Le modèle industriel des Trente Glorieuses reste malheureusement le paradigme de l’organisation du travail, y compris dans les services et les administrations. Ceci au risque de manquer le tournant de l’économie des usages, économie qui met les salariés au cœur du développement. Si les économistes y sont réticents, les salariés la vivent au quotidien dans les aspects les plus concrets de leur travail. Et c’est à cela qu’ils tiennent, qui a du prix dans leur travail.

Réorienter l’économie vers les usages

La crise de développement, nous y sommes déjà : c’est l’absence de modes d’organisation permettant le développement de l’économie de la qualité. Le réchauffement climatique en est la conséquence indirecte. Au vingtième siècle, la production de masse des Trente Glorieuses était assise sur des institutions lourdes : un système bancaire imposant, des réseaux de transports denses, une protection sociale étayée… mais surtout un certain mode de management centralisé et prescriptif. Les entreprises qui dominent cette période sont celles qui ont la taille la plus importante, l’organisation la plus pyramidale, les chaînes de production les plus cadencées, cartographiées et standardisées suivant les principes de l’organisation scientifique du travail. L’économie industrielle marche alors sur deux jambes : la production de masse et les économies d’échelles. Elle admet deux impératifs d’efficacité : proposer des produits standardisés (la Ford T est emblématique) et optimiser en permanence le processus, par des règles de gestion et de management clés en main. La productivité du travail a ainsi été multipliée par quatre en cinquante ans, le tout irrigué par la ressource énergétique, le pétrole, sur laquelle on ne s’est jamais interrogé, ni sur la performance énergétique en général. Les progrès en termes de productivité du travail ne se sont jamais accompagnés d’efforts sur la productivité énergétique.

« L’économie de la qualité » du modèle des Trente Glorieuses sur lequel nous essayons de vivre encore et qui dilapide nos ressources vise une qualité de premier niveau, attachée au produit. Deux modèles se partagent alors le marché : le low cost et la deutsche qualität maximisant la qualité du produit. C’est dans ces termes qu’apparaît le débat sur les problèmes de compétitivité et d’innovation des entreprises qui tirent sur les marges, fabriquent des produits standards et stagnent comme entreprises de second rang. Mais quelle est la cohérence de ce débat quand nous savons qu’en dix années nous sommes déjà 800 millions de consommateurs en plus dans le monde ? Dans quatre-vingts ans, nous serons cinq milliards de plus d’individus. Cela relativise l’enjeu de la qualité des produits et de l’accumulation de produits de qualité. L’enjeu n’est plus de savoir si l’on peut accumuler des produits où l’on maximise la qualité et qui créent au passage peu d’emplois, mais bien de savoir si l’on peut répondre de manière ajustée (avec qualité) aux besoins de chacun. Il s’agit bien d’entrer dans une économie des usages.

De quelle façon cela change-t-il la manière d’envisager le travail ? Les organisations, qu’elles soient entreprises ou administrations, peinent aujourd’hui à valoriser l’économie de la qualité sur l’ancien paradigme. Cette crise infantile de développement pourrait alors devenir une crise sénile très précoce, les experts estimant à vingt ans le délai que nous avons pour réorienter notre mode de développement vers plus de soutenabilité.

L’économie de la qualité est un enjeu de management

Le nouveau mode de développement n’est pas seulement un projet, une vision de l’avenir ou un modèle mais une réalité vécue dès aujourd’hui par les salariés. A trop écouter les controverses des économistes, on peut avoir l’impression que le débat public entre d’une certaine manière en contradiction avec l’expérience quotidienne des salariés dans leurs entreprises. Ainsi, tandis que les polémistes devisent sur le coût du travail, les salariés vivent déjà les bouleversements structurels dans le contenu et l’organisation de leur travail. Les experts définissent l’économie de la qualité par la négative : ce n’est pas un mode prédateur de ressources, elle n’est pas productrice d’inégalités, elle n’est pas une croissance à éclipses. Certes, des écocitoyens et salariés agissent sur leur mode de vie et de consommation : rendre les transports soutenables, aménager les villes autrement et envisager des parcours domicile - travail plus doux en consommation énergétique, voire bénéficier du télétravail, limiter les déchets. Plus collectivement, certaines entreprises s’engagent dans l’optimisation des procédés de production, ce qui permet de réduire la quantité de matières premières et d’énergie nécessaire, tout comme des lois interdisent l’obsolescence programmée. Mais tous ces dispositifs vertueux sont encore bien peu articulés avec un nécessaire autre levier du nouveau mode de développement, plus immatériel : l’organisation du travail en entreprise. Pourquoi ? L’idée que l’économie de la qualité doit prendre en compte le management dans les entreprises est assez peu audible pour une raison simple : l’économie n’est encore qu’une analyse des risques, avec des grilles de lecture financières, qui intègrent au mieux des questions environnementales comme le climat. Ces grilles n’ont pas vocation à donner de la valeur à l’enjeu de la vie au travail, du nécessaire sens du travail pour la performance, et donc de son management. Ceci reste des externalités invisibles : le cours de l’action n’est jamais tombé à cause d’un dysfonctionnement social ou environnemental. L’action Orange était stable alors que le groupe traversait des drames humains. Les 1 127 morts de l’effondrement du Rana Plaza n’ont pas davantage fait osciller l’action Carrefour, Mango ou Benetton. Au-delà de l’aspect moral, la situation montre combien nous perdons en qualité, éloignés des bonnes articulations avec les usages. Le management est aussi une condition d’un nouveau mode de développement, mais imperceptible.

