Quarante ans après l’émergence d’un droit d’expression, le besoin d’être écouté et de participer à des échanges de qualité est régulièrement remis en avant. C’est dans ce contexte d’une politique sur la qualité de vie au travail, invitant les entreprises à développer des espaces de discussion, que l’on peut lire les travaux d’Olivia Foli. Car ils explorent un registre particulier, celui des paroles de plainte au quotidien, sous l’angle général de la santé au travail : savoir écouter, pour discerner s’il y a souffrance. La sociologue définit la plainte comme une « expression langagière d’un motif de douleur ou de souffrance, en vue d’obtenir aide, réparation ou résolution d’un problème, inscrite dans le corps, s’exprimant dans un contexte particulier ». C’est en effet une expérience subjective, mais le ressenti est légitime : un mal-être exprimé engage ceux qui le reçoivent, même si ce qui est qualifié de « demande » par un plaignant est plus ou moins explicite. La plainte s’exprime en effet par le silence, la parole, l’écrit, le gémissement, le corps… Elle est l’expression d’une douleur, d’une souffrance, mais O. Foli prend garde de rappeler que le désespoir n’est pas toujours visible. Ainsi les maux peuvent-ils être invisibles : le repli ou la résignation sont des réactions possibles et fréquentes. Il y a un registre large de « non-plainte », « vue comme une parole critique qui est tue » sur lequel porter attention, dont l’aboutissement va du départ de l’entreprise à l’effondrement personnel, parfois liés par ailleurs. Un problème au travail n’engendre pas automatiquement l’expression de ce problème.
L’auteure se concentre donc sur les processus communicationnels dans les organisations. Un angle essentiel dans le contexte d’intensification du travail, accroissant les moyens d’expression, au risque d’une surcharge informationnelle, en tout cas ne garantissant pas la qualité des échanges. Les travailleurs ont globalement gagné en autonomie, mais au prix d’un investissement grandissant et aux limites ténues. Le terrain d’expérience est cependant celui d’un contexte socio-organisationnel en apparence peu tendu, mais très hiérarchisé. L’intérêt des travaux d’O. Foli est donc la consolidation de l’objet que sont les « maux indicibles » du banal, dans la vie quotidienne. Ils décrivent par exemple des cas de travailleurs qui ont dû s’adapter à des organisations défaillantes, « où le collectif ne joue pas son rôle de soutien ». C’est cette adaptation individuelle à une situation difficile qui fait mal-être : un conflit hiérarchique, un manque d’activité. Mais c’est la mission de la chercheuse qui a fait émerger des paroles indiquant une souffrance : « se plaindre au travail est en effet une compétence communicationnelle à part entière ». Une conclusion qui indique tout l’intérêt de ces travaux, cherchant à déceler des signaux annonciateurs d’effondrement visible ou non. Quand on souffre, s’en plaint-on forcément ? Les plaintes sont régulées par le social.
On sait qu’une organisation défavorable aux échanges, telle que l’existence d’un encadrement très normatif, limite l’émergence d’une parole, d’une expression du vécu subjectif. Le terrain d’O. Foli est celui d’une organisation de type bureaucratique ; dans les situations ordinaires du travail les paroles de plainte de mal-être sont difficilement recevables et relativement banalisées : « dans ce projet institutionnel qui rabat les individus sur des fonctions, l’expression de la subjectivité des individus n’est ni prévue ni tolérée ». Le phénomène s’autonourrit, la disqualification des plaintes renforçant les rigidités bureaucratiques. On pense aux situations de « silence organisationnel » décrit par François Daniellou. Plusieurs caractéristiques de l’organisation peuvent l’alimenter, notamment la croyance du management que la situation est sous contrôle grâce au grand nombre de procédures, quand le prescrit est peu compatible avec les réalités quotidiennes. Or, quand on ne sait pas écouter la plainte, on échappe aux signes de souffrance, mais également au simple mal-être comme aux initiatives professionnelles dont font preuve une majorité des acteurs qui, en se réfugiant dans le silence, maintiennent leurs marges de manœuvre. La parole au travail dit quelque chose de soi, du travail réel comme de l’organisation. La construction de la santé au travail dépend donc de la qualité des dynamiques communicationnelles sur l’activité, vu sous l’angle de ses conditions réelles de sa réalisation. Un livre qui questionne les moyens d’écoute dont disposent les managers et les représentants de proximité.