Que faire de l’individu et de ses droits pour construire une société juste ? Cette question initiale, qui fut celle du mouvement ouvrier et du mouvement socialiste à l’aube du 19ème siècle est encore pleinement à l’ordre du jour.

Si cette question est d’abord politique, elle a ses prolongements dans le monde du travail. Cependant, la nouveauté tient au fait que ce sont bien plus les représentants du patronat que les syndicats qui se posent aujourd’hui la question en ces termes. C’est ce qui ressort largement de la lecture de huit ouvrages, publiés en 20132, sur les mutations du travail que nous nous proposons de présenter dans les lignes qui suivent. Si ce passage en revue n’est pas exhaustif de la production intellectuelle sur le sujet, cet article ne se veut pas non plus une critique ou une recension précises de chacun de ces huit livres. Plutôt la tentative de comprendre à travers eux les lignes de force et les réflexions en cours au sujet du travail.

Le travail demain

Dans A quoi ressemblera le travail demain ? qui a reçu le Stylo d’or de l’ANDRH, Sandra Enlart, la directrice générale d’Entreprise et personnel, et Olivier Charbonnier se placent résolument dans le futur.

A partir de ce qu’ils appellent une « job fiction », ils laissent aller leur imagination pour extrapoler des tendances actuelles et mettre en scène les relations de travail aux alentours de 2030.

Pour sa part, Denis Pennel qui est directeur général de la fédération mondiale des services privés pour l’emploi va un cran plus loin. AvecTravailler pour soi, il s’agit pour lui, non seulement d’évoquer l’avenir des relations de travail, mais d’expliquer en quoi l’évolution qu’il décrit est issue de cette révolution individualiste en cours aujourd’hui.

Enfin, dans La fin du salariat, le journaliste Jean-Pierre Gaudard tente lui aussi d’apercevoir le futur d’un travail dégagé de la relation salariale telle que l’a connue la société industrielle jusqu’ici. Ces ouvrages ont en commun quatre traits que nous allons expliquer.

La prise à bras le corps par tous ces auteurs des effets du processus d’individualisation sur les relations de travail est plus féconde pour la réflexion.

Denis Pennel, par exemple, insiste dès le départ sur la différence qui existe entre l’individualisme, qui serait une posture psychologique permanente relativement banale, et l’individualisation. Celle-ci relève plus d’un choix et, partant, d’une tendance « au sein de laquelle chaque individu souhaite affirmer son autonomie, sa capacité d’orienter son action sans être contraint et contrôlé3 ». Cette distinction est importante à un double titre : elle oblige à penser les réponses que l’entreprise souhaite apporter aux individus : « c’est à l’entreprise à s’adapter aux singularités de chaque individu4 » explique Pennel. Mais surtout, elle permet de sauvegarder la possibilité de construire encore des collectifs de travail. S’il s’agit bien de « travailler pour soi » -que l’on peut entendre aussi « travailler sur soi » ou « travailler à l’épanouissement de soi »- à aucun moment, en revanche, ces auteurs n’imaginent que l’on puisse travailler seul. Ces collectifs sont toutefois d’un genre nouveau : épanouissants certes mais transitoires, mouvants, sans cesse recomposés et surtout limités dans le temps. Evidemment, cela heurte notre contrat de travail à durée indéterminée : « Et si la généralisation du CDI n’était qu’une exception, voire une anomalie de l’histoire économique et sociale ? L’apanage d’une société industrielle (…) dans un monde peu concurrentiel5 ? » interroge Denis Pennel. C’est ici qu’interviennent les limites ou l’achèvement de la société salariale. Assumé comme tel ou juste esquissé, la fin du salariat est bien le constat auquel tous ces ouvrages aboutissent.

Pour Jean-Pierre Gaudard, qui en a fait le titre de son opus, « le salariat est le dernier vestige des sociétés hiérarchiques qui nous assignaient un rang social6 ». Ce livre, passé un peu inaperçu début 2013, est pourtant particulièrement suggestif pour comprendre les transformations en cours dans le travail.

Ambivalence de la société post-salariale

Sous nos yeux à peine dessillés, voici l’avènement d’une société post-salariale dont on aperçoit à la fois les opportunités et les désagréments. On touche ici aux deux derniers traits communs à tous ces livres.

A la différence de ce que pouvait imaginer Jeremy Rifkin dans les années 1990, aucun de nos auteurs ne célèbre « la fin du travail » ni, surtout, l’entrée dans une société harmonieuse. Tous imaginent bien que le passage à une société post-salariale ne se fera pas sans déchirement et que l’ancien perdurera dans le nouveau. Mais, selon eux, c’est parce qu’il permettra de résoudre plus de problèmes qu’il n’en créera que ce nouveau monde du travail s’imposera. Evidemment, ces ouvrages mènent une critique, explicite ou non, du modèle social actuel. Celle-ci est connue : les grandes lois sur le CDD et le travail temporaire ont vu le jour dans les années 1970 au même moment que celles qui ont renchéri ou complexifié les licenciements ; Gaudard, tout comme Pennel, expliquent alors que « la tension entre précarité et protection (est le) symptôme de la crise de la société salariale7 ».

