C’est, dans les deux cas, un effet d’« incapacitation », de neutralisation des capacités du travailleur, avec pour incidence première la culpabilité ; elle peut engendrer des maux plus ou moins graves, des insomnies, des bouffées d’angoisse, mener à une dépression ou pire, déclencher une maladie ou une insuffisance chronique, réduisant parfois à long terme les capacités du salarié. Comme d’autres pathologies professionnelles, le bore-out semble démonstratif d’une perception et d’un rapport au travail, nouveau, désacralisé, en déséquilibre dans la balance contrainte/réalisation de soi qui a toujours habité l’idéologie de travail – essence de l’aliénation positive pour Hegel, moteur de la société matérialiste pour Marx.

La question du bore-out n’est pas nouvelle. La naissance de l’expression n’est pas clairement déterminée. Elle est attribuée tantôt aux deux psychosociologues allemands Rietschel et Wolfgang dès 2007, mais elle pourrait tout aussi bien appartenir à l’économiste Christian Bourion qui en délivre une définition en 2011 dans le cadre d’une étude sur le burn-out. On remarque, néanmoins, qu’à partir de 2015 se multiplient en France les publications scientifiques, syndicales, journalistiques, les ouvrages, les documentaires télé, et autres médiations. Le bore-out y est présenté comme une maladie professionnelle se caractérisant, en premier lieu, par le sentiment coupable de s’ennuyer au travail. On peut même remonter encore plus loin, et reprendre la définition du sujet anomique donnée, dès 1897, par Émile Durkheim dans sa célèbre thèse sur le suicide. L’anomie, dans la définition durkheimienne, signifie une résignation (plus ou moins progressive) de l’être, un abandon progressif de toute volonté sociale, notamment celle de s’impliquer au travail. L’expression révèle aussi que l’individu est responsable de cette incapacité à continuer son existence sociale, l’éventuelle responsabilité de l’environnement du sujet étant exclue de la problématique.

Cette perte d’appétit pour l’existence, qu’est l’anomie, est reprise par David Riesman et ses collaborateurs dans l’ouvrage La foule solitaire[1], publié en 1971. Il présente le sujet anomique comme un « épuisé du travail » qui résiste à des conditions d’activités inconfortables, épuisantes, oppressantes (l’ouvrier d’usine, l’employé de bureau) en s’impliquant le moins possible, en donnant le minimum attendu, en limitant les interactions sociales et en s’en remettant à une vue mécaniste de son existence au travail. L’idée de souffrance au travail y est déjà exprimée, celle de l’épuisement professionnel aussi, et elles semblent liées à la « surmodernité » à l’œuvre jusque dans la manière d’organiser et de gérer la vie des employés.

En 2020, la cour d’appel de Paris, pour ce qui est défini au départ comme un harcèlement moral, reconnaît ou plutôt précise que ce harcèlement a eu pour effet le bore-out d’un salarié (le bore-out s’exprimant dans ce cas par la survenue de crises d’épilepsie chronique). À cette première condamnation d’un employeur pour bore-out en France, s’ajoutent deux présomptions de bore-out avant 2020 dans le cadre de procès pour harcèlement moral professionnel. À partir de cette jurisprudence, se retrouvent explicitement responsables de la maladie et l’entreprise, et son management.

Près de dix ans après cette « hétéronomisation » juridique et médicale du bore-out, il s’agit moins de remettre en question des types de management oppressant et dévastateur que de sensibiliser les salariés et les accompagner si des pathologies viennent à se déclarer. Cette politique semble responsabiliser davantage l’employé que l’employeur, même si, juridiquement, la reconnaissance de son rôle fondamental dans la détresse de son salarié devrait changer les cultures, et les postures, sur ce point.

Cela rappelle l’idée de la résistance comme levier de préservation pour l’employé d’usine ou de bureau évoquée par David Riesman et son équipe dans les années 1970. Résistance face à un système oppressant qui exigeait aussi de l’employé une stratégie d’acteur social (se voulant, aux yeux des autres, irréprochable) pour réussir à masquer les sentiments négatifs que l’oppression peut générer. Le pathos qui en résulte, et porte aujourd’hui différents noms en out (burn-out, brown-out, bore-out), ne semble pas avoir d’effet sur la révolution, pourtant attendue, de l’organisation du travail, mais aussi du contenu de celui-ci.

