Les aléas et les opportunités de la vie professionnelle m’ont donné la chance de connaître des natures d’activité très diverses dans le secteur tertiaire (Informatique, organisation, développement, logistique, R&D…), des formes juridiques d’entreprise bien distinctes (société anonyme, société en nom personnel, mutuelle sans intermédiaire, Mutualité Française, filiale de grand groupe, SSII), mais aussi une variété de formes de propriété de capital (sociétariat, capital familial, actionnariat, avec et sans cotation en Bourse…).

Cette pluralité de situations et d’expériences professionnelles m’a donné à lire des modèles de management très différenciés, des pratiques managériales très distinctes. Y a-t-il des critères déterminants, structurants de la façon de manager, qu’il s’agisse d’une entreprise, d’un projet, d’une équipe ? La forme juridique, la taille, la forme de propriété du capital de l’entreprise, l’appartenance ou non à un groupe, le statut de sous-traitant ou de donneur d’ordre sont-ils des déterminants des pratiques des managers ? Essai de réponse au regard de mes propres expériences professionnelles.

Manager en petite et grande entreprise

La première est marquée par la conduite d’un grand projet informatique sur trois ans, sous pression très forte de budget et délai. Management d’équipe de techniciens et d’ingénieurs, pilotage permanent par le délai et le budget, le contrôle qualité ; pas ou peu de temps de respiration, « coups de bourre » dans les périodes de lancement et stress quasi permanent sont les réalités de ce type d’activité. Le statut de l’entreprise, sa forme juridique sont totalement transparents pour les 350 salariés mobilisés sur ce grand projet. Je découvre le management de grand projet avec des équipes techniques, le « just in time » et le « just in cost », bien avant le « lean management ». J’en tire un enseignement majeur : la cohésion d’équipe et la qualité des coopérations et des interfaces sont les clés de la réussite de projets de cette envergure.

Seconde expérience marquée par la création d’un nouveau département « Méthodes et Outils » dans une mutuelle d’assurances niortaise. Trois années de montée en puissance d’une équipe de deux puis trois puis huit personnes en charge des méthodes et outils de conception, développement, test et intégration de nouveaux systèmes de gestion. Je suis prévenu dès le premier jour : « les trois personnes qui ont essayé avant vous ont toutes échoué et rencontré des résistances aux changements de méthodes de travail, les ayant conduit à renoncer ! »

Le challenge est rude mais passionnant. Je suis amené à rencontrer plus de 200 salariés exerçant des métiers différents, jouant des rôles différents, et très peu mobiles. Je fais l’apprentissage de l’écoute, de la patience et de la pédagogie. Je suis vite convaincu que seule la co-construction des nouvelles façons de travailler fera sens. Elle doit s’appuyer sur les compétences existantes, les aspirations des salariés à mieux faire leur travail, sans jamais faire abstraction d’un existant, d’une histoire, d’une culture, et plus simplement des appréhensions et des peurs du changement.

C’est une conviction pertinente et un pari gagnant. Les réticences font peu à peu place à la curiosité, la résistance à toute forme de changement à la contribution puis à l’implication. Au final d’un travail de plus de deux années, nous parvenons à formaliser les règles du jeu, les façons de travailler ensemble, de coopérer. Ce ne sont pas les miennes et ou celles de mon équipe mais les leurs avec notre appui, notre conseil, notre monitorat.

Plus de cinq ans après avoir quitté l’entreprise, à l’occasion d’une visite à mes anciens collègues, j’ai l’agréable surprise de constater que les manuels de méthodes et procédures d’organisation sont toujours là et opérationnels. Avant cette expérience, je ne savais pas réellement ce qu’était le management du changement. Riche découverte dont j’ai tiré un enseignement clé : un changement réussi ne s’impose pas, il se construit pas à pas, non pas contre mais avec les acteurs concernés.

Créateur d’entreprise

En 1992, le mot « start-up » n’était pas encore utilisé pour désigner la création d’entreprise. Tout est à construire de A à Z pour implanter en France une nouvelle société d’assurances. Inutile de se retourner pour trouver un collègue pour vous remplacer, vous êtes l’homme à tout faire pour créer de toutes pièces un système d’information, une organisation, une logistique, un réseau de 10 premières agences sur le territoire national. Une priorité en remplace une autre, un problème un autre, tout est urgent.

Je découvre le management de la création d’entreprise, de la croissance rapide, de la montée en puissance des moyens, des effectifs, dans un souci permanent d’équilibre entre la trésorerie (le nerf de la guerre pendant ces années de lancement) et le développement. Je découvre le management de l’urgence, le caractère capital de l’investissement humain dans une création d’entreprise à côté de l’investissement en capital.