Les salariés seraient-ils en avance sur l’organisation des entreprises ? Des métiers sont déjà « verdis », des espaces de coworking remodèlent les organisations internes des entreprises, les technologies de l’information et de la communication renversent les hiérarchies fonctionnelles et valorisent les réseaux, les usagers des services publics sont de plus en plus présents dans la manière de travailler des agents et la question de la ressource des matières premières a un impact sur la manière de travailler. Quel est ce renversement ? Les salariés sont peut-être naturellement plus sensibles que les directions d’entreprises à l’idée que, pour tendre vers l’économie de la qualité, bénéfique pour les emplois et les conditions de travail des salariés, il ne s’agit pas de maximiser infiniment la qualité technique des produits, mais de fabriquer des objets, délivrer des services en adéquation avec les besoins réels d’une société. Les salariés sont à l’interface de ces usages. Ils y sont au fait car c’est le sens de leur travail quotidien qui est ici en jeu.

A leur poste de travail, ils s’ajustent, ils sont les interfaces entre une diversité d’usagers. Pour l’agent au guichet d’un service public, l’usager et sa diversité de besoins modèlent sa manière de travailler. Tel agent de service d’impôt dit que la compétence principale qu’il mobilise est de s’ajuster et d’arbitrer en temps réel entre ces différentes demandes. Comment manager ces agents d’accueil ? Le dilemme du cadre de la fonction publique est souvent d’arbitrer entre un très haut niveau de qualité tourné vers l’interne, ce qui a trait à la conscience professionnelle, et l’impératif de répondre aux usagers. Son rôle peut être d’organiser par exemple les échanges entre les différents agents, par un partage d’expériences. Or, le travail n’est pas envisagé aujourd’hui en ce sens : des chronomètres et des répertoires numérisés de lignes de conduite sont les seules ressources disponibles… comme si le sens de l’action pouvait être numérisé. Ce modèle de management vient contredire profondément tout espoir d’économie de la qualité, de développement soutenable des sociétés. Les divers mouvements de réorganisation administrative (Lolf, RGPP, MAP) ont toujours considéré que les gains de productivité seraient obtenus grâce à des économies d’échelle et à une plus grande division du travail. Le nouveau mode de développement que nous appelons de nos vœux n’est pas dans la qualité des procédures, mais dans la qualité de réponses aux usagers, ce qui nécessite d’offrir des marges de manœuvre réelles aux agents de services publics. Le manager de proximité est au cœur des arbitrages et de la connaissance du travail réel.

Quel est le rôle de ce cadre manager ? Sa fonction devrait être de travailler à la transformation de ce qui est prescrit par les procédures, de mettre de côté les facilités gestionnaires et de considérer le travail réel, dans son contexte local, ses difficultés. C’est un défi, car la perception de la qualité varie selon que l’on est usager, salarié ou responsable manager. La question de l’organisation du travail est alors centrale : pour qu’un service ou un produit soit de qualité, au sens d’ajusté à des besoins, il faut organiser un certain degré de coopération entre les producteurs et l’usager. Dès lors, un élément moteur de la performance est que ce que pense l’agent de service public, l’usager, le manager compte dans la manière de travailler et de rendre le service. La qualité de la réponse aux besoins est centrale. Travailler, c’est opérer les multiples ajustements avec les prescriptions de l’organisation, avec les indicateurs, les demandes des usagers, les conditions de travail des salariés. Le travail du manager, c’est alors de redonner les marges de manœuvre à tous les salariés pour qu’ils puissent être en mesure d’ajuster personnellement leur action, bref de construire leur manière de travailler, quotidiennement. La responsabilité des cadres est aussi certainement de rendre possible le diagnostic des nouveaux besoins, pour ensuite manager de manière adaptée. Les espaces de discussion professionnels, hors hiérarchie, sont des occasions pour les salariés de faire émerger ce diagnostic. Rendre actif au maximum le salarié dans la chaîne de valeur est un gage de performance. Comment ensuite impliquer le consommateur, l’usager, dans le service, la fabrication ? Comment diffuser les compétences dans l’organisation concrète du travail ? Enfin, comment les cadres dirigeants pourront-ils repérer les éléments globaux de construction de la valeur ? A chaque entreprise son mode de développement, mais le cadre manager opérationnel y aura un rôle-clé. L’organisation de l’activité permettant le développement de l’économie de la qualité se joue au plus près du travail.