L’intérêt de ces lectures réside dans l’honnêteté des auteurs à décrire également les malencontres de la société qu’ils promeuvent. Tous voient bien que la société actuelle se déchire entre salariés protégés de l’administration ou des grandes entreprises qui incarnent le monde ancien, travailleurs indépendants mercenaires et salariés précaires dont les tâches d’exécution ou de service peuvent être externalisées et sont sans cesse soumises à des pressions sur leur coût. Ce sont ces deux dernières catégories qui représentent notre futur. De l’autre, l’armée des travailleurs non qualifiés voués à la paupérisation8 ». Tous insistent sur ce point et sur le fait que « la lutte entre égaux s’annonce impitoyable et sans fin9 ». C’est d’ailleurs là que se loge la supériorité de La fin du salariat ; dans sa capacité à critiquer également cette « idéologie de la classe créative » dont les deux autres ouvrages sont plus ou moins les représentants avec leur apologie des tiers-lieux, du co-working, des espaces « e-cool », etc...

Si la lutte des classes symbolisait la société industrielle hiérarchisée, une sorte de « lutte des places » semble se dessiner dans ce nouveau monde égalitaire où la précarité fait loi. On a alors du mal à comprendre pourquoi cette société serait désormais en passe de s’imposer si elle ne respecte pas mieux que sa devancière ses propres idéaux de justice sociale ?

La réponse tient au fait qu’elle semble apporter beaucoup plus de liberté et respecte de cette manière les aspirations des individus. Ceux-ci recombinent alors leur rapport au travail pour faire droit à de nouveaux besoins : épanouissement dans ou à côté du travail, chevauchement des différentes activités qui les définissent, etc... Ces trois livres insistent ainsi, c’est notre dernier point, sur la disjonction entre le travail qui rémunère et l’activité qui épanouit.

Démocratie contre capitalisme

S’ils sont plus ou moins convaincants dans leurs descriptions du monde de demain, il n’en reste pas moins que ces auteurs mettent le doigt sur deux traits essentiels de la société contemporaine qu’il nous faut évoquer avant de passer aux autres ouvrages sur le travail.

Ce n’est pas tant le mode de production capitaliste qui affecte le travail mais bien le développement de la démocratie : le processus d’individualisation a repris son cours et nous oblige à penser d’une nouvelle manière le rapport des salariés à leur travail ou tout simplement le rapport des individus ou labeur. C’est le second point intéressant de ces lectures : le doute instillé sur la valeur du travail : « Le salariat, c’est une forme marchande de l’activité. Pour certains aujourd’hui, par un renversement des valeurs, c’est devenu un simple moyen d’accès à des droits sociaux et il n’appelle pas plus d’investissement que cela. Le salariait va être de plus en plus confronté à la concurrence de l’activité10 ».

Ces deux idées entrent en contradiction avec la plupart des propos tenus dans les cinq autres livres. Ceux-ci s’intéressent avec plus ou moins de bonheur à la question de la centralité du travail dans l’existence humaine et donc au rapport de celui-ci avec les promesses d’émancipation.

Travail, comment ça va avec l’émancipation ?

Commençons par écarter deux ouvrages qui malgré quelques bonheurs d’écriture n’apportent rien de nouveau à notre questionnement : la Philosophie du travail de François Dagognet, qui partant d’une définition canonique et désincarnée du travail (« C’est l’action intelligente de l’homme sur la matière dans un but précis de satisfaction personnelle » - Proudhon), retrace une histoire philosophique assez convenue ; et Le travail – gagner sa vie à quel prix ? de Lars Svenden qui reconduit sans originalité l’idée de la centralité du travail pour les êtres humains.

Tout autre sont les trois derniers ouvrages de notre liste. Saluons pour commencer l’effort de réflexion théorique ancrée dans des expérimentations de terrain qu’a fait la CGT avec Pour quoi travaillons-nous ? Ce livre est l’aboutissement bienvenu d’un profond travail de redéfinition des priorités d’une organisation syndicale qui avait sans doute trop oublié les promesses de son nom : la Confédération Générale du… Travail. S’il est à nouveau possible de « concevoir le travail comme ciment de l’activité syndicale11 », c’est aussi parce que la sortie « du taylorisme et du fordisme qui ne laissaient au syndicat qu’une contestation possible, celle concernant les salaires, mais absolument jamais celle concernant l’organisation du travail, domaine réservé aux patrons12 », rouvre la question de l’émancipation. Cette notion traverse tout le livre.

Société de consommation

Ces réflexions sur l’émancipation rejoignent largement celles de Pierre-Yves Gomez qui, dans Le travail invisible, enquête sur une disparition, cherche à comprendre en quoi les phénomènes de financiarisation tendent à rendre le travail « invisible » aux yeux du haut management. Celui-ci a les yeux rivés avec envie sur le mode de vie et de rémunération des financiers et perd de vue ce qui fait le sens de l’économie réelle et la matérialité du travail. A l’aide de la figure d’Hannah Arendt mais plus encore celle de Simone Veil qui l’incline vers une nouvelle forme de personnalisme, Gomez plaide pour un nouveau management fait de sens, de gratuité et même de gratitude envers ceux qui travaillent.