Expérience très riche, mais aussi très éprouvante, d’autant plus que le développement de l’activité ne connaîtra jamais le résultat escompté, conduisant l’investisseur irlandais à se retirer du marché français, précipitant ainsi le dépôt de bilan de l’entreprise. Un autre apprentissage, celui du management de crise. J’ai beaucoup appris de cette expérience et tiré un enseignement clé : l’urgence, la pression permanente, ne riment guère avec sérénité, qualité du management ou management durable.

L’expérience du management dans une multinationale

1995, je n’avais pas encore connu d’expérience internationale. Ce sera chose faite lorsque je prends la responsabilité de directeur de l’organisation, des systèmes d’information et des moyens généraux de la filiale française du groupe bancaire « La CAIXA ». Je partage mon temps entre le siège parisien de la filiale et celui de la maison mère à Barcelone, lieu du pouvoir très centralisé. L’autonomie de la filiale française est relativement réduite, d’autant que 80% des membres du Comité de direction sont catalans. Le directeur que je suis n’est donc pas en position de force. Je fais dans ce contexte l’expérience managériale de la relation « maison mère – filiale », de la centralisation des pouvoirs et des budgets.

Je découvre le management par contraintes. J’ai la mission de concevoir le futur système d’information de la filiale en France et propose pour ce faire trois scénarios en mobilisant les ressources existantes dans l’entreprise et des expertises externes. La maison mère ne retient aucun des trois scénarios et veut m’imposer le sien à partir d’une plate-forme informatique d’une autre filiale à Monaco, ne couvrant que 30% des besoins d’une banque à réseau en France. Deux contre-expertises ne suffiront pas à arrêter la décision unilatérale du siège barcelonais, prise lors d’un comité de direction extraordinaire, sans la moindre discussion, sans la moindre confrontation. Je suis licencié pour divergence stratégique, dispensé de présence physique pendant les trois mois de préavis.

Trois ans après, j’apprends que le projet aura finalement coûté beaucoup plus cher que prévu et surtout plus du double du scénario que j’avais proposé ; 50 millions de francs de l’époque engloutis… « Pourquoi les entreprises prennent de mauvaises décisions ? » Une question et le titre d’un ouvrage de management, et la réponse : « Parce qu’elles ne prennent pas le temps du débat contradictoire, de la confrontation des points de vue ». J’en fais la cruelle expérience. Cette histoire m’aura permis de constater qu’un management très centralisé, vertical, pyramidal, n’est pas synonyme de performance, et peut même être très contre-productif.

Je découvre également dans un tel contexte à quel degré les quelques marges de manœuvre locales dont disposent les managers sont exploitées pleinement. En repartant du travail, de l’activité, des compétences individuelles, un manager peut créer les conditions de la coopération en lieu et place de la compétition, les conditions de la performance en optimisant toutes les ressources dont il dispose. C’est en ces termes que se sont exprimés mes collègues au moment de mon départ précipité de cette banque. Le management de proximité, par le sens, fait encore sens. Rassurant !

Manager dans une PME en forte croissance

Licencié, mais libre ! Poursuite d’une activité de management d’équipe de 200 à 300 personnes ou recentrage sur une activité d’expertise et de consultant me permettant de remettre de « l’intelligence » dans mon travail, le choix n’est pas simple ; le dilemme professionnel a de quoi écourter mes nuits.

C’est finalement une opportunité de développement d’une TPE régionale adossée à une PME nationale qui aura raison de mon choix. Je deviens directeur adjoint d’une SSII, Société de services et d’ingénierie en informatique, spécialisée dans le domaine de la migration industrielle de systèmes en s’appuyant sur des technologies high-tech. Forte et très rapide croissance de marché et d’effectifs, de 10 à une centaine de salariés, pour l’essentiel ingénieurs en informatique. La compétitivité se joue avant tout sur l’innovation, l’avance technologique.

Faire vivre la créativité, la transversalité des compétences et des équipes projets imprime les styles de management : peu de hiérarchie, porte du directeur toujours ouverte, fluidité des relations interpersonnelles, mais aussi management de l’urgence sous la pression de donneurs d’ordre toujours plus exigeants vis-à-vis de leurs sous-traitants.

