On se souvient qu’il y a trois ans, dans un livre très remarqué (La Société des égaux), Pierre Rosanvallon appelait à « refaire société » et esquissait des voies pour y parvenir. On se souvient également que, quel que soit le caractère magistral de son livre, il lui avait été reproché de sous-estimer l’impact de la mondialisation et des doutes avaient été émis sur la viabilité de l’espace national pour chercher à (re) bâtir cette « société des égaux ». Aujourd’hui, Alain Touraine enfonce le clou : il annonce et analyse rien moins que la « fin des sociétés ». Dans un gros livre de 600 pages destiné à un public de non-spécialistes, le jeune sociologue de 89 ans parachève une œuvre entamée il y a un plus d’un demi-siècle par un essai sur l’évolution du travail aux usines Renault. Dans un style très accessible, dépouillé de tout jargon scientifique, écrit souvent à la première personne, il livre en quelque sorte son testament.

Sa thèse est provocante évidemment, mais il convient de la bien comprendre avant éventuellement de la critiquer. L’auteur part du constat qu’une partie très importante des capitaux disponibles n’est plus investie dans l’activité économique mais employée à des fins uniquement spéculatives, ce qui est rendu très facile par la circulation désormais quasi immédiate de l’information. La globalisation de la vie économique et des capitaux ne permet plus de recourir aux nationalisations pour contrôler ces flux. Cette rupture entre le capitalisme financier spéculateur et l’activité économique réelle a conduit à la crise majeure de 2007-2008. Touraine juge qu’il ne s’agit pas seulement d’un grave événement historique ; c’est la destruction de ce que nous appelons notre société. La rupture entre le monde de la finance et l’ensemble de la vie sociale apparente cette dernière à un pont qui ne prendrait plus appui que sur une seule rive ; à partir du moment où il ne relie plus les ressources et les valeurs, le social perd ses fonctions et sa raison d’être.

Dès lors que le monde créé par l’économie, les sciences et les technologies, mais géré par la finance, s’est dégagé de tout contrôle social, il faut abandonner la notion de société elle-même. Là où beaucoup attendaient la naissance d’une société mondiale, nous assistons au contraire à l’éclatement des institutions sociales. L’unité de l’ensemble était assurée dans la pensée de l’ère préhistorique par un créateur tout puissant, puis dans l’ère historique par l’idée de société, qui rendait interdépendants les mécanismes de sa gestion et de sa transformation. Cette unité ne peut plus être assurée, lorsque chacun de ses éléments s’autonomise en se transformant plus rapidement que ne le peut un Etat prisonnier de ses institutions juridiques. En somme, nous dit-il, la rupture qui s’est opérée entre les ressources économiques et les institutions sociales a jeté ces dernières dans le vide et la politique est la principale victime de cette « fin du social ».

Cette rupture entre la finance, l’économie et la société n’est pas accidentelle. Si son aspect pathologique et le danger qu’elle représente n’apparaissent clairement que maintenant, la séparation s’annonçait depuis longtemps. L’union étroite de la vie économique et de la vie sociale s’était créée dès l’aube des sociétés industrielles. Elle s’est rompue aujourd‘hui, parce que l’économie globalisée devient trop puissante pour être encore contrôlée par des forces politiques ou sociales. Face à l’invasion de la vie sociale par l’économie, qui impose sa logique propre dans tous les domaines de la vie, aussi bien personnelle que collective, d’où peut venir la résistance à la puissance de l’économie globalisée ?

L’avènement du sujet

Pour Touraine, cette destruction fait apparaître en pleine lumière, dégagée de tout cadre social, l’idée de sujet. Si l’idée de société ne peut plus être au centre de l’analyse de la vie sociale, cette place doit être occupée désormais par l’idée de sujet. Touraine affirme pouvoir parler aujourd’hui de la fin du social et des sociétés avec inquiétude certes, mais aussi avec espoir. Il insiste sur le fait « qu’une conscience renouvelée des droits humains fondamentaux – donc de l’égalité, des libertés et de la solidarité – anime aujourd’hui des actions que personne n’a le droit de ravaler à un moralisme et à un « droit-de-l’hommisme » méprisables ».

