Ce nouveau paysage commercial international est générateur en Europe d’inquiétudes réelles, dont les mots clés sont devenus « délocalisations » et « désindustrialisation ». Les angoisses que suscitent les délocalisations sont aisément compréhensibles compte tenu du caractère dramatique de ces évolutions lorsqu’elles sont mal anticipées et mal gérées. Elles sont renforcées par la crainte que les délocalisations qui sont annoncées et médiatisées ne soient que la partie émergée de l’iceberg, et qu’elles masquent un mouvement nouveau et plus profond de disparition des activités industrielles dans les pays développés en général et en Europe en particulier.

Les salariés ont le sentiment de ne plus recevoir comme seul message que l’injonction de travailler plus pour gagner moins. Faut-il se résigner à l’idée que « vos prix, vos taux d’intérêt et vos salaires sont fixés en Chine », selon l’expression de Patrick Artus ?

Poser la question de la Chine, c’est poser la question de l’avenir de l’industrie et du marché du travail européens. Il s’agit de répondre à une question très simple : compte tenu des transformations profondes qui affectent l’économie mondiale aujourd’hui, et l’affecteront plus encore à l’avenir, l’Europe est-elle encore en mesure de conserver des activités industrielles ou devra-t-elle abandonner toute base industrielle pour devenir un grand importateur de produits industriels et un grand producteur de services ? Cette évolution est-elle seulement envisageable ? Quel devrait être à moyen / long terme notre positionnement dans l’économie mondiale ?

Atouts de l’industrie européenne

Les délocalisations, phénomène aussi mal défini que difficilement mesurable, apparaissent d’une ampleur relativement limitée. Les investissements industriels dans les pays à bas salaires, qui se rapprochent le plus de l’idée de délocalisation, représentent ainsi moins de 5 % du stock d’investissements étrangers d’un pays comme la France. Ce chiffre est également très faible en comparaison du total des investissements étrangers en France. La substitution d’une production étrangère à une production locale préexistante peut cependant s’opérer sans passer nécessairement par un transfert physique, comme c’est souvent le cas dans l’habillement à travers la sous-traitance. Là aussi, pourtant, les chiffres des importations concernées restent relativement faibles. Les importations de produits manufacturés en provenance des pays émergents effectuées par les entreprises industrielles françaises (c’est-à-dire celles qui auraient pu s’être substituées à une partie de leur production après une décision de délocalisation) représentent moins de 3 % de leur production et 5 % de leurs achats. Même dans des secteurs particulièrement propices aux délocalisations, comme l’habillement, le cuir, l’équipement du foyer ou les composants électroniques, ces achats représentent rarement plus d’un cinquième de la production.

L’impact des délocalisations sur l’emploi est également limité en comparaison des mouvements qui traversent le marché du travail. L’ensemble des licenciements économiques, qui englobent les licenciements liés aux délocalisations mais ne se limitent pas à eux, représente 2 % des sorties annuelles de l’emploi. Les délocalisations sont partout, sauf dans les statistiques. D’où l’opposition entre le front froid des chiffres et de la rationalité économique et le front chaud des douleurs individuelles répercutées dans le champ politique, précipitées par le chantage à l’emploi ou aux salaires, corollaire de la diabolisation de la mondialisation.

Mais les délocalisations doivent être considérées comme un signal : d’une part, parce qu’il faut se demander si elles ne sont pas le révélateur d’un mouvement plus profond de désindustrialisation ; d’autre part parce que la contradiction même entre leur ampleur limitée et les réactions qu’elles suscitent montre qu’elles exigent un traitement spécifique.

Le problème n’est pas tant qu’une entreprise exerce une partie plus ou moins importante de ses activités à l’étranger : l’expérience montre qu’une politique de fermeture de l’économie européenne serait rapidement synonyme d’appauvrissement pour tous. Elle nous interdirait de bénéficier des effets de l’ouverture et des créations d’emploi étrangères en France. Le problème posé par les délocalisations n’est donc pas qu’une entreprise déplace une partie de son activité, mais qu’elle le fasse en laissant les salariés démunis. De ce point de vue, les pouvoirs publics ont évidemment une responsabilité à exercer.

L’Europe crée des emplois mais au prix de transformations profondes

L’économie européenne est toujours créatrice d’emplois : elle en a créé près de 25 millions (nets) en 20 ans ; si l’industrie a perdu 7 millions d’emplois, les services en ont créé plus de 36 millions.