Mais aussi besoin permanent d’apprendre de salariés très demandeurs d’espaces de mutualisation des savoirs et des connaissances. Pas simple à organiser tant l’équation économique est difficile à résoudre. Mutualiser les savoirs en organisant deux demi-journées par mois d’échanges, de partage d’expériences entre chefs de projets en clientèle et équipes de chercheurs. Deux demi-journées de facturation en moins auprès des clients, donc moins de chiffres d’affaires, de quoi justifier un arbitrage en comité de direction.

Il me faudra beaucoup de persuasion auprès du PDG pour mettre en place ce système de « Knowledge Management » en argumentant sur la forte demande des salariés, l’impact sur le turn-over (très faible puisqu’inférieur à 1%), et le besoin de nos clients de leur apporter toujours plus de valeur ajoutée différenciatrice. Management de l’innovation, de la connaissance, dans des équipes de chercheurs, encore une autre expérience.

La signature de conventions de partenariats avec le monde académique (laboratoires de l’université et d’une grande école du bassin d’emploi) pour créer un pôle d’excellence participe également d’un apprentissage du développement économique et social territorial, de la coopération entre diverses parties prenantes de la construction de valeur. Enfin, passer du statut de TPE à celui de PME de taille moyenne (600 salariés) en trois à quatre années, n’est pas de tout repos. Un apprentissage là aussi, manager le rythme de la croissance, en capitalisant les erreurs du passé.

Des pratiques managériales liées à la taille de l’entreprise et la nature de l’activité

Comment un seul mot « Management » peut-il suffire à désigner des réalités aussi contrastées, des pratiques aussi différenciées ? Si la forme juridique d’entreprise, le mode de propriété du capital, et plus généralement les modalités de gouvernance ont des effets structurants sur le mode dominant de pilotage, de redistribution de la valeur ajoutée, ce sont plus la taille de l’entreprise, la nature de son activité, son degré d’autonomie qui façonnent les pratiques managériales au quotidien, les façons de faire des managers de proximité. Plus la taille de l’entreprise est réduite et plus la décision s’articule autour de l’activité, du métier, du client. A l’inverse des grandes entreprises ou des multinationales où les comités de direction laissent peu de place à l’activité, au travail dans leur ordre du jour.

Pour avoir été membre de quatre comités de direction différents, je puis témoigner de l’affligeante pauvreté des espaces de débats, de confrontation et de l’absence de temps de délibération dans les lieux de décision des grandes entreprises. C’est malheureusement là une constante !

Un engagement professionnel et militant

Je ne pourrais terminer ce tour d’horizon d’expériences et de pratiques managériales sans dire à quel point les acquis de mon expérience syndicale, de mon engagement militant à la CFDT ont été les plus précieux appuis, mes ressources les plus pertinentes tout au long de ce parcours professionnel.

En période de vives tensions, la capacité de recul, de distance et d’analyse d’une situation, la capacité à cerner les mécanismes souvent complexes, permettant de trouver une ou la solution, sont des compétences précieuses. L’expérience de la négociation et de la médiation est fort utile dans la gestion des changements complexes que connaissent toutes les entreprises. La capacité d’analyse, de compréhension des événements, de leur contexte et du pourquoi des postures des acteurs sont autant de facteurs clés d’une maîtrise du changement négocié, accompagné.

L’apprentissage de l’écoute de ceux qui font et pas seulement ceux qui font faire, le souci de l’émancipation des salariés, invités à devenir acteurs de leur trajectoire professionnelle m’ont incité à donner envie à chaque salarié d’identifier lui-même ses espaces d’action, ses marges de manœuvre réalistes, ses propres leviers d’action ou de correction, les conditions « d’apprendre tout au long de la vie ».

Le manager n’est pas un héros, mais il peut aider chaque personne de l’équipe à monter en compétences, à condition de bien vouloir lui donner les moyens pour cela, de l’équiper. Le management participatif (pas celui des livres) mais le management réel de la participation des salariés à la prise de décision, à la construction des règles de gestion et d’organisation est un élément clé de la réussite des projets. Le souci permanent de la reconnaissance de chacun, pas seulement en qualité de salarié mais de personne humaine, avec ses forces, ses faiblesses, ses contraintes mais aussi ses envies en est un autre. Ce qui donne envie d’œuvrer ensemble.

Ni les livres de management, ni les experts et théoriciens du management, ni même les formations en entreprise ne m’ont permis de comprendre cela. Ce sont les acquis de l’expérience syndicale qui me l’ont enseigné mais surtout permis de le concrétiser dans le management quotidien.

Le management, les managers ont beaucoup à apprendre du syndicalisme. Cela aussi est un enseignement clé de cette pluralité d’expériences.