présentiel et elles risquent de s’appauvrir en absence de celui-ci, les régulations des managers de proximité deviennent primordiales. Or ces derniers ont souvent été absorbés par des tâches de gestion, contrôle et représentation qui les ont éloignés des activités de régulation et d’organisation du travail de leurs équipes (Conjard, 2015). Le recentrage de l’activité managériale visant d’une part, une proximité des managers avec leurs équipes afin de saisir pleinement les difficultés des tâches que ces derniers réalisent et leurs efforts et, d’autre part, un soutien de l’activité et donc une régulation du travail proche de ses conditions de réalisation est d’autant plus important que le manque de présentiel risque d’affaiblir ces régulations.

Pour le télétravail courant (2-3 jours par semaine), la qualité de ces régulations passe par le maintien d’un équilibre entre présence et distance, par la gestion et l’arbitrage des éventuels conflits entre travailleurs et non travailleurs, par la vigilance quant à la reconnaissance des télétravailleurs distants, par l’explicitation des modalités de contrôle permettant de sortir de la culture du présentiel et par le maintien de la communication et la cohésion au sein d’une équipe dans laquelle certains membres travaillent à distance (rites d’entrée en contact, réunions d’équipe en présentiel, jours de télétravail variables d’une semaine sur l’autre pour permettre aux salariés de se retrouver sur le lieu de travail en fonction des besoins de leur activité, un temps en présentiel commun sans réunions d’information…).

Le télétravail de longue durée, avec davantage des salariés en télétravail, nécessite, quant à lui, un réaménagement de l’activité des salariés qui n’étaient pas concernés par le télétravail jusque-là (avec un regroupement des tâches en présentiel et d’autres à distance, dans la mesure du possible), ainsi que des constructions plus collectives et globales du télétravail au niveau des équipes (ex. à tour de rôle, ceux qui sont présents sur site peuvent effectuer des tâches (qui réclament du présentiel) pour ceux qui sont à distance). Le rôle des managers est à nouveau important dans la construction du dialogue entre les membres de l’équipe pour définir ce fonctionnement collectif en télétravail et arriver à des compromis portant sur l’organisation de l’activité de leurs équipes.

L’importance du cadre organisationnel est également fondamentale, aussi bien pour le télétravail habituel que pour le télétravail massif, en confinement. Il renvoie notamment aux politiques des entreprises et aux accords sur le télétravail qui définissent, par exemple, les conditions d’accès au télétravail, l’équipement qui sera fourni, la formation prévue pour les managers, y compris pour  changer les représentations véhiculées au sujet du télétravail. La qualité des régulations managériales est essentielle aussi bien pour les liens en présentiel qu’à distance, les deux étant étroitement corrélées.

 

Bibliographie

Albouy V., Legleye S., “Conditions de vie pendant le confinement : des écarts selon le niveau de vie et la catégorie socioprofessionnelle”, Insee focus, n°197, paru le 19/06/2020. Benedetto-Meyer M., Boboc A., “Les usages des outils collaboratifs : quel rôle de l’encadrement de proximité ? ”, Revue des Conditions de Travail, n°6, Anact, 2017. Benedetto-Meyer M., Klein N., “Du partage de connaissances au travail collaboratif : portées et limites des outils numériques”, Sociologies pratiques, vol. 34, n° 1, 29-38, 2017. Boboc A., “La frontière entre vie privée et vie professionnelle à l’épreuve du confinement : télétravail et déconnexion”, Revue des Conditions de Travail, n°10, Anact, 2020. Boboc A., “Numérique et travail : quelles influences ? ”, Sociologies Pratiques, vol. 34, n 1, p. 3-12, 2017. Boboc A., Gire F., Rosanvallon J., “Les réseaux sociaux numériques. Vers un renouveau de la communication dans les entreprises ?”, Sociologies pratiques, vol. 30, n°1, p. 19-32, 2015. Boboc A., Metzger J.-L., “ Les méthodes agiles et leurs contradictions ”, SociologieS [En ligne], 2020. Boboc A., Metzger J.-L., “La formation continue à l’épreuve de sa numérisation”, Revue Formation Emploi, n°145, mars-avril 2019. Conjard P., Le management du travail : Une alternative pour améliorer bien-être et efficacité au travail, Editions de l’Anact, 2015. Gilbert P., Teglborg A.-C., Raulet-Croset N., “L’entreprise libérée, innovation radicale ou simple avatar du management participatif ? ”, Gérer et comprendre, n°127, p. 38-49, 2017. Greer, T. W., & Payne, S. C., “Overcoming telework challenges: Outcomes of successful telework strategies”, The Psychologist-Manager Journal, 17(2), 87-111, 2014. Jézégou A., “La distance en formation. Premier jalon pour une opérationnalisation de la théorie de la distance transactionnelle”, Distances et savoirs, vol. 5, n° 3, p. 341-366, 2007. Lambert A., Cayouette-Remblière J., Guéraut E., Le Roux G., Bonvalet C., Girard V., Langlois L., “Le travail et ses aménagements : ce que la pandémie de COVID-19 a changé pour les français”, Populations & Sociétés, n°579, INED, juillet 2020. Mauroux, A., “Quels liens entre les usages professionnels des outils numériques et les conditions de travail ?”, Dares Analyses, n°51, novembre 2018.  Picard H., “Entreprises libérées, parole libérée ? Lectures critiques de la participation comme projet managérial émancipateur”, Thèse de doctorat en sciences de gestion, Université Paris. Dauphine, 2015. Rousseau T., Ruffier C., “L’entreprise libérée entre libération et délibération - Une analyse du travail d’organisation dans une centrale d’achat”, Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels, n°56, vol. 23, p. 109-123, 2017. Vayre E., “Les incidences du télétravail sur le travailleur dans les domaines professionnel, familial et social”, Le travail humain, n 1, vol. 82, p. 1-39, 2019.

[1] Des analyses de la Dares indiquent qu’en 2017 seuls 3% des salariés pratiquaient au moins un jour par semaine le télétravail, compris comme une forme d’organisation du travail qui désigne le fait de recourir à des outils numériques pour effectuer, hors des locaux de l’employeur, de façon régulière, le travail qui aurait pu être réalisé sur le poste de travail habituel, qu’il s’agisse d’une partie ou de la totalité des tâches. Mais, selon la définition élargie (c’est-à-dire la nouvelle définition du code du Travail de 2017 qui supprime le critère de régularité et assouplit la formalisation nécessaire), le télétravail régulier ou occasionnel concernerait 1,8 million de salariés, soit 7,2% de l’ensemble.

[2] 83% des femmes vivant avec des enfants y ont consacré plus de
4 heures par jour contre 57% des hommes (Albouy, Legleye, 2020).

[3] Un quart des femmes télétravaillent, par exemple, dans une pièce dédiée où elles peuvent s’isoler, contre 41% des hommes (Lambert et al., 2020).