La base industrielle européenne reste forte : la production industrielle ne recule pas ; au contraire, elle a augmenté de 40 % en 20 ans et sa part dans le PIB, en volume, reste stable. L’industrie reste un des piliers de l’économie : l’innovation et la croissance en dépendent, de même qu’une grande partie des services dépendent directement de ses commandes.

Le déversement de l’industrie vers les services atteste aussi les gains de productivité enregistrés dans l’industrie. C’est un processus long, historique, caractéristique de toutes les économies avancées : nous avons besoin de moins en moins de moyens pour produire de plus en plus de biens, de plus en plus sophistiqués. Essor industriel et diminution de la part de l’industrie dans l’emploi vont donc de pair : c’est le cas, par exemple, dès les années 1960 en France. Plus récemment, la traduction de ce mouvement de fond dans les chiffres de l’emploi industriel s’est trouvée accentuée par le recours massif à l’intérim, dont les emplois sont comptabilisés dans les services même s’ils opèrent de fait dans l’industrie, ainsi que par l’externalisation de certaines de leurs activités de services par les entreprises industrielles (services généraux, comptabilité, entretien et maintenance, logistique, recouvrement de créances…). Il y a donc aussi une part d’illusion statistique dans l’évolution de l’emploi industriel.

Il faut noter aussi l’évolution des structures industrielles : la production industrielle augmente dans les trois quarts des secteurs, parfois à unrythmetrèsrapide, de4 % à7 % en moyenne chaque année depuis 20 ans dans la chimie, les machines de bureau, l’électronique ou les équipements de télécom. Les secteurs dans lesquels elle recule – le cuir, le textile, l’habillement, la construction navale et le raffinage d’hydrocarbures – représentent 7 % du total de la production. A l’intérieur même de ces secteurs, on observe de fortes disparités entre la disparition de certains segments et le développement spectaculaire d’autres créneaux (voir dans le textile-habillement, l’essor des textiles techniques ou le succès de l’industrie du luxe).

Nous n’assistons donc pas à la fin du travail ou de l’industrie européenne, mais à la recomposition permanente du tissu industriel et des emplois au rythme de la croissance.

En moyenne, chaque année, en France, 2,3 millions d’emplois sont détruits, et autant sont créés, soit 15 % du total des emplois – et ce chiffre est d’autant plus élevé que la croissance est forte. Dans le même temps, 10 % des entreprises disparaissent et apparaissent. Un salarié sur trois travaille dans une entreprise de moins de dix ans. Comparé à ces mouvements bruts, l’effet net (créations ou destructions nettes d’emplois), pourtant crucial, est un solde précaire : en moyenne, depuis 1970, les destructions représentent 15 % des emplois et les créations 15,5 %.

L’industrie européenne a su retrouver des points forts

Les transformations de l’environnement international posent cependant la question d’une rupture dans la division internationale du travail et d’un basculement par rapport aux tendances observées jusqu’ici. Une analyse plus prospective exige donc une compréhension plus fine des phénomènes en jeu. C’est dans ce but que Pascal Lamy, alors Commissaire européen au Commerce, a commandé, début 2004, au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) une étude sur les perspectives d’insertion de l’industrie européenne dans la division internationale du travail. Deux conclusions sont pertinentes à cet égard.

Une nouvelle division internationale du travail est bien en train de se mettre en place. La nature des échanges européens connaît une évolution radicale. L’Europe est ainsi beaucoup moins autocentrée qu’auparavant : en 10 ans, la part de l’Europe a chuté de 80 % à seulement 65 % dans les exportations d’un pays comme la Belgique et de 65 % à 50 % d’un pays comme l’Allemagne ; la part des échanges entre pays européens dans les échanges mondiaux est passée de 30 % à 20 % en 10 ans ; et à l’inverse, les pays émergents ont été à l’origine de la moitié de la croissance des échanges mondiaux enregistrée depuis 1999. Conséquence pour l’Europe : le passage d’un commerce largement caractérisé par l’échange de produits similaires entre pays européens à un commerce marqué de plus en plus par l’échange de produits distincts entre pays très différents.

