Le service public, selon Francis Ginsbourger, n’existe pas en lui-même. C’est une co-construction, un échange entre ce que propose un agent d’une part et ce que demande l’usager d’autre part. Que pensez-vous de cette vision ?

Les représentations de l’action publique ont beaucoup évolué depuis plusieurs décennies. Ce qui pose question aujourd’hui, c’est l’adéquation -une adéquation symbolique-entre le service public comme organisation instituée et les attentes que se font de ce service public les usagers. Même s’il est vrai que le service public comme institution n’a jamais réussi à répondre à toutes les demandes des usagers, on pense par exemple à l’action des pompiers volontaires, la distance est aujourd’hui plus importante. Plusieurs éléments ont changé. Les missions de service public se définissent aujourd’hui avec une multiplicité d’acteurs, des collectivités locales et territoriales en passant par les associations d’usagers. Et de son côté, l’usager ne se laisse plus réduire à une catégorie définie par la loi ou le règlement.

C’est ainsi le rapport de l’action publique à l’usager qui est bouleversé, avec d’un côté des acteurs multiples et de l’autre un usager à multiples facettes. Il en résulte que l’ancienne représentation d’une construction de l’action publique avec un processus de décision unilatérale est de moins en moins adaptée aux demandes et aux attentes des usagers. Un schéma disparaît et pour autant, aucun autre n’a été inventé. C’est une des raisons de la crise des missions des services publics, ressentie douloureusement par les agents qui font vivre l’action publique.

Je suis donc d’accord avec le texte de Francis Ginsbourger, l’usager ne peut se réduire à une personne, l’usager peut être aussi par exemple une collectivité locale, une entreprise...

En réalité, c’est donc une remise en cause globale de l’action publique qui est en jeu.

Prenons l’exemple de l’application de la réforme Peillon des rythmes scolaires à l’école maternelle et à l’école primaire. Un nouveau service au public est offert dans les temps périscolaires, du moins il est redéfini. La mise en place de ces temps oblige différents acteurs (professeurs des écoles, animateurs…) à travailler ensemble. Cette réforme révèle une difficulté à travailler ensemble et le sentiment, pour les enseignants, d’être une nouvelle fois mis en danger dans leur mission d’enseignement, sur la question du statut ou du temps de travail. L’application de cette réforme montre que l’institution Education Nationale ne sait pas mettre en œuvre un dialogue social de proximité. Elle révèle le malaise des enseignants quant à leur place dans la société.

Le texte montre que les indicateurs utilisés dans la fonction publique ne sont pas pertinents et qu’ils génèrent même des effets pervers. Dans votre expérience, avez-vous déjà constaté de telles limites ?

Comme professeur de mathématiques dans le second degré, j’ai été soumis comme tous mes collègues à une double injonction contradictoire. On nous demande d’un côté de faire réussir tous les élèves, et de l’autre d’assurer la sélection des élites, double injonction particulièrement difficile à tenir au collège. Il en va de même pour l’emploi des indicateurs qui remontent au ministère, comme le taux de redoublement, le taux de passage en seconde générale ou le taux de réussite au baccalauréat. On sait que les redoublements n’aident pas les élèves concernés à surmonter leurs difficultés scolaires, mais dans le même temps on ne propose aucune solution aux enseignants pour aider ces élèves à réussir dans la classe supérieure. Du coup, le redoublement continue à être utilisé trop souvent. Les établissements scolaires sont aussi soumis à des évaluations contradictoires. Ils sont parfois classés en fonction du taux de passage en seconde générale, du taux de réussite au baccalauréat et de mentions ; mais aussi de façons plus pertinente en fonction du taux de réussite attendue par rapport à l’origine sociale des élèves.