Le principe central de la société hypermoderne, où nous vivons déjà en partie et qui se développe rapidement autour de nous, n’est donc plus transcendant et ne crée plus un espace sacré – comme c’était le cas avec Dieu, la Nation ou le Progrès. Ce principe central est le sujet, qui émerge enfin des cadres sociaux et culturels auxquels il était identifié dans le monde sacré. Le sujet est par lui-même indépendant de tout sacré et sa conception doit être purement laïque. Et les droits universels du sujet sont au-dessus de toute autorité sociale ; ils doivent être reconnus au niveau le plus élevé, celui d’une Constitution qui énonce les principes fondamentaux qui légitiment les lois.

Qu’est-ce que le sujet ? C’est n’importe qui, en tant qu’individu conscient d’être porteur de droits et reconnu comme tel, au-delà de toute justification et de toute appartenance à une catégorie. Sa présence est positive, elle est une expérience vécue. Le sujet n’est pas présent dans le manque, mais dans l’affirmation de soi, comme un droit qui peut être dénié mais qui ne peut être supprimé. Ce sujet, ce je qui parle, n’est pas un personnage seulement individuel qui s’élèverait au-dessus des émotions comme des traditions ; le je est porteur de droits à la fois collectifs et individuels.

Nous assistons aujourd’hui à la montée dans les esprits et dans les corps, dans la vie publique et dans l’imaginaire, de ce que Touraine nomme l’éthique politique, laquelle n’est plus définie par les besoins de la société mais par les exigences de l’être humain comme sujet. Le sujet ne succède pas au surmoi, mais se substitue à lui. Il ne légitime son existence par rien d’autre que par son propre droit. Il n’y a aucune transcendance dans l’idée de sujet alors que le surmoi, qu’il soit le nom du père, celui de la loi ou celui de Dieu était toujours extérieur au moi et lui imposait des devoirs plutôt qu’il ne lui donnait des droits. Le sujet proclame au contraire que ce qui fonde les droits des êtres humains est leur capacité de former des jugements moraux sans faire appel à aucun principe extérieur.

Quels acteurs sociaux ?

Ainsi, pour Touraine, la seule résistance efficace au règne du profit ne se trouve plus dans la religion ou dans la politique, mais dans l’éthique qui, « dans son principe même, est l’emprise de la subjectivation sur les conduites et sur des institutions qui ne peuvent plus se fonder sur une signification proprement sociale ». Il appelle à séparer le plus nettement possible la dimension universaliste des droits humains fondamentaux de la dimension sociale de la justice et de l’équité. C’est de la société que l’on parle quand on emploie des mots comme justice sociale ou équité, tandis qu’on se réfère au sujet quand on évoque les idées de liberté, d’égalité et de solidarité.

Touraine insiste en même temps sur le déclin spécifique de l’Europe, et en particulier de la France, qu’il formule comme l’absence de volonté et de capacité d’être acteur de sociétés partagées entre la nostalgie du passé et la réduction de l’avenir à une chute perçue comme inévitable. Il ne met pas l’accent sur une crise interne de la société et de l’économie occidentales mais plutôt sur un bouleversement du monde entraîné par l’effondrement de l’utopie occidentale et sur notre attente passionnée de nouvelles références communes à la modernité. « Les Européens se sont identifiés à la modernité au point de confondre celle-ci avec leur propre modernisation, comme s’ils détenaient la modernité si complètement qu’il leur appartenait de la faire pénétrer dans les autres parties du monde ». Or nous assistons aujourd’hui à la fin de cette période de domination occidentale qui aura duré deux cent cinquante ans. Touraine l’énonce avec force : il n’y a qu’une seule modernité, définie par le recours à des jugement universalistes, comme ceux de la raison scientifique et technique et comme ceux des droits universels – qui s’appuient aussi sur les découvertes de la science, laquelle ne reconnaît qu’une seule espèce humaine, que nous appelons le genre humain, et nie l’existence de races. Mais il affirme avec la même force qu’il existe une pluralité de voies de modernisation.