Cet essai « à la française » est à la fois très suggestif -sans doute l’un des meilleurs ouvrages de 2013- et extrêmement globalisant. L’auteur jongle entre les continents et les notions avec une culture et une vivacité d’esprit qui laissent tantôt ravi tantôt pantois. Retenons néanmoins deux aspects qui font écho aux préoccupations de cet article. Gomez ne partage pas l’enthousiasme pour la fin du salariat et l’avènement de l’activité que nous avons décrit plus haut. Il n’y croit même pas. Pour lui, le monde du travail tel qu’il s’offre à notre compréhension n’est pas le fruit d’un processus social ancré dans l’évolution du monde démocratique. C’est bien plutôt l’enfant monstrueux de la financiarisation amorcée subrepticement au début des années 1970. On pourrait lui objecter, puisque les dates concordent, que cette libéralisation a peut-être été la mise en forme économique d’un processus social ou politique souterrain à l’œuvre dans le monde démocratique moderne.

Cet économisme sur fond de valorisation chrétienne du travail est sans doute la limite de son ouvrage. Pourtant, le fait de ne pas épouser les thèses contraires, dont nous avons parlé, lui permet une critique radicale de la société radieuse que celles-ci promeuvent.

L’émancipation du travail par les uns se paie nécessairement d’une contrainte exercée sur le travail des autres. Ce qui est rarement reconnu. Dit autrement, la société de l’activité ou de l’autonomie individuelle, de l’émancipation personnelle ou des loisirs est une société de consommation et de travail invisible : pour que l’individu s’épanouisse au travail ou hors du travail, il faut que d’autres personnes travaillent pour lui procurer les objets matériels ou culturels de son épanouissement.

Les valeurs du travail

C’est là qu’intervient l’apport du dernier ouvrage dont nous parlerons : Réinventer le travail de Dominique Méda et Patricia Vendramin. A partir d’une grande série d’enquêtes européennes, les auteurs se penchent sur les attentes que les individus placent dans leur travail.

On connaît les polémiques qui ont accompagné la parution, en 1995, du livre de Dominique Méda Le travail, une valeur en voie de disparition. Si celle-ci s’en est expliquée en 2010 dans la préface à la réédition de son ouvrage en Poche, c’est ici l’occasion pour elle de revenir, à l’aide d’un matériau qualitatif et quantitatif, sur l’idée que le travail a perdu son sens univoque. En cela, il est bien cette valeur dont la toute puissance est en voie de disparition… Les auteures ne dessinent pas le monde futur du travail. Pourtant, elles montrent bien que celui-ci a explosé et que coexistent désormais des aspirations plurielles : alors que des attentes immenses sont portées sur le travail, celles-ci se heurtent aux promesses non tenues en termes, notamment, de qualité de vie ou d’autonomie : elles notent que « les Français sont ceux qui accordent le plus d’importance au travail et qui souhaitent se réaliser au travail, mais aussi ceux qui veulent lui consacrer moins de temps13… ». Les femmes et les jeunes principalement redéfinissent leur rapport au travail. Ils font coexister, à côté de la nécessité d’obtenir un revenu (« orientations extrinsèques, matérialistes ou instrumentales du travail »), celle de développer des activités, éventuellement salariées, en conformité avec des aspirations plutôt post-matérialistes leur permettant d’exprimer leur individualité. En cela, Réinventer le travail, c’est permettre à chacun de lui donner la place qu’il souhaite réellement lui accorder.

1 : On pense ici, entre autres, à Danièle Linhart Travailler sans les autres (Seuil 2009), Yves Clot Le travail à cœur, pour en finir avec les risques psychosociaux (La découverte 2010), Francis Ginsbourger Ce qui tue le travail (Michalon 2010), Vincent de Gaulejac Travail, les raisons de la colère (Seuil 2011), François Dupuy Lost in management (Seuil 2011) ou encore Christophe Dejours La panne (Bayard 2012).

2 : Ces huit ouvrages sont : Le travail de Lars Svendsen (Autrement), Philosophie du travail sous la direction de François Dagognet (Encre marine), A quoi ressemblera le travail demain ? de Sandra Enlart et Olivier Charbonnier (Dunod), La fin du salariat de Jean-Pierre Gaudard (Bourin), Pour quoi nous travaillons ? de la CGT (L’Atelier), Travailler pour soi de Denis Pennel (Seuil), Le travail invisible de Pierre-Yves Gomez (Bourin) et Réinventer le travail de Dominique Méda et Patricia Vendramin (Puf).

3 : Travailler pour soi, page 27

4 : Idem, page 120

5 : Idem, page 82

6 : La fin du salariat, page 2

7 : Idem, page 21

8 : Idem, page 56

9 : Idem, page 24

10 : idem, page 30

11 : Pour quoi nous travaillons, page 39 (Yves Bongiorno)

12 : Idem, page 39

13 : Réinventer le travail, page 95