Quelle est la légitimité du Cese, représentant la société civile organisée ?
Dominique Gillier. Plus de 80 organisations sont représentées au Cese, à travers elles des millions de personnes : syndicats de travailleurs, organisations professionnelles d’entreprises de toutes tailles et de toutes natures, dont celles de l’économie sociale et solidaire, organisations pour la nature et l’environnement, associations caritatives, culturelles, etc. Cela correspond à la définition européenne de la société civile, à l’exception des cultes qui ne sont pas représentés au Cese. Pour faire simple, on pourrait dire que le Cese représente les forces vives de la nation, non gouvernementales. C’est l’ancrage de ces organisations dans la société, avec leurs réseaux de proximité, qui donne à la troisième assemblée sa légitimité pour éclairer les décisions publiques, car telle est sa mission générale.
Pour cela, avec ses 233 conseillers et conseillères[1] répartis dans une douzaine de formations de travail spécialisées, le Cese produit différents types de travaux : les avis et résolutions, votés en assemblée plénière – un avis peut être accompagné d’un rapport – et les études adoptées par le seul bureau – à la différence d’un avis, elles approfondissent un sujet mais ne formulent pas de propositions. Les travaux adoptés, soit près d’une trentaine chaque année, sont publiés au Journal Officiel, transmis au gouvernement et au Parlement. Ces travaux sont réalisés à la demande soit du gouvernement, soit de la présidence de l’Assemblée nationale, soit de la présidence du Sénat, soit sur pétition citoyenne réunissant 500 000 signatures, soit par autosaisine du Cese lui-même[2].
Pourquoi le Cese suscite t-il encore trop peu d’intérêt sans être pour autant remis en cause ?
D. G. Le Cese est une assemblée consultative que rien ne rend incontournable, à l’exception de l’obligation de le consulter sur les projets de lois de programmation[3]. Par ailleurs, les instances consultatives spécialisées et les outils d’expertise de l’Etat se sont multipliés au fil du temps. Cependant, le Cese incarne la préoccupation de l’Etat, des corps intermédiaires et des citoyens eux-mêmes, d’étayer la fabrique de la loi par un éclairage préalable, économique, social et environnemental. Au moment où la démocratie représentative par le suffrage universel ne répond plus, à elle seule, aux attentes de participation de la société civile, le Cese retrouve donc un intérêt et une modernité dans une forme de complémentarité avec le pouvoir exécutif et avec le Parlement (à ce propos l’hypothèse d’une fusion Sénat-Cese est dépassée) mais également avec d’autres formes de participation, notamment la démocratie sociale incarnée par les différentes formes du dialogue social.
Comment le Cese réagit-il au projet de réforme que le Président de la République a annoncé à son sujet ?[4]
D. G. Le Cese, dont l’origine remonte à 1924, a été et s’est transformé au fil des évolutions de notre démocratie. Sa dernière réforme, sous la présidence de N. Sarkozy, a par exemple étendu sa compétence, à partir de 2010, aux questions environnementales. La pratique qu’en ont les gouvernements peut être également différente. Sous la présidence de F. Hollande, par exemple, les saisines gouvernementales se sont multipliées. Aujourd’hui, l’opportunité d’une nouvelle étape apparaît dans le projet d’E. Macron qui souhaite renforcer le Cese en matière de participation citoyenne et de consultation. C’est une opportunité parce que le Cese, de lui-même, s’est déjà engagé dans cette voie, notamment depuis sa mandature 2015-2020. Une voie que le groupe CFDT du Cese (18 conseillers et conseillères), sous mandat confédéral, a beaucoup contribué à concrétiser. Tout cela traduit une capacité d’adaptation du Cese.
Le Cese a en effet développé de nouvelles pratiques pour mieux impliquer dans ses travaux, les organisations qui le composent et les citoyens, plus ou moins directement. C’est notamment : le recours à des plates-formes de participation individuelles ou collectives avec des ateliers-relais décentralisés ou se déroulant au Cese ; la mise en place d’une veille sur les plateformes recueillant des pétitions par Internet, pour repérer des attentes et contribuer à leur répondre par une autosaisine du sujet, associant les mandataires de pétitions ; la constitution de « groupes de citoyens » (une trentaine) tirés au sort qui travaillent en autonomie et en parallèle à une formation de travail du Cese sur un avis donné. Ce fut le cas pour la première fois en 2018-2019 avec un avis intitulé « Fractures et transitions, réconcilier la France » (mars 2019) pour apporter une contribution au Grand débat national. Avis dont j’ai été co-rapporteur avec mon collègue Michel Badré d’Humanité et biodiversité.
Mais l’Exécutif lui aussi a manifesté sa volonté d’aller en ce sens puisqu’il a confié au Cese l’organisation de la Convention citoyenne pour le climat, exercice totalement nouveau et novateur en France.
A quelles conditions le Cese peut-il donc devenir un espace politique plus important ?