Tous les indicateurs sont regardés au ministère. Ils redescendent dans les établissements scolaires et sont présentés, pour certains d’entre eux, lors de la prérentrée des enseignants, mais ils sont ensuite oubliés. De multiples grilles sont remplies par les principaux et les proviseurs pour le ministère. Ces évaluations devraient renvoyer aux pratiques éducatives. Elles devraient être vécues et construites avec les personnels éducatifs et déboucher sur les remédiations. Comme ce n’est pas le cas, ces grilles restent trop souvent de simples colonnes de chiffres.

L’exemple de l’Education Nationale peut se vérifier ailleurs dans la fonction publique. Prenons le cas de la police où on mesure le taux d’affaires élucidées. Pour obtenir un taux élevé, certains commissariats de quartiers auront tendance à être plus sélectifs sur les plaintes reçues.

Partout, le politique n’assume pas les choix qu’il fait et renvoie la responsabilité sur l’agent qui est engagée dans l’exercice de son métier.

Comment prendre en compte le parcours des usagers dans une logique évaluative ?

Il y a deux éléments importants à prendre en compte pour bien répondre à votre question.

Le premier s’intéresse à l’action publique dans son quotidien. L’usager arrive avec toute son histoire devant le guichet symbolique ou réel. C’est une personne singulière. Les indicateurs qui prennent en compte le parcours des usagers dans la fonction publique devraient être construits avec les collectifs de travail, tant pour l’organisation du travail que pour les évolutions du service proposé. Dans un service de fabrication et de remise des passeports, ce n’est peut-être pas le délai d’attente qui est l’indicateur le plus pertinent pour prendre en compte la qualité du service rendu, mais la qualité du service rendu ou la bonne information donnée. Il faudrait sortir d’une logique d’évaluation descendante. On pourrait même imaginer une participation des usagers au choix des indicateurs par un système de tirage au sort de jurys citoyens.

Le second élément de la réponse se situe au niveau du règlement. L’action publique ne prend pas suffisamment en compte les situations individuelles. Reprenons l’exemple de l’école. Au XVIIIème siècle, les jésuites ont inventé la classe en face à face pour un élève moyen avec un maître qui délivre un savoir sur une estrade. Tous ces élèves moyens devaient passer d’une classe à une autre, quelle que soit la situation particulière de tel ou tel. Le modèle reste encore aujourd’hui, même si la notion d’élève moyen ne correspond pas à la réalité des classes. Les politiques publiques doivent prendre en compte le fait que l’usager ne supporte plus d’être considéré comme un usager moyen, c’est un des nœuds du problème de l’évolution des politiques publiques aujourd’hui.

« Tout service public doit – devrait !- écouter ses agents pour reconcevoir ses programmes. » Que pensez-vous de cette vision des agents, co-constructeurs à part entière de l’action publique ?

Je suis d’accord avec cette phrase : les agents doivent être les acteurs de l’organisation de leur travail. Il est vrai qu’à part des enquêtes de satisfaction auprès des usagers, la qualité de la relation entre l’agent et l’usager n’est pas évaluée.

Mais il doit y avoir deux garde-fous.

D’une part, la marge de manœuvre de l’agent ne doit pas se faire « à la tête du client ». Elle doit être vérifiée et bien identifiable dans les missions de service public. Ce qui est en jeu, c’est l’unité du service public. Même si on sait que c’est en partie un leurre, car l’action publique n’est pas la même en fonction du territoire et de la personne concernée, il faut en conserver le principe. Le service public a pour vocation d’être neutre.

D’autre part, les agents ne doivent pas construire eux-mêmes les politiques publiques. La définition des politiques publiques doit se faire de manière concertée, notamment avec les organisations syndicales qui peuvent porter la parole « experte » des agents, mais aussi aves les organisations confédérés qui portent la parole des salariés en tant qu’usager. Pour mettre en œuvre une politique publique, il faut privilégier le dialogue social à tous les étages.

Chez beaucoup de décideurs publics, la tentation de la confusion des rôles est réelle. C’est à la fois dommageable pour la démocratie et pour les agents : on ne peut laisser aux agents la responsabilité de faire des choix qui ne doivent pas être faits par eux.