Les vulnérabilités prennent naissance dans un contexte, dans un tissu de relations ou de solitudes qui excèdent ce à quoi l’Etat providence peut répondre en matière de solidarité et de droits. Des réalités incontournables comme le soin, ou encore les fragilités psychologiques d’une histoire individuelle n’ont pas à être exposées concrètement et individuellement dans l’entreprise. Néanmoins, la vulnérabilité est souvent le résultat de multiples empêchements à dire la réalité de la situation, à trouver des appuis, voire à agir. Ces empêchements font parfois système[1].

Tout acteur social, a fortiori le syndicalisme, a à l’esprit que les vulnérabilités buttent – souvent violemment - sur l’organisation nationale du système de solidarité. Elles échappent à l’équilibre trop théorique et parfois centralisé du contrat social tel qu’il a pu être négocié ou/et légiféré. Cette difficulté est un des moteurs du syndicalisme : en tant que corps intermédiaire, nous participons à la fois au contrat social par la négociation de nouveaux droits dans les accords nationaux, et au contrat de soutien par l’accompagnement concret des individus dans les entreprises.

Elaborer un contrat de soutien, c’est tout d’abord pour des responsables syndicaux au sein des entreprises élaborer le récit collectif et anonyme de l’expérience de ceux que l’on catégorise trop rapidement comme « vulnérables » : ce qu’ils vivent est bien une exposition aux aléas de la vie, et non un attribut de leur personne. Le travail syndical vise concrètement à éviter le risque de stigmatisation d’un groupe « des aidants », des « malades chroniques ». Depuis quelques années émerge en effet de multiples catégories de « la vulnérabilité » : ainsi les handicapés, les aidants, les précaires, les personnes âgées dépendantes font l’objet d’attention et souvent mesure spécifique. Reste que, en regroupant les « vulnérables » dans une même catégorie, et sous catégories, nous risquons d’en faire des « causes », avec leurs traitements ciblés trop surplombants. Pour l’acteur syndical, il s’agit ensuite d’élaborer les solutions de « soutien » : ainsi, la participation à la gouvernance des organismes de prévoyance a permis d’élaborer des solutions de prise en charge de jours de congés aidants par exemple.

Elaborer un contrat de soutien, c’est aussi repartir des différences des individus et de leurs interdépendances plutôt que d’une conformité attendue. Le soutien syndical vise ainsi à réintroduire de l’horizontalité dans l’accompagnement des personnes : il s’agit d’éviter tout « surplomb », position inefficace quand il s’agit d’inventer les solutions facilitatrices pour le salarié.

Le syndicalisme CFDT tel qu’il s’exerce en entreprise cherche à réintroduire des formes de réciprocités là où il y a des dépendances : il s’agit de réparer les vulnérabilités pour qu’elles n’empêchent pas le travail de se faire, et de réparer le travail pour qu’il n’empêche pas les individus. Bien évidemment, à un premier niveau, des solidarités de groupes, de métiers, de projets, peuvent se construire et aménager un modus vivendi. Ainsi, une organisation du temps pourra se déployer pour favoriser un salarié dans un service. Des dons de RTT sont aussi pratiqués, sans arbitrage d’ailleurs sur le réel critère d’équité et de justice. Mais à ce niveau de relations c’est l’expression nécessaire d’une fraternité professionnelle qui prévaut. Rien n’est systématisable ni reproductible. Reste que rabattre un système de solidarité organisé sur des relations de proximité et de l’interindividuel ne va pas de soi. Face à l’expression d’une souffrance personnelle, les élus des sections syndicales ne peuvent ni se défausser ni endosser le rôle de professionnels de l’accompagnement individuel. La section syndicale n’est pas un centre d’aiguillage de la gestion des vulnérabilités vers d’autres structures de soutien : il lui revient d’épauler les salariés en intégrant les récits personnels dans une histoire plus large : celle de l’organisation quotidienne de travail de leur entreprise, des effets concrets de la mutation des métiers sur les postes. L’organisation syndicale a des leviers pour transformer les situations de souffrance : rester le clinicien « au pied du lit » du salarié-souffrant dans une relation d’écoute interindividuelle serait oublier que l’élu a les moyens de transformer les organisations de travail, et ainsi de tenter de réparer collectivement les incontournables vulnérabilités individuelles.

Il est bien nécessaire de remonter le récit des vulnérabilités dans l’ordre collectif du social. A défaut, c’est un nouveau guichet qui se créerait, tenu par des spécialistes des systèmes de prévoyance et de santé au travail qui élaboreraient le récit ce que doit être la santé professionnelle et la souffrance supportable sans que cela ne vienne au fond toucher les questions concrètes du travail. Juger du niveau de dépendance supportable aux autres, du niveau de souffrance acceptable suppose de connaître la granularité du lien social de l’entreprise et ses évolutions possibles : à rebours d’une logique de guichet « santé » ou « vulnérabilités », on peut laisser aux élus syndicaux les moyens de construire cette perception.

Marie Garau, dans son ouvrage de philosophie Politiques de la vulnérabilité (CNRS Editions, 2018) dont Jean-Marie Bergère a fait une chronique précise[2] envisage la possibilité de l’équation « vulnérable et capable ». L’autonomie se développe toujours sur fond de vulnérabilité : se préoccuper des vulnérabilités multiples pour une organisation syndicale, c’est en tous les cas battre en brèche l’idée d’un salarié « entrepreneur de lui-même » et héros tyrannique des temps.

[1] Ce que Fabienne Brugère appelle la sollicitude. Voir la totalité de ses travaux qui ont guidé les réflexions de cet article.

[2] J.-M. Bergère, www.metiseurope.eu/2019/10/25/tous-vulnerables-a-propos-du-livre-de-marie-garrau-politiques-de-la-vulnerabilité/