Christophe Delcourt était encore arrivé le premier ce lundi-là. Il devait orchestrer au plus vite la stratégie de lancement du Laxam qui avait été validée la semaine dernière. Pondre les notes de synthèse. Les faire valider par Fulcanelli. Contacter les médias. Assurer la coordination Europe. Mettre les agences de publicité en compétition. On était déjà le 26 octobre. Entre le hors-média, le lobbying et la campagne d’affichage qui devait être validée dans plusieurs « villes-tests » de la Communauté européenne dès le mois de juin avant d’être étendue à tout le territoire des Vingt-Sept, d’Athènes à Stockholm, en septembre, il n’y avait pas une minute à perdre.

Il aimait ce moment où l’immeuble de Health & Drugs, encore baigné des dernières torpeurs de la nuit, s’éveillait pour retrouver progressivement son rythme de croisière.

Sept heures. L’heure du silence et des premières arrivées à pas feutrés. Même l’air climatisé paraissait impatient des dizaines de milliers d’ordres, de contrordres, de briefs, de reportings et de bilans d’action décisifs pour l’avenir de l’homme qui ne manqueraient pas de transiter par lui.

Décidément, travailler au sein de l’un des leaders mondiaux en matière de santé était une aventure palpitante. Si palpitante qu’il sautait la plupart des repas et se nourrissait presque exclusivement de barres de céréales, de madeleines et de desserts chocolatés assortis de compléments alimentaires à la spiruline qu’il grignotait en compulsant des données marketing ou épidémiologiques sur son écran seize pouces. Qu’allait-il perdre tout ce temps précieux à des activités aussi stupides que boire et manger en discutant entre collègues de la morosité du climat économique ou de la varicelle du petit dernier. S’il voulait être plus rapide, plus efficace, il devait dompter ces stupides organes et apprendre à cette physiologie quémandeuse et toujours affamée de quelque chose qui était le maître. A l’instar des mystiques du moyen-âge, staretz, pères du désert ou autres fous du Christ dont les crises d’extase et de lévitation, obtenues à force de discipline et d’ascèses multiples, s’étaient érigées en autant de défis aux lois de la pesanteur, n’était-il pas lui-même en train de se sanctifier de son vivant ? Bien sûr, il n’était pas le seul, tant la frugalité était devenue le seul mode d’existence possible, auquel s’étaient empressés de faire écho créateurs de mode, designers et publicitaires en tous genres, les uns exhibant des mannequins de plus en plus anorexiques, les autres capitalisant sur les vertus du moins, qu’ils déclinaient sans modération.

Le manger moins, le boire moins, le dormir moins, le penser moins étaient devenus des must, donnant à la patrie de Rabelais, celle des gigantesques fouaces et ses bons poulets dodus, une nouvelle raideur toute calviniste. Même les pouvoirs publics n’avaient pu s’empêcher d’accompagner ce mouvement de fond en inventant une taxation sur les produits les plus calorifiques ou une prime de sobriété. Le meilleur moyen de faire avaler aux populations affamées des décennies de récession où les marchés financiers s’étaient parés des atours de l’écologie la plus radicale pour engraisser les actionnaires et demander toujours plus aux salariés, grognaient en chœur syndicats, intellectuels ou élus dans les médias, également présents aux côtés des vignerons, des agriculteurs, des pâtissiers, des cuisiniers et des producteurs de sucre ou de lait qui ne cessaient de manifester dans tout le vieux continent. Un même parfum de guerre civile se répandait dans les rues de Madrid et Berlin, Athènes et Stockholm, où les derniers témoins de cet opulent vingtième siècle acceptaient difficilement d’en voir les symboles se désintégrer les uns après les autres.

A l’entrée de la cafétéria, Bruno Delcourt passa distraitement devant l’affiche représentant un film des années cinquante, sans doute Le gendarme de Saint-Tropez, et en conçut l’intuition d’un monde différent. Un monde où il n’y avait ni messagerie électronique, ni téléphone portable. Où l’identité numérique archivable n’avait pas été inventée. Où l’on pouvait boire comme un trou sans se faire retirer le permis et faire de l’œil à sa secrétaire sans risquer la prison. Où le temps de travail était réglementé. Où l’on avait le droit de s’ennuyer. Un monde presque disparu. Mais bon, son époque n’était pas pire que toutes celles qui l’avaient précédée, loin s’en faut. Même si son salaire de mille-cinq-cents euros n’avait rien à voir avec les six-mille euros que gagnait son père au même âge que lui à une place un peu inférieure à la sienne dans la hiérarchie de l’entreprise. Que ferait-il de tout cet argent, lui qui n’avait ni famille à nourrir, ni petite amie à inviter au restaurant, ni animal de compagnie à soigner et travaillait plus de quinze heures par jour ?

Après avoir allumé son ordinateur, il partit se chercher un expresso à la cafétéria du seizième, la seule à délivrer du pur arabica tandis que les autres devaient se contenter de robusta mélangé. Dans l’ascenseur, il se regarda dans la glace, ajusta son costume, balaya une mèche ostensiblement asymétrique et se débarrassa de quelques squames qui s’étaient logés sur les sourcils. A neuf heures, il devait recevoir son premier candidat, une candidate en l’occurrence, pour le poste de chef de produit junior, il importait de se présenter sous son meilleur jour. Deux jours à peine après la parution de l’annonce dans deux revues médicales, les candidatures avaient afflué par dizaines, sans compter celles qui l’attendaient encore au courrier. N’était-ce pas la preuve irréfutable qu’il était au bon endroit, au bon moment ?

De retour au dix-huitième étage, il avisa les bureaux encore fermés, disposés selon un ordre hiérarchique bien défini. Le bureau de Poitevin, qui donnait sur une terrasse avec vue dégagée sur la Défense, Neuilly, l’Arc de triomphe et la tour Eiffel. Quelques mètres plus loin, de l’autre côté du couloir, il y avait Perez et son jardinet arboré orienté plein nord. Toujours du même côté, en continuant, les bureaux de Tissier, de Garamont et de Marc Fulcanelli. Lorsqu’il passa devant le bureau du directeur des stratégies, Christophe Delcourt ne put réprimer une grimace de dépit. Directeur des stratégies. Ne lui avait-on pas fait miroiter ce poste comme une évolution possible, voire fortement probable s’il se montrait suffisamment impliqué et proactif ?