La gravité de la grande crise financière provient moins de ses raisons économiques et financières, si importantes soient-elles, que de l’incapacité des pays occidentaux à faire émerger des acteurs capables de prendre des décisions inspirées par la défense des droits du sujet à tous les niveaux de la vie sociale. La crise que nous vivons depuis la fin du XXème siècle ne pourra être surmontée que par la formation de nouveaux acteurs politiques. Qu’est-ce alors que « faire de la politique » ? Il n’est pas suffisant de dire que les citoyens ont perdu confiance dans la vie politique, car le mal est plus profond. Les citoyens ont bel et bien perdu confiance en eux-mêmes comme citoyens. Ils se sentent impuissants face à des pouvoirs sur lesquels ils ne peuvent exercer aucune influence. A ce pessimisme confus et lâche, Touraine oppose son attachement aux mouvements sociaux, qu’il préfère nommer actions collectives, à condition de donner à l’idée d’action son sens le plus élevé, de défense des individus en tant que sujets.

Le mouvement des femmes

Partant ainsi à la recherche de ces nouveaux acteurs, sa conviction est que les acteurs centraux d’aujourd’hui ne peuvent plus être proprement sociaux. « S’interroger pour savoir quelle est la classe sociale qui tend à remplacer la classe ouvrière n’a plus aucun sens », observe-t-il. Pas plus d’ailleurs que les mouvements humanitaires ou de défense des droits de l’homme, qu’il qualifie de « représentants de l’universalisme occidental ». Les nouveaux acteurs ne peuvent être que globaux, pour s’élever au-delà de tout champ social particulier. Pour lui, pas de doute : le mouvement des femmes occupe une place centrale dans la vie publique de l’ère post-sociale, de la même manière que les luttes ouvrières ont été au centre de la société industrielle et que la souveraineté démocratique et nationale a été le thème mobilisateur dans la période antérieure.

Touraine affirme que ce sont les femmes qui contribuent pour l’essentiel à construire un nouveau modèle culturel, qui donne priorité au rapport de soi à soi sur le rapport de soi au monde à travers le travail, la technique et l’entreprise. Il préfère parler, d’ailleurs, de mouvement des femmes plutôt que de féminisme, qu’il assimile à la seule revendication d’une égalité réelle entre hommes et femmes. « On a voulu que les femmes deviennent les égales des hommes ; ce but n’a pas été atteint, mais ce sont aujourd’hui les hommes qui se rapprochent des femmes », écrit-il. Les femmes, parce qu’elles ont été réduites par la domination masculine à une subjectivité soumise sont les actrices indispensables de la reconstruction de la société. Quand elles assument ce rôle historique, elles sont à la fois les égales des hommes et les actrices par lesquelles s’opère le dépassement de leur situation de dépendance, « elles sont à la fois égales et différentes, alors que les hommes se sont construits comme supérieurs et semblables ».

Parce qu’elles ont été soumises au pouvoir masculin, les femmes sont donc nécessairement les agents principaux du changement global de société qui est en train de bouleverser le modèle occidental de modernisation, élitiste et masculin. Ce changement ne conduit pas à la domination des femmes sur les hommes, mais au dépassement de l’opposition hommes/femmes à travers ce qu’il propose d’appeler une « féminisation de la société ».

