« Depuis 1870, le produit intérieur brut de la France a été multiplié environ par quatorze, la productivité horaire du travail par vingt, la population active salariée dans les secteurs secondaire et tertiaire par quatre, tandis que, dans le même temps, le temps de travail était seulement divisé par deux. S'il est donc un fait marquant de l'histoire du temps de travail, c'est bien plutôt la formidable résistance à sa réduction ».

L'analyse de cette résistance à travers deux siècles de luttes, de débats et d'utopies est fondamentalement liée à l'histoire du droit du travail, du droit au travail, du droit à des conditions de vie et de travail décentes et le droit à disposer d'un temps hors travail.

Pour nous éclairer, quelques repères :

19e siècle : la mesure du temps est journalière

Au XIXe siècle, la réglementation intervient surtout pour le travail des femmes et des enfants qui forment jusqu'en 1850 le tiers de la main-d'œuvre.

1840 : la durée du travail est de 12 à 15 heures par jour, six jours sur sept. Cette durée ne variera pas jusqu'en 1890.

1841 : 8h/jour pour les 8/12 ans, 12h/jour pour les 12-16 ans.

1874 : travail interdit pour les moins de 12 ans.

1892 : travail de nuit interdit pour les moins de 18 ans, 10h/jour pour les 13-16 ans, 11h pour les 16-18 ans et les femmes.

Cette législation est difficile à faire respecter, l'inspection du travail n'étant mise en place qu'en 1874. On note déjà, durant cette période, un net retard par rapport à la Grande-Bretagne qui s'explique notamment par une résistance à l'avènement du salariat de masse.

20e siècle : la mesure du temps est hebdomadaire

La loi de 1919 sur les 48 heures marque un tournant avec l'instauration du repos dominical et son extension progressive au samedi après-midi. Avec la crise des années trente, la réduction du temps de travail hebdomadaire est un élément de flexibilité du travail dans les entreprises. La recommandation du BIT pour les 40 heures deviendra ensuite la principale revendication ouvrière.

Les dates clés :

21 juin 1936 : loi sur les 40 heures (suite aux grandes grèves de mai et juin).

Mai et août 1936 : décrets facilitant le recours aux heures supplémentaires.

La déclaration de guerre stoppe la baisse du temps de travail.

1er septembre 1939 : un décret-loi porte la durée à 60 heures.

Entre 1940 et 1943, la journée de travail s'allonge.

1946 : rétablissement des 40 heures.

1945-1963 : hausse de la durée hebdomadaire (la loi de 1946 rétablit les 40 heures mais facilitera les heures supplémentaires). Cet allongement, alors que les gains de productivité sont de 5 % par an durant cette période, est une originalité française.

En 1963, la France est le pays industriel où la semaine de travail est la plus longue et ceci jusqu'en 1976.

Pourquoi cette exception française ?

La résistance à la baisse du temps de travail s'explique par plusieurs phénomènes :

  • le salariat est devenu majoritaire par l'essor des ouvriers, du travail posté et par le développement du secteur tertiaire. Le salariat à temps plein est caractéristique des années soixante même si un actif sur trois change d'emploi chaque année. L'allongement du temps de transport, qui est un temps contraint, participe à l'amplitude de la journée (1h16 en 1974),
  • les congés payés en 1936 puis la 3ème semaine de congés payés en 1956 compensent l'allongement de la durée du travail hebdomadaire. L'extension des congés payés permet de faire évoluer le temps de travail sur l'année. Par contre, la 4ème semaine (1969) puis la 5ème semaine (1982) de congés payés accompagneront un mouvement lent de réduction hebdomadaire du temps de travail surtout dans certaines branches (BTP),
  • les périodes d'industrialisation intense, les crises économiques et l'histoire des mouvements sociaux et des idées influent sur l'évolution du temps de travail et sur les revendications le concernant.

Par exemple, l'avènement du salariat modifie la valeur, la mesure et le sens du temps. Il en découle des conflits pour une société nouvelle, idéale et non pour une réduction de la durée du travail.

Le principe de base de l'OST (Organisation Scientifique du Travail) « le temps est la mesure du travail » instaure les règlements dans les entreprises et la rationalisation du travail. La valeur économique du travail symbolisée par l'horloge et le chronomètre engendre une résistance ouvrière contre la dépendance de l'homme au travail et contre l'allongement de la journée de travail et ce, malgré les lois.

La victoire des 8 heures par jour et des 48 heures par semaine (1919) est analysée par les auteurs comme le début de la conversion au salariat de masse et au productivisme. Le texte, dérogatoire et banalisant rapidement les heures supplémentaires, introduit déjà la flexibilité comme contrepartie demandée par le patronat. La victoire de l'appropriation du temps est aussi la victoire du capitalisme et de l'organisation moderne de la société. Cette loi de paix sociale fut un compromis entre les différents acteurs. Si la durée effective du travail a baissé (8h par jour), elle a introduit une nouveauté avec la flexibilité. Rapidement, la loi se généralise ainsi que les dérogations apportées aux employeurs, rallongeant de fait les journées de travail. Dès lors, les priorités revendicatives porteront sur les salaires et les conditions de travail.

La réduction du temps de travail revient dans le discours syndical durant les années trente en lien avec le chômage consécutif à la crise de surproduction. La victoire des 40 heures sur cinq jours (1936) suite aux mouvements de grève est une réaction à vingt ans de cadences excessives et de taylorisation. La volonté d'obtenir du temps libre hors travail, le refus des heures supplémentaires et des dérogations permettront l'avènement de la société de loisirs.

Pourtant, dès 1938, la législation sur les 40 heures sera modifiée sous la pression du patronat ; les dérogations et l'allongement de la durée du travail seront constatées jusqu'à la fin des trente glorieuses.

La réduction du temps de travail ne reviendra sur le devant de la scène qu'au milieu des années soixante avec comme revendications le retour aux 40 heures et la retraite à 60 ans.

L'explosion de 1968 n'a pas priorisé la réduction du temps de travail. Les salaires et les conditions de travail demeurent le centre des revendications ouvrières.

Aujourd'hui, réduire le temps de travail c'est repenser la société.

Les auteurs constatent que depuis vingt ans les discours des experts sur l'avenir du travail prennent le pas sur les luttes sociales et les revendications des salariés.

La réduction du temps de travail devient un moyen pour combattre le chômage et la précarité. Alors que le mythe du plein emploi a vécu, la société doit se reconstruire autour d'autres valeurs que le travail productif jouant de moins en moins son rôle d'intégrateur social. Deux discours s'affrontent :

  • celui sur la fin du travail qui prône une nécessaire révolution culturelle du travail et du productivisme, une réorganisation du travail et de la société, une nouvelle relation au travail et une nouvelle citoyenneté moyennant la satisfaction d'un impératif vital : la course à la compétitivité !
  • un autre courant, opposé à la thèse de la fin du travail propose plutôt l'acceptation d'une métamorphose de la condition salariale.

Pour les auteurs de cet ouvrage, favorables à ce deuxième discours, réinventer le travail, ce n'est ni prédire sa fin, ni le glorifier mais porter un projet apte à rassembler chômeurs et actifs, « questionnant à nouveau la finalité et la nature de la production ». En ce sens, « la réduction du temps de travail est une forme de réglementation du marché », elle est aussi un choix de société.

Réconcilier mondialisation et solidarité est le nouveau défi que notre société a les moyens de relever.