Les nouvelles organisations qui s’instaurent ne semblent vouloir traiter ni les questions de souffrance et d’épuisement ni celles relatives à la mise en critique montante du sens de nos activités de travail, du contenu et de la forme de celui-ci. David Graeber défendait, dans les années 2010[2], l’idée que le système avait généré un nombre considérable de métiers idiots, sans fondement ou nécessité d’existence réelle. Cela s’ajoute aujourd’hui à la critique de la valeur travail révélée – tardivement pour certains – avec l’exemple, pendant le début de la crise du covid, du revenu et des conditions de travail du personnel hospitalier et son utilité dans le fonctionnement même du système. Au-delà de la balance contrainte/réalisation de soi, viennent ainsi s’ajouter la valeur du travail et, à travers celle-ci, la question de savoir « à quoi l’on sert, ce que l’on nous demande de faire, et pourquoi ». Dans une société où le discours critique scientifique, artistique, politique, mais aussi professionnel soulève la question des limites des formes managériales actuelles, le salarié semble toujours plus contraint de mettre en œuvre des formes de résistances individuelles qui l’amènent souvent à des souffrances. Cette souffrance au travail n’est plus seulement le révélateur d’une pénibilité visible, lourde et bruyante, mais semble s’imprimer dans une multitude d’activités professionnelles.

Alors que s’ouvre une ère où un régime différent de société semble devoir se mettre en place (nécessité dictée par l’environnement en premier lieu, et par les conséquences directes de nos activités de travail, de production de biens et de services sur celui-ci), il est certainement temps de s’interroger, une nouvelle fois, au sujet du travail comme moteur de l’existence sociale dans son entièreté. Le bore-out pourrait être vu comme un luxe du travailleur occidental, « hypermoderne ». Il aurait paru inconcevable de revendiquer un ennui au travail dans des sociétés plus anciennes, ou même dans nombre de sociétés actuelles, où les causes d’épuisement sont clairement identifiables, notamment dans les régions productrices d’un ensemble conséquent de nos biens de consommation et dont le nombre d’actifs exerçant dans des conditions de travail difficiles augmente (usines textiles, agriculture industrielle, chaînes de fabrication de toutes sortes de produits). Mais, le bore-out peut aussi s’interpréter comme le signe caractéristique d’un changement de société dans laquelle il est nécessaire de revoir en profondeur les formats de travail qui nous emploient. Il est question du sens du travail, de ce qu’il permet de devenir, individuellement, mais aussi collectivement.

La continuation des dérives managériales n’empêche pas les réflexions de se faire, pour preuve, dans le dernier numéro de la revue, les mots de Bénédicte Moutin et de Catherine Pinchot à propos de la nécessité d’une nouvelle gestion du temps de travail dans le quotidien des salariés[3]. Comme la dimension du temps de travail, d’autres dimensions du travail doivent être repensées en totalité : son espace, le contenu de son activité ou, encore, les gestes et les mécaniques cognitives à l’œuvre. Car elles ne sont plus en phase avec la place et la définition du travail dans l’« hypermodernité ».

Il paraît alors un peu simpliste, au premier abord, de ramener la définition d’une pathologie liée au travail au seul terme d’ennui. L’ennui est une émotion « pharmakonique », elle est double. Elle est génératrice de recréation (des idées d’activité viennent et on sort de l’ennui), mais aussi de dépressions (des pensées noires surgissent, liées au sentiment négatif de l’inactivité, de ne rien faire). Dans notre société « hypermoderne », caractérisée par une accélération et une multiplication des champs d’action, l’ennui au travail rend forcément coupable. S’il est généré en connaissance de cause par l’employeur, cela devient potentiellement du harcèlement moral. C’est bien la question du rôle social de l’entreprise qui est en jeu, à savoir, sa capacité à s’adapter, elle aussi, à la population qu’elle emploie.

[1]- David Riesman, La foule solitaire : anatomie de la société moderne, avec la collaboration de Reuel Denney et Nathan Glazer, traduit de l’américain [et] préface d’Edgar Morin, B. Arthaud, 1971.

[2]- David Graeber, Bullshit Jobs – A Theory, Penguin Books, 2018.

[3]- « L’organisation du travail doit protéger les travailleurs », juillet 2022.