Touraine n’hésite pas, en effet, à opposer un mode masculin de modernisation, qui repose sur le creusement des inégalités et des différences, à un mode féminin de modernisation, dont la principale logique est de dépolariser la culture et la société, de mêler et de mélanger ce qui était séparé, jusqu’à créer l’ambiguïté et l’ambivalence. « C’est bien dans la femme que le corps et l’esprit, l’émotion et la raison s’unissent le plus complètement, alors que l’élite dirigeante masculine a si longtemps voulu séparer, opposer, hiérarchiser ces deux dimensions, ce qui enfermait les femmes dans un statut d’infériorité ». La différence que défendent les femmes n’est donc pas celle d’une minorité, comme peut l’être celle des homosexuels ou d’autres groupes. Il s’agit pour elles d’abolir la frontière entre le corps et l’esprit, la raison et le sentiment, donc d’inventer une culture et une vie sociale qui ne soient plus dominées par la répression et ainsi de mener à bien la grande œuvre de reconstruction de la totalité de l’expérience, contre toutes les formes de dualisme et de polarisation.

En attendant les funérailles…

Ce livre témoigne de la profonde cohérence de la pensée d’Alain Touraine. Celui-ci a été le premier à diagnostiquer le passage d’une pure domination économique à une domination culturelle. « Quels sont et seront les acteurs, les tensions et les enjeux des combats sociaux dans ces sociétés où le pouvoir s’étend à tous les aspects de la vie collective ? », écrivait-il dans un de ses ouvrages majeurs Production de la société, publié en 1973. Et il a toujours préféré s’intéresser aux acteurs sociaux, se faisant le chantre de la « sociologie de l’action » (ce fut le titre de sa thèse, publiée en 1965), théorisant les « nouveaux mouvements sociaux » des années soixante-dix (le mouvement des femmes comme les mouvements étudiants, écologistes et régionalistes) et affichant une réelle proximité avec la CFDT d’Edmond Maire. « C’est parce que mon thème central est celui des conflits et non des contradictions, que je me sépare des sociologies critiques de l’ordre constitué » écrivait-il dans le même ouvrage, montrant ainsi ce qui pouvait le séparer d’un Pierre Bourdieu, par exemple.

Touraine continue donc d’attribuer un rôle central au mouvement des femmes, tel qu’il a pu l’observer dans les campagnes victorieuses des mouvements féministes pour l’égalité des droits et pour la parité. Sa position lui semble renforcée par la nature des mouvements qui se forment dans le monde arabo-musulman et ailleurs, dans lesquels la libération des femmes occupe une place centrale. Il a entretenu, en effet, tout au long de sa vie des contacts étroits avec les mouvements de contestation dans les pays d’Amérique latine et, plus récemment, dans les pays où s’est déroulé le « printemps arabe ». Cette connaissance intime lui permet de sortir du cadre de l’hexagone et de proposer une vision globale -en écho à la globalisation financière-de l’avenir. C’est la vraie force de ce livre, même si l’on peut regretter que le monde asiatique, dans toutes ses composantes, lui reste largement étranger.

Mais c’est en même temps sa limite. Il est beau de proclamer la fin des sociétés, mais en attendant leurs funérailles, que fait-on face aux difficultés en tous genres qu’il faut affronter ? Quid de la France, de ses problèmes actuels ? Faut-il continuer à lutter pour un monde meilleur ? Comment pouvons-nous vivre ensemble en 2014, qu’est-ce qui nous rassemble, nous conduit à jouer le jeu de la démocratie ? Faut-il continuer à rechercher des compromis sociaux, pour améliorer ce qui peut l’être ? Ce n’est pas dans ce livre que l’on trouvera des réponses à ces questions. Le résultat est que l’on assiste un peu en spectateurs - et non en acteurs, ce qui est paradoxal au regard de la thèse défendue dans le livre - à cette évolution, à l’avènement du primat des droits fondamentaux en lieu et place du projet de « faire société ».

Au fond, le livre de Touraine fait partie de ceux que l’on range après l’avoir lu dans un coin de sa bibliothèque, en se disant qu’on ne sait pas trop quoi en faire. Mais peut-être que, lorsqu’on le rouvrira dans vingt ans, se dira-t-on qu’il avait vu juste avant les autres.