Plus fondamentalement, il y une rupture qualitative dans la logique de la division internationale du travail entre Nord et Sud, sous l’effet d’une combinaison de facteurs sans précédent : une forte réduction des coûts de transport et de communication, qui libère les possibilités de fractionnement de la chaîne de production et d’approfondissement de la division du travail (sur des segments de production); l’ouverture de grandes économies très largement dotées en main-d’œuvre à bas coût (Chine, Inde, Brésil) et de taille sans commune mesure avec les pays émergents des années 1970 et 1980 (Corée, Taiwan, Singapour, Hong Kong, Malaisie, Thaïlande…) ; la possibilité de mobiliser cette main-d’œuvre en utilisant les technologies avancées des filiales étrangères des firmes multinationales (la Chine est devenu le premier pays d’accueil des investissements internationaux).

Deuxième conclusion : dans ce nouvel environnement, l’industrie européenne dispose de fortes positions de marché. L’industrie reste le point fort de notre commerce alors que ce n’est plus le cas des Etats-Unis ; notre excédent industriel s’est accru de 36 milliards d’euros sur les cinq dernières années et s’est renforcé sur les points forts de notre industrie (la chimie, l’automobile, la pharmacie, les machines), phénomène qu’on observe même avec les pays émergents et la Chine ; l’analyse des redistributions de parts de marché montre également que la « compétitivité pure » de l’industrie européenne – c’est-à-dire ses positions marchés par marché – se tient bien alors que celle des Etats-Unis et du Japon se dégrade fortement.

De manière plus significative pour l’avenir, il apparaît que cette bonne tenue de l’industrie européenne sur les marchés mondiaux est due au dynamisme de nos exportations de produits de haut de gamme. Cela n’a rien d’anecdotique : le haut de gamme – c’est-à-dire les produits qui se caractérisent par un prix plus élevé que la moyenne – représente la moitié des exportations européennes et le tiers de la demande mondiale. Les exportateurs européens sont parvenus, en effet, à développer leurs positions dans le haut de gamme sur l’ensemble des produits manufacturés : dans les biens de consommation, bien entendu, mais également dans les biens intermédiaires, les biens d’équipement et le matériel de transport.

C’est le reflet d’une nouvelle forme de spécialisation internationale, verticale, qualitative, intrasectorielle, fonction du niveau de qualité des produits échangés, qui se distingue de la spécialisation « horizontale » classique, par type de produits, du commerce international. Ainsi, alors que l’Europe n’a globalement pas d’avantages comparatifs dans les biens de consommation, ce n’est le cas que dans les franges de bas et moyen de gamme de ce type de produits, et que l’Europe dispose au contraire de positions de marché très fortes dans le haut de gamme, qui n’ont en rien été affectées sur la période récente. L’enjeu qui se dessine dans ce nouvel environnement international n’est donc plus tant d’échanger des Airbus contre des T-shirts, selon une opposition classique, mais d’échanger des biens similaires, qui se distinguent notamment par la qualité.

L’industrie européenne a développé une capacité certaine à s’adapter à cette nouvelle configuration des échanges, ce qui n’est pas le cas de tous ses partenaires : ainsi, l’opposition observée entre haut de gamme et bas de gamme dans les positions de marché de l’Europe dans les biens de consommation n’a pas d’équivalent aux Etats-Unis, dont l’industrie enregistre un déficit quel que soit le segment de qualité concerné. Globalement, l’Europe occupe la deuxième place mondiale juste derrière le Japon, mais loin devant les Etats-Unis, pour la production des biens de haut de gamme : ceux-ci représentent en effet 48 % de ses exportations, contre 52 % pour le Japon et seulement 41 % pour les Etats-Unis. Par opposition, les exportations de ce type de produit représentent moins de 15 % des exportations chinoises.

Cela démontre la capacité de l’Europe non seulement à produire mais aussi à vendre des produits haut de gamme. Nous sommes en mesure de vendre nos produits plus chers que ceux de nos partenaires du fait d’une série de facteurs non monétaires comme le caractère innovant des produits, leur qualité, leur réputation, les services associés ou encore la garantie de leur continuité dans le temps. C’est un point d’articulation essentiel entre la compétitivité de l’industrie européenne et le modèle social européen. Sous l’appellation un peu technique de « division verticale du travail », se cache ainsi une réalité, qui est la capacité de l’Europe à vendre cher – autrement dit, à « vendre du travail cher ». C’est grâce à cela qu’il sera possible de sauvegarder le modèle social européen et d’infirmer le sentiment qu’il ne reste plus aux travailleurs européens qu’à travailler plus pour gagner moins.