D.G. Le Cese est l’unique lieu où l’essentiel des corps qui composent la société, y compris bientôt les citoyens individus, peuvent être publiquement et institutionnellement influents, en toute indépendance, sans relever des activités de lobbying qui soutiennent par définition des intérêts particuliers : au Cese, on fabrique de l’intérêt général et du compromis. Le fait de représenter la diversité et d’être situé dans le champ de la délibération consultative, débouchant sur un avis, exonère le Cese de la contrainte politique de la décision et du temps immédiat. Au contraire le Cese est apte à prendre du recul. Pour qu’il soit mieux pris en compte, il conviendrait qu’il empreinte quatre voies complémentaires :
1°) Rendre des avis davantage disruptifs en mettant l’accent sur des propositions moins nombreuses mais novatrices et en faisant état des dissensus pour mieux rendre compte de l’acceptabilité sociale des projets publics.
2°) Contribuer à l’évaluation des politiques publiques en développant la capacité du Cese à capter et exprimer l’expertise d’usage des corps intermédiaires et des citoyens à qui elles sont destinées.
3°) Analyser les projets de politiques publiques en intégrant une vision de long terme en faisant appel pour cela à l’expertise scientifique, ce qui suppose que le recours à cette expertise lui soit garanti ; le Cese pourrait devenir une référence en matière d’études d’impacts préliminaires au législatif.
4°) Faire de la saisine du Cese par pétition citoyenne, un droit d’interpellation des autorités publiques en créant, de leur part, une obligation de réponse à l’avis du Cese rendu dans ce cadre.
Bien évidemment, tout cela devrait s’accompagner des moyens qui vont avec, tant au plan budgétaire que matériel et humain mais également par un espace dans les médias publics, pour le Cese et avec lui plus largement ses composantes, à l’instar par exemple des chaînes parlementaires. Car le Cese est très modestement doté actuellement.
N’y a-t-il pas un paradoxe entre ce développement potentiel du Cese dans la fabrique de la loi et une volonté de la CFDT de développer le rôle de la négociation nationale interprofessionnelle ?
D. G. Sans contester le rôle de la loi, la CFDT revendique un espace autonome de dialogue social générateur de normes et de régulation et, dans les domaines relevant des partenaires sociaux, une prééminence de la négociation nationale interprofessionnelle, préalablement à la loi. Cette prééminence a été consacrée par la loi Larcher dans l’article premier du code du Travail[5]. Le Cese prend le même parti en demandant que toute évolution de ses missions respecte cet article et n’empiète pas sur la négociation collective liée au travail.
Un Cese aux prérogatives et moyens étendus pourrait devenir un levier, constitutif d’un rapport de force supplémentaire, pour l’atteinte d’objectifs et pour la stratégie de la CFDT : comme cadre d’alliance d’organisations de la société civile partageants des objectifs de progrès porteurs de l’intérêt général ; comme débouché institutionnel d’interpellation du pouvoir politique et de propositions ; comme voie d’enrichissement du débat public qui en a grand besoin ; comme voie de recours à des expertises scientifiques. Il convient de souligner qu’au sein du Cese, une majorité d’idée se retrouve toujours sur des sujets d’importance, ailleurs souvent remis en cause ou menacés, telle l’Europe, la démocratie, l’humanisme, l’égalité femmes-hommes, etc. La démarche du « Pacte du pouvoir de vivre »[6], dans laquelle la CFDT s’est engagée avec d’autres (ATD Quart-Monde, France Nature Environnement, La Mutualité…), trouverait elle-aussi, dans le Cese, un levier et un débouché supplémentaire.
Il convient aussi de souligner que le Cese s’inscrit dans une « chaîne » de représentation de la société civile qui va des territoires, avec les Ceser en région, au Comité économique et social européen[7], ses homologues. Autant de lieux de débat et de pouvoir, de plus en plus essentiels à l’efficacité politique et à la démocratie, où une démarche symétrique et de même nature pourrait aussi être engagée.
Propos recueillis par Laurent Tertrais
[1] Parmi eux, 18 conseillers et conseillères nommés par la CFDT, dont obligatoirement une personne issue de CFDT Cadres : actuellement Patricia Blancard, secrétaire nationale.
[2] Voir le site www.lecese.fr.
[3] Aux termes de la Constitution du 4 octobre 1958, le Cese « donne son avis sur les projets de loi, d’ordonnance ou de décret ainsi que sur les propositions de lois qui lui sont soumis » (art. 69) et « peut être consulté […] sur tout problème de caractère économique, social ou environnemental » (art. 70). Notons cependant que « tout plan ou tout projet de loi de programmation à caractère économique, social ou environnemental lui est soumis pour avis » (art. 70).
[4] Cf. le « projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique » et différents discours du Président de la république qui annoncent des missions élargies du Cese en matière de consultation automatique préalable à toute loi portant sur son champ de compétence, de participation citoyenne, de facilitation de sa saisine par pétition (dématérialisation), etc.
[5] La loi du 31 janvier 2007 prévoit, lorsque le gouvernement envisage une réforme du droit du travail, une concertation obligatoire des partenaires sociaux et l’option à leur demande d’une négociation préalable entre eux.
[6] www.pactedupouvoirdevivre.fr
[7] La CFDT Cadres est présente au Cese européen par le mandat de Franca Salis-Madinier, secrétaire nationale, au titre de la CFDT dans le « groupe des travailleurs ».